Pointées sur le présentateur, les caméras de télévision cadrent en même temps Caracas, étendue au pied d’El Avila, montagne à mi-pente de laquelle a été planté le studio improvisé. L’animateur du show vient de faire s’esclaffer l’assistance en rappelant comment il a réussi à faire chanter — « faux, il chante vraiment très mal ! » — Fidel Castro dans un de ses programmes précédents. Poétique, il évoque le Guatemala, puis le libertador Simón Bolivar, chantonne, interroge ses invités — parmi lesquels une brochette de ministres —, dialogue en duplex avec une modeste téléspectatrice dont il prend congé après un tendre : « Hola, ma vie, je t’envoie un baiser »… Son aisance ferait pâlir de jalousie n’importe quelle vedette du petit écran. Il n’a pourtant rien d’un professionnel. Il s’appelle Hugo Chávez, président de la République bolivarienne du Venezuela.
Ce 17 mars, pour la 100e de son émission dominicale « Aló, Presidente ! », il se surpasse : communications satellite avec les présidents guatémaltèque, dominicain et cubain — « Bon, Fidel, si on ne se voit pas ces jours-ci, on s’appelle… Hasta la victoria, siempre ! » —, expédie une volée de bois vert à la presse, avant de terminer par un menaçant : « Et je donne un conseil à ceux qui veulent me déstabiliser : je sais combien ils sont et combien ils pèsent après le déjeuner ! » Des rangs d’une assistance totalement acquise s’élève une ovation : « Ils ne reviendront pas ! Vive notre comandante ! »
Le « comandante » en fait sans doute trop : six heures trente-cinq d’antenne, sans discontinuer. Mais il estime ces grand-messes nécessaires pour maintenir un contact direct avec les exclus, les pauvres et les forces de gauche qui constituent sa majorité.
Chez les escuálidos [1] de La Castellana, Altamira, Palos Grandes, Las Mercedes — le Neuilly caraqueño —, on enrage : « Ce type est un démagogue, un populiste, un fou furieux ! » Dans le meilleur des cas, on lui accorde que, certes, ceux qui l’ont précédé ne valaient guère mieux. « Mais il mène le pays à la ruine. » Avant de l’exécuter sommairement : « De toute façon, sa place n’est pas à la présidence. Un militaire ne sait faire que deux choses : obéir ou commander ! » Au sein de la caste constituée par l’oligarchie, la finance et les classes moyennes, on hait cet intrus. Avec sa peau sombre et sa gouaille, il ressemble à un chauffeur de taxi, un portier d’hôtel, un déshérité des ranchos, un buhonero [2]. Seulement, c’est précisément parce qu’il ressemble au peuple des profondeurs qu’il occupe Miraflores (le palais présidentiel).
Ce lieutenant-colonel de parachutistes tenta par un coup d’Etat, en février 1992, de mettre un terme à trente années d’hégémonie des partis Action démocratique (AD, social-démocrate) et Copei (démocrate-chrétien). Ceux-ci avaient alors, dans ce pays producteur de pétrole, entraîné 80% des Vénézuéliens au-dessous du seuil de pauvreté. Emprisonné puis libéré, le rebelle a accédé démocratiquement au pouvoir en décembre 1998. Approuvée par référendum en décembre 1999, une profonde réforme de la Constitution a précédé sa réélection, le 30 juillet 2000 [3]. En somme, M. Chávez a triomphé et le Venezuela, pacifiquement, a changé de mains.
Depuis, le gouvernement mène une révolution atypique : « Elle n’est ni socialiste ni communiste, car dans le cadre du capitalisme, mais radicale et induisant de profonds changements de structure économique », explique le ministre de la présidence, M.Rafael Vargas. Provoquant de forts boutons de fièvre à Washington, Caracas entend également promouvoir une politique pétrolière permettant de maintenir les prix du brut au-dessus de 22 dollars le baril, à travers la revitalisation de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Et multiplie les déclarations contre la mondialisation néolibérale et en faveur d’un monde multipolaire, en opposition avec la prétention hégémonique des Etats-Unis.
Une course d’obstacles
Reste qu’une chose est d’annoncer la naissance d’un nouveau pays, une autre de procéder aux changements. « Il n’y a pas de travail, pas de progrès », se plaint à Valencia un laissé-pour-compte, observant que le chômage n’a en rien diminué. Dans un bidonville baptisé Marizabel de Chávez (du nom de la femme du président), un grand type exhale son vague à l’âme : « La seule chose que je sais faire, c’est chaparder. Mais ici, je ne vois vraiment pas qui je pourrais voler… »
Barrio Alicia Pietri de Caldera (du nom de la femme du président précédent !) : les privilégiés gagnent 84 000 bolivars par quinzaine (84 euros) comme vigiles privés, seule activité économique en expansion. Comme partout ailleurs, le salaire minimum stagne autour de 158 euros, quand 240 sont nécessaires pour nourrir une famille de cinq personnes [4]. Et même les initiatives les plus généreuses du gouvernement semblent patiner. « L’école bolivarienne fonctionne, témoigne une mère de famille, il y a même une cantine gratuite, comme prévu, pour les trois repas des enfants. Mais ils viennent de la fermer parce qu’ils n’ont plus d’argent pour payer les fournisseurs. »
Le roi Chávez est souvent nu. Forgé dans l’urgence pour gagner les élections, son Mouvement pour la Ve République (MVR) ne dispose pas de structures fortes. Dans la perspective de la victoire, sont venus s’y agglutiner des « chavistes » convaincus, des révolutionnaires, mais aussi, espérant prébendes et bénéfices, des membres des anciennes formations politiques, des opportunistes de tout acabit. Idem pour les partis alliés — Mouvement vers le socialisme (MAS), Causa R, Movimiento 10 de Mayo, les maoïstes de Bandeja Roja ou le leader de Patrie pour tous (PPT), M. Pablo Medina [5]. Un jour ou l’autre, pour prix de leur collaboration, ils viennent présenter la facture au président. D’où de multiples revirements, ruptures, démissions, limogeages suivis de passage à l’ennemi, donnant le sentiment d’un pouvoir fonctionnant dans une permanente improvisation.
Course d’obstacles similaire dans l’appareil d’Etat et l’administration, gangrenés par quarante années de clientélisme. Les ministres ou les quatorze gouverneurs « chavistes » ne peuvent compter, au sein de leurs institutions, pour mener les réformes, que sur quelques fonctionnaires de haut rang. « Nous n’avons pas pratiqué la chasse aux sorcières, on assure le changement avec les gens du passé, militants d’AD ou du Copei dans leur majorité. » Cette armée de cadres intermédiaires et d’employés freine les programmes, sabote les projets, paralyse le transfert des ressources dans les municipios. « Modifier de telles structures est lent, on ne peut pas renvoyer tout le monde, grimace dans la chaleur torride de Puerto Ayacucho (Amazonas) M. Diogenes Palau, secrétaire général du gouvernement local, confronté aux mêmes difficultés. Cela ne peut se faire que pas à pas. »
C’est donc sur deux piliers que M. Chávez doit s’appuyer pour contourner les structures qui lui demeurent hostiles : l’armée, dont il est issu, colonne vertébrale de l’Etat, et la population non organisée qui l’a porté au pouvoir. En avril 2001, lorsqu’il appelle à la formation de « un million de Cercles bolivariens » pour le soutenir, des dizaines de milliers de Vénézuéliens, chacun dans sa rue, son quartier, sa barriada [6], répondent avec enthousiasme. Par groupes de sept à quinze personnes, ils discutent de la définition du futur, de leur vie, des besoins les plus essentiels, immédiatement répercutés auprès des autorités concernées. « C’est le moyen d’obtenir que les ressources arrivent dans le secteur, explique-t-on à la coordination des Cercles bolivariens du municipio de Sucre, dans l’est de Caracas, alors qu’auparavant une minorité de politiciens dirigeait à sa guise le destin de la communauté. »
Sur présentation de projets, et à travers les organismes adéquats — Banque du peuple, Banque des femmes, Fonds de développement de la micro-entreprise, Fonds intergouvernemental pour la décentralisation (Fides), etc. —, l’Etat a commencé à doter ces structures de fonds non négligeables. L’opposition se déchaîne, les accusant d’être une « force de choc » au service d’un projet totalitaire, des nids de « talibans » que d’incessantes bolas(rumeurs) prétendent armés jusqu’aux dents par le gouvernement. Chez les intéressés, on hausse les épaules : « Regardez, il n’y a ici que des personnes pacifiques s’activant pour le bénéfice de la communauté. » Etant entendu que quelques militants radicaux se montrent moins accommodants : « On va être clairs. Les hommes et les femmes de ce processus sont décidés à le défendre. Pacifiquement. Mais aussi autrement si c’est nécessaire. »
Déstabilisation économique
Concentrés sur leurs petits calculs, leurs intérêts mesquins, les escuálidos se sont étouffés quand, le 13 novembre 2001, radicalisant la révolution, M. Chávez a signé la loi des terres, la loi de la pêche et la loi sur les hydrocarbures (lire l’encadré ci-dessous). Le 10 décembre, pour protester contre ces « atteintes au libre marché »,l’organisation patronale Fedecámaras, dirigée par M. Pedro Carmona, lance une grève générale soutenue par… les médias et la Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV). Organisation corrompue, courroie de transmission d’Action démocratique, la CTV a négocié pendant des années les contrats collectifs avec les patrons, vendant son âme et ses affiliés en échange de quelques pourboires substantiels pour ses dirigeants. Le gouvernement dénie toute représentativité à son secrétaire général, le social-démocrate Carlos Ortega, qui, le 25 octobre précédent, s’est proclamé vainqueur des élections destinées à renouveler la direction syndicale, au terme d’un scrutin marqué par la violence et les irrégularités.
Le 5 mars 2002, ce « dirigeant ouvrier » serre la main de M. Carmona et, avec pour témoin l’Eglise catholique, signe en sa compagnie un Pacte national de gouvernabilité ayant pour objectif « la sortie démocratique et constitutionnelle » du président.
Sans programme, sans projet, autoproclamés « société civile » en gommant cyniquement la majorité qui continue à soutenir le chef de l’Etat, les quatre protagonistes - Fedecámaras, CTV, Eglise, classes moyennes -, auxquels se joignent les médias, reconvertis en parti politique, cherchent à créer artificiellement une situation d’ingouvernabilité. Cette intolérance totalitaire fait exploser de rage toute une population regroupée autour de « sa » révolution Petroleós de Venezuela SA : « Ils nous excluent et prétendent, à eux seuls, représenter la société civile. Très bien… Mais nous, nous sommes le peuple ! Et si, pour une raison ou une autre, la légalité constitutionnelle est mise en cause par la campagne de déstabilisation, nous la défendrons avec notre vie, avec notre sang ! »
Le goutte-à-goutte des déclarations incendiaires et des marches protestataires (suivies de contre-marches encore plus massives des partisans du gouvernement), l’apparition de quatre militaires dissidents rejetant publiquement le chef de l’Etat [7] n’ébranlent guère le pouvoir. Mais lorsque s’abat la carte de la déstabilisation économique, la tension monte d’un cran. Le pétrole représente 70% des exportations et 50% des revenus de l’Etat. Après l’effondrement de son prix dû aux attentats du 11 septembre 2001, tant les voyages de M. Chávez en Europe, en Algérie, en Libye, en Arabie saoudite, en Iran, en Russie, et même en Irak, que l’action de M. Alí Rodríguez, secrétaire général vénézuélien de l’OPEP, ont permis de stabiliser les cours à travers une baisse concertée de la production [8].
Compagnie anonyme ayant pour seul actionnaire l’Etat, Petroleós de Venezuela SA (PDVSA) se trouve sous la coupe d’un groupe de quarante cadres supérieurs. Ces « généraux du pétrole » y font la loi, appliquent « leur » politique, privilégient les intérêts étrangers, violent les normes de l’OPEP en augmentant la production, vendent à perte, affaiblissent l’entreprise et préparent activement sa privatisation. Soucieux de remettre PDVSA au service d’un projet collectif, l’exécutif veut reprendre le contrôle de ce secteur stratégique dont le régime fiscal marque la dérive : des 75% du total des bénéfices reversés à l’Etat il y a une vingtaine d’années (25% demeurant à l’entreprise), on est passé à 70% pour la firme (et 30% au fisc). Le chef de l’Etat y désigne un nouveau président, M. Gastón Parra, et une équipe de direction. Au nom de la promesse de carrière pour les meilleurs, de l’efficacité dans la gestion, de la productivité et de la rentabilité, de l’indépendance face à la « politisation » imposée par le gouvernement, les technocrates arguent d’une « méritocracie » qu’ils viennent d’inventer pour refuser ces nominations et appeler à la rébellion.
Dans n’importe quel pays du monde, l’Etat actionnaire nomme les directions des entreprises nationales et leur communique ses orientations — ce que d’ailleurs tous les gouvernements vénézuéliens précédents ont fait. Par ailleurs, les contestataires, cadres supérieurs occupant des postes de confiance, de par la nature de leurs fonctions, ne peuvent appeler à la grève. La « société civile » prend fait et cause pour eux. Chauffée à blanc par les médias écrits, radiophoniques et télévisés, elle pousse à la paralysie du cœur économique du pays. Qui intervient effectivement, bien que partiellement (une part importante des ouvriers refusant de stopper le travail).
Et tout cela sur fond de navettes entre Caracas et Washington, ville d’où l’administration de M. George W. Bush multiplie les banderilles verbales à l’encontre du président « bolivarien ». Son peu d’empressement pour épouser la « lutte antiterroriste », en particulier contre les guérillas colombiennes, ses accords militaires avec la Chine et la Russie, son discours antimondialisation et sa révolution font chaque jour un peu plus grincer des dents. Le 6 février 2002, le secrétaire d’Etat américain, M.Colin Powell, met en doute, devant le Sénat, « que Chávez croie réellement à la démocratie » et critique ses visites « à des gouvernants hostiles aux Etats-Unis et suspectés de soutenir le terrorisme, comme Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi [9] ».
Préoccupés par les troubles qui secouent leur troisième fournisseur de pétrole, les Etats-Unis craignent cependant une suspension de ses exportations s’il devenait ingouvernable. On ne cherche donc pas, officiellement, à jeter de l’huile sur le feu. Mais sous le manteau, le 25 mars, M. Alfredo Peña, maire du grand Caracas et opposant forcené, rencontre les autorités américaines et le très contesté Otto Reich, sous-secrétaire d’Etat pour les affaires interaméricaines [10]. A quelques jours près, dans le bureau de ce dernier, il aurait pu croiser M. Pedro Carmona, président de Fedecámaras, ou M. Manuel Cova, secrétaire général adjoint de la CTV, qui visite également des représentants de l’Institut républicain international, tous interlocuteurs particulièrement connus pour leur défense des intérêts des travailleurs !
« C’est une conspiration ! »
L’ombre du Chili planerait sur le Venezuela si un facteur majeur ne l’en différenciait : l’armée, que le président Chávez prétend connaître comme la paume de sa main et contrôler à travers ses camarades de la promotion Simón Bolivar (1975). Pourtant, rumeurs et remous en font parfois douter. Le général en chef du commandement sud de l’armée des Etats-Unis (le Southcom) ne vient-il pas de déclarer : « Le Venezuela est le pays qui a le plus d’officiers étudiant dans nos académies du Nord et, pour cette raison, nous sommes sûrs de ce pays. » Lorsque nous évoquons devant lui les quatre officiers qui, peu de temps auparavant, se sont élevés contre le président, M. Francisco Ameliach, président de la commission de défense du Parlement, répond encore, le 14 mars : « Qu’un officier se prononce publiquement signifie qu’il n’a pas l’appui de l’armée. Nous, on a conspiré [M. Ameliach a participé au golpe du lieutenant-colonel Chávez], et nous savons qu’un colonel engagé dans une telle opération ne va pas le chanter sur les places publiques. »
Pour « défendre » PDVSA, dont sept cadres ont été licenciés et douze autres mis à la retraite, la grève nationale des 9 et 10 avril, appelée par la CTV et Fedecámaras, ne connaît qu’un succès relatif à l’échelon national. Lancée dans une folle fuite en avant (ou dans un plan prémédité qu’il n’est pas question de stopper), l’opposition double la mise et, au prétexte que le gouvernement pourrait décréter l’état d’exception (ce dont il n’a aucunement l’intention), appelle, à partir du 11 avril, à une grève générale illimitée. Signe inquiétant, les militaires dissidents refont leur apparition à travers le général Nestor González (destitué en décembre 2001), qui, à la télévision, accuse le président Chávez de trahison et demande au haut commandement d’agir.
Le 11 avril se lève sur plus de 300 000 opposants marchant dans le calme en direction du siège de PDVSA-Chuao, situé dans l’est de la capitale. Le crime se nouera là, au cœur d’une effervescence grandissante qui en facilite le dessein. Pour accréditer l’idée d’une « société civile » affrontant une dictature, rien de tel que des « martyrs »… A 13 heures, à l’ouest de la ville, au palais présidentiel, le ministre de la présidence, M.Rafael Vargas, le teint blême, fait irruption dans le bureau de ses collaborateurs. « Le reste du pays est calme, mais Carlos Ortega, relayé par la télévision, vient d’appeler à marcher sur Miraflores. C’est une conspiration. » A 13h40, des fonctionnaires de second rang anticipent, sans encore le savoir, la suite des événements : « Ils avancent sur l’autoroute… Il faut les laisser manifester, mais les arrêter avant qu’ils n’arrivent ici. Sinon, les Cercles bolivariens vont mobiliser, et ça va se terminer en désastre. »
Les hommes en uniforme savent être machiavéliques. Le haut commandement de la Garde nationale n’ordonne aucune manœuvre d’envergure pour prévenir l’inévitable. L’opposition parvient à moins de 100 mètres de Miraflores et des dizaines de milliers de « chavistes », armés pour certains de bâtons et de pierres, descendus en hâte protéger de leur corps le président. Quinze gardes nationaux, pas un de plus, s’interposent pour empêcher le choc. Scène surréaliste, le plus gradé d’entre eux se tourne vers les photographes et demande, angoissé : « Quelqu’un peut-il me prêter un téléphone portable, que je demande du renfort ? » Usant de gaz lacrymogènes, ses hommes parviennent à stabiliser la situation.
On attribuera les 15 morts et 350 blessés (dont 157 par arme à feu) de cette journée tragique aux Cercles bolivariens, dont les membres auraient froidement tiré sur une manifestation pacifique. C’est faux. De mystérieux francs-tireurs postés sur les toits d’immeubles d’une dizaine d’étages font leurs quatre premières victimes dans leurs rangs. Ensuite, ayant fait monter la température de cent degrés, ils s’acharnent sur l’opposition, avec une mortelle précision. La confusion devient totale, la mêlée généralisée. Près de la station de métro El Silencio, une escouade de la Garde nationale répond aux volées de pierres de la « société civile » par des essaims de grenades lacrymogènes, mais également à l’arme de guerre, en tir tendu. De petits groupes de la police métropolitaine du maire d’opposition Alfredo Peña tirent à peu près sur tout ce qui bouge, sans discernement (mais d’autres de leurs collègues se comportent décemment).
La Garde d’honneur du président « aurait arrêté trois francs-tireurs, dont deux agents de la police de Chacao [quartier de l’est de la capitale] et un de la police métropolitaine [11] ». Dans la chaleur des affrontements, un jeune homme, hébété, témoigne : « On en a repéré deux, ils étaient en uniforme. » Le lendemain, sur les écrans de Venevisión, le vice-amiral séditieux Vicente Ramírez Pérez confie : « On avait le contrôle de tous les appels téléphoniques du président aux commandants d’unité. On s’est réunis à 10 heures du matin pour planifier l’opération. » Quelle opération ? A cette heure-là, officiellement, le flot de l’opposition n’avait pas encore été détourné sur Miraflores.
Le but recherché est atteint. A 18 heures, « bouleversé par le nombre des victimes », le général Efraín Vasquez Velasco annonce que l’armée n’obéira plus au président Chávez. Quelques heures auparavant, la quasi-totalité du commandement de la Garde nationale en a fait autant. A 3h15 du matin, le général Lucas Rincón lit un dernier communiqué : « Devant de tels faits, la démission du président de la République a été sollicitée. Il a accepté. » Ce message passera toutes les vingt minutes, à la télévision, durant les trente-six heures suivantes.
Nommé le 12 avril à la présidence, le patron des patrons, M. Carmona, dissout l’Assemblée nationale, tous les corps constitués, destitue les gouverneurs et les maires issus des urnes. Doté de tous les pouvoirs, il peut entendre le porte-parole de la Maison Blanche, M. Ari Fleisher, féliciter l’armée et la police vénézuéliennes « pour avoir refusé de tirer contre les manifestants pacifiques » et conclure, sans autre forme de procès : « Des sympathisants de Chávez ont tiré contre ces gens, et cela a rapidement conduit à une situation qui l’a amené à démissionner. » Alors que l’Organisation des Etats américains se prépare à condamner le coup d’Etat, les ambassadeurs des Etats-Unis et d’Espagne à Caracas se précipitent pour saluer le président de facto.
Pendant ce temps, dans ce pays qui, depuis trois ans, n’a pas déploré un assassinat, une disparition, un emprisonnement politiques, la répression s’abat sur des ministres, des députés, des militants ; des dizaines de locaux et d’habitations sont perquisitionnés, cent vingt « chavistes » connaissent les affres de la prison. Sur les ondes de Venevisión, où il est interviewé par la journaliste Ibeyssa Pacheco, le colonel Julio Rodriguez Salas, dans un grand sourire, conclut son intervention : « On a eu une grande arme… les médias ! Et, puisque l’occasion se présente, je tiens à vous en féliciter. » Au nom de la démocratie, la « société civile » vient d’instaurer une dictature. Il reviendra au peuple de restaurer la démocratie.
La suite est connue. Se rendant sans résistance pour éviter un bain de sang, M. Chávez n’avait pas démissionné. Le 13 avril, ses partisans, par centaines de milliers, occupent les rues et les places de tout le pays. Dans l’après-midi, sa Garde d’honneur réinvestit Miraflores et aide quelques ministres à réoccuper le bureau présidentiel. Suivant l’exemple du général Raúl Baduel, chef de la 42e Brigade de parachutistes de Maracay, des commandants fidèles à la Constitution reprennent le contrôle de toutes les garnisons. Divisé, sans perspective claire, craignant une réaction incontrôlable de la population et des affrontements entre militaires, le haut commandement perd pied. Dans la nuit, le président légitime de la République bolivarienne du Venezuela est rendu à son peuple. Semblant n’avoir tiré aucune leçon de ces événements tragiques, l’opposition, quelques jours plus tard, fait déjà remonter la pression. Pourtant, évoquant la lame de fond qui, depuis trois ans, bouleverse le pays, une militante avertit : « Qu’ils ne se fassent aucune illusion. Avec ou sans Chávez, le Venezuela ne sera jamais plus comme avant. »
Maurice Lemoine
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