Une portion de brocolis et de pommes de terre. C’est ce qu’il aura fallu pour relancer la polémique sur la situation des 118 enfants du centre de déboutés de Sjaelsmark, à une vingtaine de kilomètres au nord de Copenhague, devenu le symbole d’une politique de l’asile dont l’objectif affiché est de compliquer les conditions de vie des déboutés pour les inciter à quitter le royaume au plus vite.
Les Danois en ont eu la preuve, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux début janvier. Filmée dans la cafétéria du centre, elle montre Amin, 5 ans, en tee-shirt de Spider-Man, qui réclame des brocolis et des pommes de terre. « C’est ce qu’il avait l’habitude de manger à la maternelle, où il allait avant d’être envoyé ici, alors il en raffole », explique sa mère, Mihan.
Mais la cantinière refuse, objectant que les légumes sont « réservés aux enfants de moins de 3 ans ». L’employée n’accepte pas non plus de lui servir la portion d’un enfant de 2 ans qui ne voulait pas de ses légumes. En pleurs, Amin repart avec une banane. Depuis, son père, Muhamad Omer, a expliqué avoir sorti son téléphone quand, un peu plus tôt, la mère d’un bébé s’était vue refuser un carton de lait, sous prétexte que son enfant avait déjà reçu sa portion quotidienne.
Abrité dans une ancienne caserne militaire, au milieu des champs de sapins de Noël, derrière de hauts grillages, le centre ouvert de Sjaerlsmark, qui compte 300 résidents, est géré par l’administration pénitentiaire. Etabli en 2012, il ne devait accueillir que des adultes déboutés de l’asile, en attente d’une reconduite à la frontière. En février 2016, le gouvernement libéral-conservateur, soutenu par les populistes du Parti du peuple danois et les sociaux-démocrates, a décidé d’y placer des familles.
Les séjours s’éternisent
Une soixantaine y vit aujourd’hui. Muhamad Omer et sa femme Mihan sont arrivés avec leurs trois enfants, il y a quinze mois. Originaire de Damas, ce couple de Kurdes s’est réfugié au Danemark en 2010, où il avait obtenu l’asile. Mais en 2016, les parents ont été arrêtés, puis condamnés pour trafic de migrants. Muhamad assure aujourd’hui qu’ils voulaient aider des compatriotes.
Sous le coup d’un arrêt d’expulsion, ils ont été envoyés à Sjaelsmark à leur libération, avec leurs enfants qui ont, eux, conservé leur titre de séjour. Chacun a pu emporter 23 kg : le poids d’un bagage en soute. Car officiellement, Sjaelsmark est un centre de transit, où ceux qui passent ne doivent pas rester plus de deux semaines.
Sauf qu’en réalité, les séjours s’éternisent. « Et ceux qui partent, en général, ne retournent pas chez eux, mais disparaissent dans un autre pays européen, note Eva Singer, responsable de l’asile au Conseil danois des réfugiés. Le gouvernement le sait, mais il s’en moque. Le but est que ces gens quittent le pays, peu importe où ils vont. »
Les familles vivent dans deux ou trois pièces et partagent les sanitaires. Les enfants sont transportés en bus à l’école gérée par la Croix-Rouge, à une quinzaine de kilomètres. Les parents n’ont pas le droit de travailler, ni d’étudier. Ils peuvent entrer et sortir du centre à leur guise, mais ils doivent être de retour avant 22 heures. « On mange, on dort, on est comme dans un élevage de poulets », lâche Chiman, une Iranienne, mère de Dylan, 2 ans.
« Le Danemark détruit les familles »
Les résidents n’ont pas le droit de cuisiner. Tous les repas doivent être pris à la cafétéria. Certains enfants refusent d’y mettre les pieds. « Les miens n’y vont plus depuis deux mois », assure Salwia, mère de jumeaux de 13 ans et d’une fillette de 3 ans. Elle évoque le bruit, des menus qui ne changent jamais et la présence constante de gardes, qui intimident les enfants.
Interrogé sur cette interdiction, Nils Back, chargé de communication auprès des services danois de l’Immigration, l’admet : « C’est une décision politique qui a été prise afin de mettre la pression sur ces gens qui n’ont rien à faire au Danemark, pour qu’ils baissent les bras et qu’ils quittent le pays. »
Les ONG dénoncent les conséquences d’une telle politique. « En les empêchant de prendre soin de leurs enfants, on ne permet plus aux parents de jouer leur rôle », constate Eva Singer. Pour Rasmus Kjeldahl, directeur d’une association de protection de l’enfance, « le Danemark détruit les familles au lieu de les fortifier avant leur départ, avec le risque de traumatiser ces enfants à vie, sans leur proposer de solutions ».
Car si certains des résidents refusent de repartir dans des pays comme l’Irak, l’Iran ou l’Inde, avec lesquels Copenhague n’a pas signé d’accord, et où le Danemark ne peut donc les forcer à repartir, d’autres, apatrides, sont dans une impasse : « On ne peut pas partir, mais on ne peut pas rester non plus », résume un père de famille bidoune (apatride) originaire du Koweït.
« Politique ignoble »
Dans un rapport publié en décembre 2018, le médiateur du Parlement avait alerté sur les conditions de vie à Sjaeslmark, qui « compliquent considérablement l’éducation des enfants et limitent leurs possibilités de développement naturel et d’épanouissement ». Il mentionnait alors « l’inquiétude, la solitude et le désordre » qui caractérisaient leur quotidien.
Début janvier, le maire conservateur de Horsholm, où est établi le centre, a demandé sa fermeture. Morten Slotved a alors révélé que 40 % des signalements aux services sociaux dans sa commune concernaient Sjaelsmark, alors que n’y vivent que 2 % des enfants qui sont enregistrés dans la commune.
Le gouvernement continue de faire la sourde oreille, estimant, comme l’affirmait la ministre de l’intégration Inger Stojberg, en mai 2018, que les parents sont seuls responsables : « Ils pourraient rentrer chez eux demain, mais ne le font pas. » Le porte-parole des sociaux-démocrates sur les questions d’immigration, Mattias Tesfaye, propose pour sa part de les « retirer de force à la garde de leurs parents et de les placer ».
A l’approche des élections législatives, qui doivent être organisées avant la mi-juin, les associations n’ont aucun espoir de voir la situation évoluer. Alors chaque semaine, les bénévoles distribuent de la nourriture sur le parking du centre. « C’est un mouvement de résistance contre la politique ignoble du gouvernement », assène Marianne Haugaard, membre du réseau Les amis de Sjaelsmark.
Anne-Françoise Hivert (Sjaelsmark (Danemark), envoyée spéciale)