Le 29 janvier dernier, dans le cadre d’un meeting grandiose dans l’enceinte du Centre d’exposition international de Kiev, le président Petro Porochenko a annoncé son intention de briguer un deuxième mandat. L’équipe du président a tout fait pour que l’événement ne ressemble absolument pas à celui organisé par Ioulia Tymochenko, qui a eu lieu la semaine précédente dans la capitale. L’administration présidentielle a préféré le Centre international plutôt que le Palais des sports, sur la rive gauche du Dniepr, pour bien se démarquer de la principale concurrente du président.
En deux jours, l’une des plus grandes salles du centre a été rapidement équipée d’une grande scène, d’écrans, de portiques pour les projecteurs. Curieusement, Porochenko se représente, mais en tant qu’indépendant, comme s’il ne tenait pas à être associé à son propre parti, le bloc qui porte son nom. Et lors de cette célébration, il faut qu’il démontre deux choses : qu’il dispose d’une équipe sérieuse autour de lui et qu’il est soutenu par l’élite intellectuelle actuelle.
C’est pourquoi, au Centre international ce soir-là, se retrouvent des peintres, des écrivains, des critiques littéraires, des musiciens, des réalisateurs et des acteurs. Pour plaire aux jeunes, la présidence est allée encore plus loin – Alyona Alyona, la toute jeune rappeuse ukrainienne, a été invitée.
Voilà pour “l’élite”. Pour faire la preuve de son “équipe unie”, le procureur général Iouri Loutsenko est présent, ainsi que tout le Conseil des ministres, le président du Parlement et ancien combattant du front Andriy Paroubiy. Le maire de Kiev, le célèbre champion de boxe poids lourd Vitali Klitschko, lui, s’est excusé, étant subitement parti se faire soigner dans un hôpital en Autriche.
Le secrétaire du Conseil national de sécurité Oleksandr Tourtchynov est là aussi, de même que le ministre de l’Infrastructure Volodymyr Omelian et le vice-Premier ministre Vyacheslav Kirilenko. D’autres invités prestigieux ont également pris place, comme le métropolite Épiphane, l’ancien président Viktor Iouchtchenko et le chef d’état-major Viktor Moujenko.
Au son de la nouvelle marche des forces armées
Le chanteur Taras Tchoubaï monte sur scène avec sa guitare. Sans un mot d’introduction, il commence à entonner un chant lyrique et guerrier. Ensuite, il est rejoint par ses collègues Foma, du groupe Mandry, Ivan Lenio, de Kozak System, Taras Kompanitchenko. Tous les quatre entonnent alors la nouvelle marche des forces armées ukrainiennes. Tout le public se lève.
Pendant la prestation des artistes, sur les grands écrans sont diffusées des images des réussites de Porochenko : la décentralisation, la suppression des visas pour les touristes ukrainiens qui désirent se rendre en Union européenne, le “tomos” [document par lequel le patriarcat de Constantinople entérine la création d’une Église orthodoxe ukrainienne indépendante du patriarcat de Moscou]… Les musiciens quittent la scène. Une courte vidéo répète deux messages : “2019, Porochenko ou Poutine ?” et “2024 – L’Ukraine va demander à intégrer l’UE”.
Et discrètement, Petro Porochenko monte à la tribune. Le président porte un costume sobre bleu foncé, complété par une cravate jaune et bleu [les couleurs nationales]. Pendant quarante minutes, il parle de l’impossibilité de se détourner de la route qui conduit l’Ukraine vers l’UE, il revient sur l’agression russe et promet de déclarer la “guerre à la misère”.
“On n’a pas le droit de s’arrêter à mi-chemin. La mission de notre génération est de mener jusqu’à son aboutissement la construction d’un État ukrainien fort”, lance-t-il, avant de conclure sur un ton vibrant, presque messianique :
C’est un profond sentiment de responsabilité face au pays, face à nos contemporains, face aux générations passées et futures, qui m’a poussé à prendre la décision de me représenter au poste de président de l’Ukraine.
L’importance de l’orientation vers l’UE et l’Otan
Se succèdent alors les ténors de l’entourage présidentiel. D’abord le Premier ministre Volodymyr Groysman, qui vante les accomplissements de son gouvernement, la décentralisation, la réforme de l’éducation, de la santé, des infrastructures. Il est évidemment là pour montrer à quel point l’équipe gouvernementale est unie autour du président. Malgré son hospitalisation, Klitschko ne peut pas échapper complètement à l’événement. Pour éviter un conflit ouvert avec le président, le maire de Kiev a enregistré un message en vidéo depuis l’hôpital.
Le procureur général Iouri Loutsenko ne rate pas non plus l’occasion d’épauler son camarade, bien que, en tant que procureur, il ne puisse pas théoriquement se livrer à de la propagande politique. “La loi m’interdit de soutenir le candidat à la présidentielle, rappelle-t-il d’ailleurs, mais je ne vais pas le faire. Alors, pourquoi suis-je là ? Pour vous convaincre que l’Ukraine, à la différence du ‘Mordor’ [surnom donné à la Russie par les combattants et les activistes ukrainiens, référence à la terre des ténèbres dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien] du Nord, a droit à des élections libres et démocratiques.”
Il souligne l’importance de l’orientation vers l’Union européenne et l’Otan, dénonçant au passage le “Nouveau cap” mis en avant par la campagne de Ioulia Tymochenko. Puis le procureur général en appelle aux gens qui connaissent des difficultés matérielles au quotidien et pourraient se laisser tenter par les “avances du Kremlin” :
“Mes chers amis, nous savons tous comment nous vivons difficilement, déclare-t-il avec émotion, lui dont l’épouse est venue au meeting avec un sac à main Valentino d’une valeur de plus de 3 000 dollars. Vous pouvez me croire ou non, mais dans les cinq ans à venir, l’Ukraine va devenir membre de l’Otan et de l’UE, et ça, c’est l’objectif majeur de quiconque veut vivre dans un pays libre et riche.”
Comme une réunion des Jeunesses communistes
Peu à peu, la présentation de Petro Oleksiyevitch [Porochenko] se met à ressembler à une réunion des Jeunesses communistes d’antan. Des chefs d’entreprise affirment qu’à terme l’Ukraine lancera un jour des fusées dans l’espace et la représentante de l’industrie agroalimentaire, Iryna Kostiouchko, raconte comment, dans un village voisin de chez elle, près de Jitomir, on vit mieux depuis que l’Ukraine est entrée dans l’OMC.
Et même si Porochenko ne veut pas ressembler à Tymochenko, son meeting se termine comme celui de son adversaire. Les fans du président en exercice, brusquement, déferlent sur la scène pour une séance de selfies.
Presque un an s’est écoulé depuis avril 2018, quand, pendant une intervention télévisée, Petro Porochenko a prononcé la formule qui est aujourd’hui à la base de son positionnement public en tant que candidat. Il avait alors martelé : “L’armée défend la terre ukrainienne. La langue défend le cœur ukrainien. L’Église défend l’âme ukrainienne”, ce que l’on retrouve, raccourci en trois mots sur les panneaux d’affichage et les écrans : “Armée, langue et foi”.
C’est à cette période qu’en parallèle ont démarré deux campagnes : la première pour l’obtention du “tomos” du patriarcat de Constantinople sur l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne, une campagne ostentatoire et bruyante, et l’autre, discrète, qui avait pour objectif de présenter Porochenko dans le rôle de l’unique défenseur de l’État. Et c’est dans le cadre de cette deuxième campagne qu’a été formulé ce slogan : “Armée, langue et foi”. Trois mots censés incarner la vision du pays sur laquelle travaille le président depuis cinq ans : armée (la force), langue (la composante nationale), et la foi (indépendance vis-à-vis de l’Église de Moscou).
Quand il est monté sur la scène le 29 janvier, le président sortant devait en outre proposer une vision d’avenir. Ce qu’il a fait. On peut ainsi résumer sa présentation de quarante minutes par une formule simple : “Si ce n’est pas Porochenko, c’est Poutine. Si c’est Porochenko, c’est l’Otan et l’UE.”
Une formule d’une simplicité idéale, qui vise à regrouper les principaux concurrents de Porochenko sous une seule étiquette, celle du revanchisme, du populisme et de l’autoritarisme russes. Voilà ce qu’a essayé de dire le président : tout ce qui n’est pas Porochenko est la “main du Kremlin”, les populistes, les futurs dictateurs qui avancent masqués, et les revanchistes russes, encore et toujours eux.
L’intégration à l’UE et à l’Otan coûte que coûte
La seule solution pour échapper à ce danger d’une “revanche russe totale”, c’est l’entrée pleine et entière de l’Ukraine dans l’Otan et l’UE. Est-il besoin de préciser que selon la logique du président et de sa présentation, seul Porochenko est capable de permettre au pays d’atteindre cet objectif ?
Ainsi Porochenko a-t-il inlassablement dressé la liste de tout ce qui avait déjà été réalisé. Et, en s’appuyant sur ces réussites, sur sa capacité présumée à surmonter le manque de confiance, à réaliser l’irréalisable, à aboutir à ce que personne n’avait fait jusque-là, Porochenko propose de croire en la réalisation d’un autre but “irréel” de plus.
D’ici 2024, nous ferons une demande d’intégration dans l’UE, nous allons réussir, et nous commencerons à mettre en œuvre un plan d’action pour entrer dans l’Otan.
Apparemment, la campagne électorale du président se concentre sur l’électorat de l’ouest et du centre du pays. Car même en cette cinquième année de guerre avec la Russie, il est difficile de vendre à l’est et au sud l’idée d’une intégration définitive dans l’Otan et l’UE. Il semble que Petro Porochenko soit parfaitement conscient du caractère irréalisable de ce projet. Sans doute le calcul est-il le suivant : plutôt que de rassembler le pays avec un slogan qui parle à tous, il est beaucoup plus simple, à l’aide de la rhétorique euro-atlantique, de récolter 12 à 15 % des voix nécessaires pour se retrouver au second tour…
Il faut alors faire comprendre à cet électorat potentiel que lui seul peut réussir, lui seul ne représente pas un danger, que lui seul travaille, alors que les autres l’en empêchent. Et donc qu’il n’y a pas de place pour un “Nouveau cap”, car “nous suivons déjà notre propre cap, toujours plus loin de Moscou !”.
Roman Romaniouk & Roman Kravets
Le journal en ligne “Vérité ukrainienne”, a été créé en 2000 par le journaliste Guéorgui Gongadzé, assassiné au cours de la même année alors qu’il enquêtait sur la corruption au sein du pouvoir. Le titre, qui traite de sujets exclusivement nationaux
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