Aux Etats-Unis comme en Allemagne, la puissance commerciale et technologique de la Chine crée des tensions. Des crispations qu’illustrent aussi bien l’épreuve de force engagée sur les droits de douane entre Washington et Pékin que les réactions de Berlin après le rachat de sa pépite de la robotique, Kuka, par un groupe chinois, en 2016. La France ne fait pas exception : le gouvernement souhaite renforcer son arsenal de contrôle des investissements étrangers dans le cadre de la loi Pacte, en cours d’examen au Sénat. C’est aussi le cas de l’Union européenne, qui doit valider un nouveau règlement en la matière, jeudi 14 février.
Les autorités françaises sont contraintes de se livrer à un numéro d’équilibriste. Car il n’est pas question, pour l’instant, de se passer des investisseurs chinois. Depuis une quinzaine d’années, ils ne cessent de se renforcer dans l’Hexagone. Terres agricoles, hôtels, châteaux, sociétés technologiques… En 2018, ils ont déboursé 1,8 milliard de dollars (1,6 milliard d’euros) pour racheter des sociétés françaises, selon le cabinet Baker McKenzie. Cela représente 86 % de croissance sur un an.
« Les investisseurs chinois recherchent avant tout un savoir-faire et des compétences. Et la France, comme l’Europe, est un terrain de jeu d’autant plus intéressant pour les entreprises chinoises que les Etats-Unis se sont beaucoup fermés à elles ces dernières années, avec le renforcement des contrôles des investissements », relève Agatha Kratz, du cabinet indépendant Rhodium Group. L’an dernier, les sociétés chinoises ont dépensé 4,8 milliards de dollars aux Etats-Unis, contre 30 milliards un an auparavant.
En France, certaines entreprises chinoises investissent aussi pour se développer localement. Lors du sommet Choose France, organisé le 21 janvier à Paris, MicroPort, spécialiste des technologies médicales, a annoncé le plus gros chèque parmi les investisseurs étrangers. Il a promis 350 millions d’euros pour son site de recherche et développement de Clamart (Hauts-de-Seine). D’autres sociétés, comme Fosun, ont permis au Club Med d’accélérer son développement en Chine ou d’accueillir des touristes chinois dans les Alpes, tandis que Jin Jiang a permis d’accélérer le développement du groupe Louvre Hotels.
Inquiétude sur le plan sécuritaire
Toutes les acquisitions ne sont pas couronnées de succès. L’an dernier, Synutra, qui s’était offert une usine de lait à Carhaix (Finistère), a connu de grandes difficultés. De même, plus de dix ans après l’avoir racheté, le chinois NHI s’est retiré, fin 2018, de la PME NFM Technologies, qui fabrique des tunneliers, car il n’a pas su la développer. Alors qu’il s’était offert, pour 300 millions d’euros, près de 50 % de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, le groupe Casil est en train de revendre sa participation. Quant à celle acquise en 2014 par Dongfeng au capital de constructeur automobile PSA, elle ne s’est pas traduite par une croissance en Chine. Peugeot et Citroën n’y ont jamais aussi peu vendu.
Face à l’ampleur de la polémique concernant Huawei, la France a opté fin janvier pour une approche diplomatique
Au-delà de la question des cessions d’entreprise, la France doit dorénavant se mobiliser sur un autre aspect, celui de la souveraineté technologique. En effet, la montée en puissance de mastodontes chinois dans des secteurs stratégiques bouscule l’économie mondiale et inquiète les Etats sur le plan sécuritaire.
Le secteur des télécommunications et le champion chinois Huawei constituent un cas d’école. Les Etats-Unis, qui le soupçonnent d’introduire des portes dérobées dans ses équipements pour espionner les Etats au profit de Pékin, mènent depuis l’automne une campagne à charge contre lui. Face à l’ampleur de la polémique, la France a opté fin janvier pour une approche diplomatique. Ainsi, elle a préféré un renforcement des contrôles et des autorisations des matériels et logiciels qui équiperont les futurs réseaux 5G dans l’Hexagone plutôt qu’une exclusion pure et dure de Huawei, comme l’ont décidé les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Si cette mesure, déposée sous la forme d’un amendement à la loi Pacte le 25 janvier, a été retoquée le 6 février par les sénateurs, elle est pour autant loin d’être abandonnée. Bercy réfléchit désormais aux outils législatifs dont il dispose pour remettre le texte sur la table au cours des jours ou semaines à venir pour qu’il puisse être effectif le plus tôt possible.
Le choix stratégique de ne pas interdire Huawei en France s’explique d’abord par la volonté du gouvernement de ne pas froisser la Chine, en fermant brusquement la porte à l’un de ses fleurons technologiques. D’autant que Huawei, premier équipementier mondial, et qui a comme clients SFR, Bouygues Telecom et Orange, contribue pleinement à l’économie tricolore.
Préoccupation sur l’éventualité d’un retard dans la 5G
Installée dans l’Hexagone depuis 2003, la filiale française compte plus de 1 000 employés répartis dans cinq centres de recherche et développement, ce qui en fait le premier employeur chinois du pays. Sans compter les achats qu’elle effectue auprès de grands groupes comme STMicroelectronics et de PME françaises. Ces cinq dernières années, ses dépenses auprès de ses 280 fournisseurs tricolores se sont élevées à 1,4 milliard de dollars.
Ensuite, une mise à l’écart de Huawei aurait des répercussions sur le déploiement du futur réseau de téléphonie 5G. En réduisant la concurrence entre les équipementiers aux deux grands rivaux de Huawei, Nokia et Ericsson, certains opérateurs craignent une remontée des prix des équipements qui pèserait lourd dans leurs capacités d’investissement au niveau des réseaux.
L’autre grande préoccupation du secteur concerne l’éventualité d’un retard dans le déploiement de la 5G si les opérateurs devaient modifier la liste de leurs fournisseurs et renoncer au leader du marché, jugé plus performant. Un retard pourrait surtout avoir un impact sur la compétitivité des entreprises françaises à l’échelle internationale et laisser le champ libre aux Etats-Unis ou à la Chine, alors que la 5G promet de révolutionner l’industrie grâce à ses débits survitaminés et à sa latence réduite.
La manœuvre est donc délicate et le texte élaboré par le gouvernement ne devrait pas manquer de faire réagir les parlementaires lorsqu’il sera de nouveau présenté. Entre-temps, les Etats-Unis intensifient leur lobbying en Europe, déterminés à mettre Huawei sur la touche dans la 5G. Le 7 février, l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’Union européenne, Gordon Sondland, a exhorté une nouvelle fois les pays européens à ne pas recourir à Huawei, laissant entendre que ceux qui y feront appel pourraient se trouver désavantagés dans leurs futurs échanges avec les Etats-Unis.
Philippe Jacqué et Zeliha Chaffin
• Le Monde. Publié le 11 février 2019 à 10h38 - Mis à jour le 11 février 2019 à 10h38 :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/02/11/le-dilemme-de-la-france-face-aux-appetits-chinois_5421975_3234.html
Face à la polémique sur Huawei, la France veut étendre les contrôles sur les équipements télécoms
Pour éviter tout risque d’espionnage ou de sabotage du réseau mobile, le gouvernement souhaite mettre en place des autorisations préalables plus strictes sur le matériel utilisé par les opérateurs.
La manœuvre s’annonçait délicate. Alors que le groupe chinois Huawei est au centre des inquiétudes exprimées par les gouvernements, les Etats hésitent sur la conduite à tenir. La France, qui jusqu’à présent était restée prudente sur ce dossier, a finalement tranché.
Le gouvernement a déposé au Sénat, vendredi 25 janvier, un amendement au projet de loi Pacte visant à étendre les contrôles sur les équipements de télécommunications déployés sur les réseaux mobiles dans l’Hexagone. Objectif affiché par Bercy : « assurer la sécurité des réseaux ».
« Cet amendement met en place un contrôle formel sur des équipements qui sont plus en périphérie du réseau, notamment les stations de base au pied des antennes, qui assurent la communication finale entre le réseau mobile et les téléphones des usagers », explique-t-on au ministère de l’économie.
S’ils faisaient déjà l’objet d’une vigilance « informelle » de la part de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), seuls les cœurs de réseau – les équipements les plus délicats pour la sécurité des télécommunications – étaient jusqu’ici soumis à une autorisation préalable de facto auprès du gendarme de la cybersécurité.
Si l’amendement était adopté, la liste des équipements pour lesquels les opérateurs auront, dès le 1er février, l’obligation de demander l’aval de l’Anssi (qui aura alors deux mois pour se prononcer) devrait donc s’allonger. Une mesure jugée indispensable par le gouvernement, alors que les opérateurs se préparent au déploiement du futur réseau 5G.
Climat général de défiance
« Cette technologie va avoir de nouvelles applications qui seront critiques pour la sécurité, comme les véhicules autonomes, la santé, les équipements industriels. Cela nécessite d’être sûr d’avoir des réseaux qui sont parfaitement fiables et ne posent pas de risques », fait-on valoir à Bercy pour justifier ces nouveaux contrôles.
Un temps envisagée, l’idée d’un contrôle a posteriori sur les équipements déjà installés sur les réseaux mobiles (2G, 3G, 4G) a été abandonnée face à la levée de boucliers des opérateurs, peu enclins à engager de nouvelles dépenses pour remplacer leurs équipements actuels en cas de non-conformité avec les futurs critères imposés, et à la complexité de sa mise en œuvre au regard des moyens dont dispose l’Anssi.
Si aucune référence explicite n’est faite à Huawei, il est difficile de faire abstraction du climat général de défiance qui entoure le géant chinois. Montré du doigt par les Etats-Unis, qui soupçonnent l’équipementier de travailler en sous-main pour Pékin en intégrant des portes dérobées dans son matériel, le numéro un mondial des équipements télécoms est aujourd’hui persona non grata aux Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. En Europe également, des inquiétudes ont été soulevées, que ce soit en Allemagne, au Royaume-Uni, en Pologne ou en République tchèque.
En France, si le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’est dit mercredi conscient des risques « que [pouvait] entraîner le fait que Huawei intervienne largement sur la 5G », Bercy se défend catégoriquement de « cibler un équipementier en particulier » au travers de cet amendement. « C’est une entreprise qui a une place importante en France, qui a investi en France et dont les investissements sont les bienvenus », précisait notamment le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, début décembre, à l’occasion d’un échange avec le vice-premier ministre chinois, Hu Chunhua.
La liste des équipements qui devront être soumis à approbation n’est pas encore arrêtée, mais nul doute qu’elle sera scrutée attentivement par les opérateurs, lesquels redoutent que ces nouvelles contraintes réglementaires retardent le déploiement des réseaux. Bercy, qui rappelle son engagement concernant la couverture mobile du territoire, assure toutefois être très vigilant pour « ne pas créer une usine à gaz impraticable pour les opérateurs ».
Zeliha Chaffin
• Le Monde. Publié le 26 janvier 2019 à 09h57 :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/01/26/face-a-la-polemique-sur-huawei-la-france-veut-etendre-les-controles-sur-les-equipements-telecoms_5414888_3234.html