Quatre mille cinq cents kilomètres en train, soit soixante-cinq heures de voyage à travers la Chine. En choisissant le chemin de fer pour rencontrer, mercredi 27 et jeudi 28 février, Donald Trump à Hanoï, le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-un, perpétue une longue tradition familiale. Il a quitté Pyongyang dans son train spécial à 16 h 30 samedi. A 21 h 30, il traversait le « pont de l’amitié sino-coréenne », qui enjambe le fleuve Yalu à Dandong, ville frontalière chinoise. Sur une vidéo du convoi, filmé dimanche, on dénombrait douze voitures et deux locomotives, auxquels ont été raccordés à la frontière six voitures et une locomotive chinoises – reconnaissables à la double bande de peinture en dessous et au-dessus des fenêtres –, à bord desquels voyagent diplomates et agents de la sécurité chinois.
Sur un ton grandiloquent, la présentatrice des grandes occasions de la télévision, vêtue d’un resplendissant hanbok (robe traditionnelle) rose bonbon, n’avait annoncé le départ du dirigeant pour le Vietnam que dimanche matin. Kim Jong-un, portant un long manteau noir, était apparu sur les écrans sortant de sa Mercedes pour entrer dans le pavillon VIP de la gare de Pyongyang. Marchant sur le quai au milieu d’une haie de militaires au garde-à-vous et d’une foule agitant frénétiquement des bouquets de fleurs roses en papier, on l’avait vu monter dans son train vert olive, sous les fenêtres duquel court une bande de peinture jaune.
Cette entrée en scène lui a permis de « récolter un maximum de publicité médiatique », souligne le quotidien conservateur sud-coréen Chosun Ilbo. Tout au long de la journée, des images montreront des Nord-Coréens au regard captivé par les titres de journaux ou fixant des écrans vidéo géants qui diffusent la nouvelle. Un rituel similaire avait précédé le sommet Kim-Trump de Singapour le 12 juin 2018.
Mais Kim Jong-un s’était alors envolé pour la cité-Etat à bord d’un Boeing 747 d’Air China, les appareils de la compagnie nord-coréenne Air Koryo n’ayant pas une autonomie de vol suffisante pour une telle distance. Cet appui logistique chinois froissa l’orgueil nord-coréen et donna de la Chine l’image d’une puissance un peu trop empressée.
Le train permet au régime d’afficher sa fierté de ne « compter que sur ses propres forces »
Cette fois, Hanoï étant plus proche que Singapour, le train a été préféré par le dernier des Kim, permettant ainsi à la République populaire démocratique de Corée (RPDC) d’afficher sa fierté de ne « compter que sur ses propres forces ».
Le train du dirigeant est d’ailleurs passé par Pékin sans s’y arrêter, dans le souci évident, selon le journal Global Times, qui reflète les vues du Parti communiste (PCC), d’éviter de donner prise aux spéculations sur sa subordination à la Chine.
Tout au long du week-end, la progression du train spécial a été suivie par des internautes chinois. Arrivé mardi 26 février à 8 heures dans la gare de la ville vietnamienne frontalière de Dong Dang, d’où il est sorti sous les acclamations de la foule, Kim Jong-un a choisi de parcourir les 170 kilomètres le séparant d’Hanoï à bord de sa limousine. Pour des raisons de prestige, de sécurité, de logistique ? La route avait été fermée à la circulation.
Un Kim peut en cacher un autre
Il y a un peu moins d’un an, le 26 mars 2018, c’est déjà par train spécial que s’était effectué le premier déplacement du jeune chef d’Etat à l’étranger depuis son arrivée au pouvoir, fin 2011 : un mystérieux convoi était alors entré sous haute sécurité en gare de Pékin.
Le rail est une affaire de famille pour les Kim. Il donne une dimension symbolique aux voyages et fait partie de l’épopée révolutionnaire de la dynastie. Au point que les voitures utilisées par son grand-père et son père figurent parmi les reliques exposées au Palais du Soleil, ancienne résidence du « Père de la nation » et « Président pour l’éternité » devenue un gigantesque mausolée des deux dirigeants défunts : Kim Il-sung (1912-1994) et Kim Jong-il (1942-2011).
Après s’être recueillis devant leurs corps embaumés, les visiteurs parcourent des salles où sont exposés d’innombrables médailles et diplômes qui leur furent décernés, puis d’immenses halls consacrés aux moyens de transport qu’ils utilisaient : des wagons, le yacht de Kim Jong-il, ainsi que les deux voitures de chemin de fer à bord desquels ils voyagèrent à travers le pays et sur le continent euroasiatique. Une grande carte murale détaille les étapes des périples de l’un et de l’autre, grâce à des diodes de couleurs différentes.
La voiture de Kim Jong-il suscite une émotion particulière chez les visiteurs endimanchés qui se pressent en ces lieux de vénération : c’est dans cette voiture qu’il fut victime d’une crise cardiaque fatale en décembre 2011, alors qu’il partait pour une inspection en province. L’aménagement intérieur est luxueux mais sobre : un grand bureau avec des papiers épars, un ordinateur et une télévision, des fauteuils, un canapé et, sur un cintre, la veste du défunt… Les guides expliquent que la voiture était pour le dirigeant une « salle de travail mobile », dotée de toutes les technologies modernes par satellite afin de suivre les événements à travers le monde – preuve s’il en fut de sa dévotion à la tâche jusqu’à son dernier souffle. Le « cher dirigeant » avait semble-t-il la phobie des avions.
L’épopée russe de 2001
Son plus long voyage en train dura vingt-quatre jours, de Khasan, à la frontière avec la Russie, jusqu’à Moscou puis Saint-Petersbourg, et retour. Le général Konstantin Pulikovski, alors représentant plénipotentiaire du président Poutine en Extrême-Orient russe, qui avait été désigné pour accompagner Kim Jong-il dans son périple du 26 juillet au 18 août 2001, en fait un récit détaillé dans son livre L’Orient-Express. A travers la Russie avec Kim Jong-il (non traduit), publié en 2002.
Cette visite couronnait le réchauffement des relations entre la Russie et la Corée du Nord, amorcé l’année précédente par la venue de Poutine à Pyongyang – une première pour un président russe. Konstantin Pulikovski observe avec bienveillance le dirigeant nord-coréen, qui l’invitait pour les repas dans sa voiture privée. Le « gourmet » Kim Jong-il lui proposait de choisir le repas du lendemain préparé par ses « excellents cuisiniers qui ont étudié en France ». Ils pouvaient concocter des mets russes, chinois, coréens, japonais, français. « Faites votre choix », l’exhortait son hôte, qui puisait dans sa cave de grands crus français – ses médecins l’ayant encouragé à préférer le vin aux alcools forts. Kim Jong-il avait fait cuisiner du bortsch rehaussé de sauce piquante – au grand dam du Russe –, mais il lui avait aussi servi des homards spécialement livrés jusqu’au train à travers la Sibérie.
Sept voitures russes avaient été raccordées aux cinq voitures coréennes, explique le général. L’entourage rapproché de Kim-Jong-il comportait vingt-cinq agents armés, mais le service de sécurité était assuré par des Russes. « Ils étaient une cinquantaine, occupant deux voitures. Tireurs d’élite vêtus d’une tenue spéciale, ils prenaient position sur les quais des gares où s’arrêtait le train, sur le toit des voitures et sur les viaducs enjambant les rails », détaille Konstantin Pulikovski. Les Russes utilisaient aussi une « locomotive filante » pour ouvrir la voie avec sept minutes d’avance sur le convoi présidentiel.
La voiture du train où recevait Kim Jong-il avait été offerte à son père par Staline et « modernisée par la suite au Japon »
Le général note que la voiture où recevait Kim Jong-il avait été offerte à son père par Staline et « modernisée par la suite au Japon ». Mais il prend soin de démystifier le « train blindé » dont, dit-il, les journalistes occidentaux faisaient alors grand cas : seul le plancher des voitures occupées par Kim était renforcé par un blindage. Le toit trapézoïdal, doté de petites meurtrières, de la locomotive diesel n’abritait rien d’autre que la centrale d’alimentation électrique.
Le train de Kim Jong-il, poursuit le général, comprenait son appartement privé, un wagon de marchandises, une voiture-restaurant, des voitures pour l’entourage et le personnel et un dernier dans lequel se trouvaient ses deux Mercedes blindées. Le Russe avait surtout été impressionné par l’équipement du salon de travail du dirigeant nord-coréen, doté de « deux grands écrans plats : l’un pour des films, l’autre pour suivre, sur une carte électronique, le mouvement du train et donner des informations sur l’administration et l’économie des régions russes traversées ».
Une diplomatie sur rail
Quels dîners ou rencontres secrètes Kim Jong-un a-t-il organisés dans son train lors de ses trois voyages ferroviaires en Chine ? A ce stade, on sait seulement que lors de sa première visite, en mars 2018, l’émissaire chinois de Xi Jinping, Song Tao, a « voyagé de Pékin à Dandong avec lui », selon le site officiel nord-coréen Explore DPRK. Les médias nord-coréens ont en outre diffusé plusieurs photographies de la délégation chinoise dans la voiture « salon de négociations », doté de canapés rouges.
Le sort réservé à Lin Biao, dont l’avion s’écrasa en septembre 1971 dans des circonstances mystérieuses, semble avoir définitivement dissuadé Kim Il-sung d’utiliser ce moyen de transport
Quant au grand-père, Kim Il-sung, dont Kim Jong-un cultive la ressemblance physique et la bonhomie, il voyagea plusieurs fois par les airs au début de son règne. En 1964, pour sa deuxième visite au Vietnam, il emprunta l’avion du général chinois Lin Biao. Le sort réservé à celui-ci – dauphin désigné de Mao devenu par la suite un homme à abattre –, dont l’avion s’écrasa en septembre 1971 dans des circonstances mystérieuses, semble l’avoir définitivement dissuadé d’utiliser ce moyen de transport.
Ses deux tournées en Union soviétique (URSS) et en Europe de l’Est, en 1956 et en 1984, se firent en train. Sa première longue absence de Pyongyang faillit lui coûter cher : ses adversaires au sein du Parti du travail avaient profité de son éloignement pour constituer un front d’opposition, qui fut maté par des purges de grande ampleur. Pour son second périple européen, en URSS et dans ses pays satellites, il n’avait rien à craindre d’une longue absence : Kim Jong-il, successeur désigné, veillait.
Les voyages en train n’étaient toutefois pas exempts de risques : en avril 2004, une dramatique explosion (160 morts) se produisit à Ryongchon, non loin de la frontière chinoise, lorsqu’un train de combustible entra en collision avec un autre quelques heures après le passage du convoi de Kim Jong-il, qui revenait de Chine. L’hypothèse d’un attentat raté fut alors évoquée. Mais pour l’ancien dirigeant nord-coréen comme pour Kim Jong-un aujourd’hui, le train reste un « lieu de travail » – et l’instrument incontournable d’une diplomatie sur rail d’un genre unique.
Philippe Pons
Tokyo, correspondant
Brice Pedroletti