C’est un rendez-vous à quatre qu’ont imposé Emmanuel Macron, la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à Xi Jinping, mardi 26 mars. Il avait pour objectif d’enfoncer le clou de la nouvelle charte stratégique adoptée en mars par la Commission pour « clarifier » les ambiguïtés de la Chine et de son vaste programme de « nouvelles routes de la soie » à travers la planète. Pékin y est notamment décrit comme « un rival systémique soutenant des modèles alternatifs de gouvernance » et « un concurrent économique en quête de leadership technologique ». Le plan d’action qui en est tiré a été présenté au Conseil européen, à Bruxelles, les 21 et 22 mars.
Qu’une telle mise au point se fût imposée renseigne sur le grand décentrement que produit la « Belt and Road Initiative » (BRI), selon l’appellation en anglais, sur les règles, les valeurs et les vérités européennes. La visite de M. Xi en est l’incarnation. Il s’est vu offrir sur un plateau, par le gouvernement populiste de sensibilité anti-européenne dirigeant l’Italie la victoire hautement symbolique du premier protocole d’accord sur la BRI jamais signé par un pays du G7. Et ce dans le contexte d’une Europe en plein divorce avec le Royaume-Uni.
Processus de « sino-mondialisation »
Car la Chine est passée maître dans l’art de… dérouter. Dans La Chine e(s)t le monde (Odile Jacob, 298 pages, 23,90 euros), l’ouvrage qu’ils consacrent à ce qu’ils appellent le processus de « sino-mondialisation », Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque soulignent le côté « délibérément flou et confus » du projet, « mis en œuvre avec une stratégie planifiée mais incrémentale. La première étape, écrivent-ils, c’est une offensive de charme lancée par une multitude d’acteurs qui vantent les bénéfices de la BRI », au gré d’une « diplomatie des sommets, des rencontres et des conférences BRI bien rodée ». Dans ces instances, « les éléments de langage utilisés reviennent en boucle : complémentarité, gagnant/gagnant, responsabilité, communauté de destin, nouvel ordre international responsable, non-ingérence, apprentissage mutuel »…
Pour la Chine, il s’agit de rallier le plus grand nombre de signataires au sein de l’Union européenne (plus d’une douzaine avec l’Italie) pour mieux diluer les règles du jeu européennes – surtout en matière d’investissements ou d’accès aux marchés publics. Selon les auteurs de La Chine e(s)t le monde, cet hyperactivisme doit être interprété à l’aune du concept du huayuquan (le « droit à la parole » ou « pouvoir du discours ») formulé par les théoriciens du Parti communiste chinois. Ces derniers « estiment que la domination mondiale est pour partie l’effet d’une emprise exercée sur le discours public », écrivent-ils. « C’est en imposant ses mots d’ordre sur la scène mondiale que la Chine parviendra à la prééminence. »
De simples « pensionnats » accueilleraient des Ouïgours heureux de pouvoir renforcer gratuitement leurs compétences sur le marché du travail
Cette stratégie de l’ambiguïté est largement pratiquée sur la question des droits de l’homme, réduite depuis toujours par la Chine à une divergence idéologique – et donc lexicale : ces droits « bourgeois » ne sont, selon elle, qu’un outil de pression à son égard. Elle leur préfère la défense, par la seule magie de leur formulation et de sa croissance robuste, des « droits économiques ». Cette différence rhétorique a pris un tour obscène dans le traitement de la minorité ethnique ouïgoure du Xinjiang. Pour la propagande chinoise, de simples « pensionnats » accueilleraient des Ouïgours heureux de pouvoir renforcer gratuitement leurs compétences sur le marché du travail. Pour les observateurs extérieurs, une politique d’internement extralégal est appliquée à une échelle massive, avec des conséquences dévastatrices sur les droits fondamentaux.
L’ambiguïté stratégique est enfin au cœur du « nouveau type de relations internationales » auquel aspire la Chine de Xi Jinping. La Chine, explique Alice Ekman, de l’Institut français des relations internationales, est engagée dans « un plan d’action postalliance – s’opposant comme elle ne l’a jamais autant fait au « système des alliances » européo-américain pour lui préférer des « partenariats » dans le cadre de ses « routes de la soie » – d’abord économiques, mais dotés ensuite souvent, en Afrique et en Asie, d’une « composante de sécurité et de gouvernance », sous forme d’exercices militaires conjoints, de programmes de formation, de ventes de drones et autres équipements, ou encore de packages technologiques de sécurisation des villes au moyen de l’intelligence artificielle, les « smart cities ».
De « nouveaux amis »
Or, précise la sinologue, qui termine la rédaction d’une étude sur le sujet, « tous les pays seraient les bienvenus dans ce système de partenariats avec la Chine, y compris les alliés des Etats-Unis ». A la Russie et à d’autres non-alignés ou vieux amis de Pékin (Pakistan, Algérie, Laos, Cambodge…) s’ajouteraient de « nouveaux amis », gagnés par les largesses chinoises (Serbie, Népal, Equateur…). « Le système d’alliance est formel, mais la Chine propose de l’informel. Elle n’a pas d’alliés, mais un “cercle d’amis”, l’une des nouvelles expressions de Xi Jinping, précise Mme Ekman. On verra donc des alliés des Etats-Unis tentés de se rapprocher d’elle dans le cadre de ces nouveaux partenariats, sans avoir à quitter le système d’alliance avec les Etats-Unis, mais suscitant des frictions avec ceux-ci. »
Le résultat, dit la sinologue, conduit à une « nouvelle polarisation du monde », que pourrait faciliter le recul prévisible de l’interdépendance économique entre les Etats-Unis et la Chine dans le sillage des tensions géostratégiques avec Pékin, dont Bruxelles, Paris, Berlin et Washington font état, désormais ouvertement. Mais, au lieu d’une guerre froide qui oppose de deux blocs, il s’agirait d’une « repolarisation floue » du monde. A la mode chinoise.
Brice Pedroletti