Des élections sous étroit contrôle de la junte
Les militaires ont fixé au 24 mars le scrutin longtemps repoussé, mais une constitution taillée sur mesure maintiendra leur emprise sur la vie politique.
Une date, enfin : après avoir repoussé chaque année les élections et tergiversé à la dernière minute sur la date initialement fixée pour le scrutin, la junte militaire au pouvoir depuis près de cinq ans a finalement décidé de laisser prochainement les Thaïlandais se rendre aux urnes. La commission électorale thaïlandaise a annoncé, mercredi 23 janvier, que le scrutin législatif se tiendrait le 24 mars.
La même commission avait indiqué en décembre que les élections se tiendraient le 24 février pour ensuite laisser entendre que la date n’était plus appropriée depuis l’annonce, par le Palais royal, que Sa Majesté Maha Vajiralongkorn serait couronnée le 4 mai.
Or selon la loi, la commission électorale a deux mois pour annoncer les résultats, et le Parlement doit se réunir 15 jours après la proclamation de ces derniers, lors d’une cérémonie présidée par le roi. Des élections fin février auraient alors interféré avec le couronnement, le premier depuis soixante-neuf ans.
L’actuel souverain, qui règne mais ne gouverne pas, dans le cadre d’un système de monarchie constitutionnelle, n’a en effet toujours pas été couronné depuis la mort de son père Bhumibol Adulyadej, disparu en 2016 à l’âge de 88 ans, après un règne de sept décennies. Monté sur le trône dès la disparition de son prédécesseur, ce roi, qui passe la plupart de son temps en Allemagne, laissait flotter le suspense depuis deux ans quant à la date de son couronnement.
Des sénateurs désignés par une commission
Le pays était ainsi suspendu dans l’attente des deux événements majeurs qui vont marquer l’année 2019, période au cours de laquelle le royaume assure de surcroît la présidence tournante de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean).
Les élections qui s’annoncent risquent cependant fort de ne pas sanctionner un retour véritable à la démocratie : une Constitution, approuvée par référendum en 2016 à 61,4 % des voix à l’issue du campagne sans réel débat et au cours de laquelle des opposants avaient été arrêtés, va considérablement restreindre la marge de manœuvre du prochain gouvernement. Les 250 membres du prochain Sénat, dont la moitié était préalablement élue, seront désignés par une commission appointée par l’actuelle junte militaire ; le premier ministre devra être approuvé par le sénat.
Redécoupages des circonscriptions
De récents découpages des circonscriptions par les institutions de l’actuel régime, vont en outre désavantager les grands partis traditionnels au profit de plus petites formations, manipulables à l’envi. Ce que confirme Kasian Tejapira, professeur à l’université Thammasat de Bangkok, dans un long texte publié sur le site New Mandala :
« Il est probable que la Thaïlande sera gouvernée après les élections par une coalition de gouvernement formée par des partis de taille moyenne et dirigée par un premier ministre désigné qui n’est pas député au Parlement. » Cet ancien rebelle qui se battit dans les jungles aux côtés de la défunte insurrection communiste thaïe (1965-1983) ajoute : « Le [prochain] gouvernement sera dépendant d’institutions non élues constituées par des généraux, des hauts fonctionnaires ou des hommes d’affaires, tous nommés préalablement par la junte. »
Le parti Pheu Thai (Pour les Thaïs), la formation des deux anciens premiers ministres renversés par l’armée lors des deux derniers coups d’Etat, n’a cependant pas perdu toutes ses chances d’engranger un grand nombre de voix en dépit d’un redécoupage électoral en sa défaveur : dans les régions du nord-est et du nord, les moins riches du royaume, les électeurs restent attachés aux figures de Thaksin Shinawatra et de sa sœur Yingluck, tous deux en exil depuis leurs renversements respectifs par les militaires en 2006 et en 2014.
La population de ces régions (une trentaine de millions de personnes) constituant près de la moitié de la Thaïlande (69 millions), les dernières élections organisées depuis une dizaine d’années ont toutes ramené au pouvoir le parti du très charismatique Thaksin, qui fut la bête noire des militaires et des élites monarchistes. D’où le soin apporté par ces dernières à éviter que le même scénario se reproduise.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
• Le Monde. Publié le 24 janvier 2019 à 15h08 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/01/24/en-thailande-des-elections-sous-etroit-controle-de-la-junte_5413915_3210.html
A l’occasion d’un psychodrame politico-familial, le roi de Thaïlande marque son emprise sur le pays
Le monarque s’est élevé contre l’une de ses sœurs, désignée par un parti anti-junte militaire pour être sa candidate au poste de premier ministre lors des élections du 24 mars.
La Thaïlande a vécu en fin de semaine dernière un drame en trois actes qui restera dans les annales du royaume : tout commence vendredi 8 février quand l’on apprend que la sœur aînée du roi, la princesse Ubolratana, est désignée par un parti hostile à la junte militaire au pouvoir pour être son candidat au poste de premier ministre lors des élections législatives du 24 mars, les premières depuis le coup d’Etat de mai 2014.
L’annonce provoque une émotion à la mesure de la nouvelle : la Thaïlande est depuis 1932 une monarchie constitutionnelle et nul membre de la famille royale ne s’est jamais présenté à une élection. L’affaire soulève sur les réseaux sociaux un tollé chez les partisans de la junte et de la monarchie tandis qu’il réjouit certains de leurs adversaires. Sur le principe, elle choque cependant de nombreux Thaïlandais de tous bords, tant il s’agit là d’une invraisemblable rupture avec le système en vigueur depuis plus de sept décennies.
Quant au premier ministre de la junte, le général Prayuth Chan-ocha, qui annonce dans la foulée sa candidature pour un petit parti de la droite proche des généraux, l’annonce est un camouflet : la formation pour laquelle la princesse se présente est non seulement hostile à la dictature mais « roule » elle-même pour un parti qui est celui de deux premiers ministres renversés par l’armée, l’un en 2006, l’autre en 2014 ! La perspective de devoir se retrouver en compétition avec une candidate de sang royal présente en outre pour le général une autre sorte de défi : en Thaïlande, l’institution monarchique et son « roi dieu » (devaraj) fait l’objet d’une vénération quasi unanime.
La princesse, âgée de 67 ans, personnalité excentrique qui a été dépouillée de ses titres de noblesses en 1972 après avoir épousé un Américain – dont elle a depuis divorcé – se justifie cependant le même jour affirmant qu’elle se présente comme « citoyenne » et « roturière ».
Coup de théâtre
La nuit est depuis longtemps tombée sur Bangkok quand se produit un nouveau coup de théâtre, deuxième épisode du drame : le palais royal publie tard dans la soirée de vendredi un communiqué du roi dans lequel Sa Majesté Vajiralongkorn, 66 ans, disqualifie la candidature de sa sœur. Le souverain estime une telle audace « hautement inappropriée », précisant que « la famille royale jouit d’un statut la plaçant au-dessus des partis » et que déroger à cette règle serait un « acte de violation de la tradition royale et de la culture nationale ».
Le troisième acte s’est joué dans la matinée de samedi : le parti Thai Raksa Chart, par lequel le scandale est arrivé, annonce qu’il renonce à présenter la princesse. Quant à l’intéressée, elle publie l’après-midi sur son compte Instagram, qui lui sert habituellement de canal de communication avec ses nombreux admirateurs, un court texte dans lequel elle remercie ses derniers et, sans explicitement mentionner son retrait de la course, exhorte la Thaïlande « à aller de l’avant ».
Mais quelles leçons tirer de cette extraordinaire histoire qui avait fait accréditer l’idée selon laquelle le roi, de manière indirecte, envoyait sa sœur « au charbon » et réintroduisait de ce fait dans le jeu politique l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé il y a douze ans ? La princesse, réputée être très proche de son frère, a été photographiée ces derniers temps en compagnie de Thaksin à Londres, d’où ce dernier fait la navette avec Dubaï, sa deuxième terre d’exil. Quand l’on sait que ce même Thaksin, et sa sœur Yingluck, elle-même première ministre pendant trois ans jusqu’au putsch qui la renversa en 2014, sont les bêtes noires de l’actuel chef de la junte, on imagine le désarroi des généraux après l’annonce de la royale candidature…
Impensable
Nombreux sont les analystes qui estiment impensable que la sœur n’ait pas prévenu son frère de son entrée en politique, ou que ce dernier n’ait pas été courant d’une telle décision. Mais le degré d’opacité du système est tel dans le royaume qu’il est souvent très difficile de savoir ce qui se trame dans les coulisses.
Ce que l’on sait, cependant, c’est que le roi, monté sur le trône à la mort de son père en 2016, avait été proche de l’ancien premier ministre Thaksin lorsqu’il était encore prince héritier. On sait également que, depuis son accession au trône, Sa Majesté ne cesse de vouloir élargir son espace politique : il a imposé la réécriture de trois articles de la nouvelle constitution qui ne lui plaisaient pas, a placé à la tête de l’armée l’un de ses fidèles et repris le contrôle des avoirs de la couronne, estimés à une valeur d’une trentaine de milliards d’euros.
« Le roi a discrètement élargi une emprise plus directe au cours des deux premières années de son règne », analyse l’expert Paul Chambers dans un article publié sur le site Mandala News ; « cette nouvelle dynastie », ajoute-t-il, « met l’accent sur un contrôle personnel et unique sur les institutions de l’Etat et tout particulièrement sur les forces armées ». Celles ci sont notoirement divisées et des rumeurs de coup d’Etat ont circulé dans la soirée de dimanche, laissant penser que le chef de l’armée, le général Apirat Kongsompong, avait été destitué de ses fonctions par la junte... Rumeurs démenties par l’interessé lundi matin.
Dans un tel contexte, s’interrogent désormais les partisans de la démocratie, on peut se demander si, en cette période électorale qui devrait marquer la fin de la tyrannie des généraux, le chemin que prend la monarchie thaïlandaise n’est pas celui d’un glissement progressif vers ce qui pourrait ressembler à une monarchie absolue déguisée.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
En Thaïlande, la « relève » politique cherche sa voie
A la tête du parti Future Forward, l’homme d’affaires Thanathorn Juangroongruangkit propose de dépasser les clivages politiques du royaume.
Après quatre ans de quasi-glaciation politique sous la junte militaire, la Thaïlande va-t-elle se réveiller ? C’est ce que veut croire Thanathorn Juangroongruangkit, 39 ans, fringant dirigeant d’un tout nouveau parti – Future Forward, ou le parti du « nouvel avenir », dont la création a été officiellement approuvée le 3 octobre – de passage en Europe pour s’inspirer des expériences politiques occidentales. Le gouvernement de généraux issu du coup d’Etat de 2014 a lancé en septembre les préparatifs pour la tenue d’élections législatives entre février et mai 2019.
« Ce qui importe aux gens, en Thaïlande, c’est le pouvoir de décider leur propre avenir. Le pouvoir est concentré dans les mains de l’armée, de l’élite à Bangkok », nous dit-il mardi 9 octobre dans un café parisien, après avoir rencontré l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Les jours précédents, à Londres, l’ex-homme d’affaires, longtemps vice-président du puissant groupe familial, se rendait au siège du Parti travailliste. Et en septembre, il participait au Global Progress Summit de Montréal, rendez-vous des forces progressistes émergentes de la planète – intervenant sur le sujet des défis posés aux idées progressistes par l’autoritarisme et le populisme.
« Nous nous positionnons comme des sociaux-démocrates, explique-t-il, brocardant les coups d’Etat dont le royaume est familier. Il y en a eu cinq, dont trois ont réussi depuis ma naissance [en 1978], précise-t-il. Nous refusons de léguer cela à nos enfants. Notre responsabilité est d’amener une démocratie qui tienne et soit durable. Nous devons convaincre les Thaïlandais que la démocratie est la solution, et non le problème. » Sa famille possède le groupe Thai Summit, géant de l’équipement automobile. La junte, qui gouverne sous le nom de Conseil national pour la paix et l’ordre (NCPO), a toujours justifié son intervention sous le prétexte de sauver le pays de conflits politiques déstabilisants.
Thanathorn, qui s’exprime en Thaïlande par des vidéos diffusées sur sa page Facebook, ne mâche pas ses mots depuis l’annonce, en avril, du lancement de son nouveau parti au côté de son principal cofondateur, le juriste francophone Piyabutr Saengkannokul. L’une de ses sorties, en juin, lui a valu d’être mis en examen le mois dernier dans le cadre de la loi sur les crimes informatiques – la procédure est en cours. Thanathorn a accusé la junte de rallier, par l’argent ou la menace, des parlementaires dans des partis politiques qui lui sont affidés.
En campagne pour « dialoguer »
Malgré les incertitudes du calendrier des élections, repoussées six fois depuis 2014, le pouvoir a levé certaines des restrictions aux activités politiques : les partis peuvent recruter des membres et tenir des réunions internes. Mais il reste interdit d’organiser des rassemblements de plus de cinq personnes. Future Forward a donc lancé une campagne d’adhésion, à 100 bahts (2,60 euros). Et Thanathorn et Piyabutr ont visité, à eux deux, la quasi-totalité des quelque 76 provinces du pays pour « dialoguer », disent-ils, avec des paysans, des entrepreneurs, des pêcheurs, des jeunes…
Les enjeux des futures élections sont substantiels : la junte s’est taillé en 2016 une Constitution qui l’avantage et pourrait faciliter le maintien au pouvoir de l’actuel premier ministre, le général Prayuth Chan-ocha, sur fond de pullulement des petits partis. Quant aux deux partis qui dominaient traditionnellement le paysage politique thaïlandais (le Parti démocrate, lié à l’élite royaliste de Bangkok, et le Pheu Thai, la dernière incarnation du clan politique de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, champion du vote populaire et rural), ils sont indissociables du clivage politique douloureux entre « jaunes » (ultraroyalistes) et « rouges » (pro-Thaksin) des dix dernières années – ce qui les handicape.
« Plus de démocratie »
Future Forward pourrait donc « bénéficier d’un effet générationnel », estime Sophie Boisseau du Rocher, spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’IFRI (Institut français des relations internationales) : Thanathorn et son mouvement « incarnent une Thaïlande jeune, face à un establishment politique qui a eu beaucoup de mal à se renouveler. Ils ont donc la capacité d’entraîner une génération connectée au monde, et moins nationaliste que la précédente », dit-elle. En revanche, poursuit-elle, « si leur discours est facilement lisible en Occident, vont-ils parvenir à entraîner la Thaïlande rurale, qui constitue 65 % de l’électorat ? ». En outre, la junte, note la chercheuse, « a pour l’instant besoin d’une façade pour légitimer les élections à venir, mais les incertitudes sont nombreuses quant à ses intentions véritables ».
Diplômé d’universités étrangères, richissime, Thanatorn est le représentant de la même bourgeoisie d’affaires incarnée par le milliardaire Thaksin, dont l’arrivée au pouvoir à la suite de la crise asiatique de 1998 a fini par effrayer l’aristocratie et les élites traditionnelles. « Pour l’élite, je ne suis qu’un nouveau riche », explique Thanatorn. Il met en avant son passé d’étudiant militant, impliqué dans des projets d’aide à la pauvreté et de gouvernance propre. Il s’était même opposé à son oncle, ancien ministre des transports de Thaksin, aujourd’hui rallié aux militaires, sur un projet de gazoduc. Pour s’attaquer à la corruption, éternel reproche des Thaïlandais vis-à-vis de leurs dirigeants, il estime qu’il faut « injecter plus de démocratie, non pas plus de coups d’Etat. Car si cela empêchait la corruption, on serait le pays le plus propre au monde » !
Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 12 octobre 2018 à 11h57 - Mis à jour le 12 octobre 2018 à 11h58 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/10/12/en-thailande-la-releve-politique-cherche-sa-voie_5368447_3216.html
La princesse Ubolratana bouleverse le jeu politique
L’annonce de la candidature de la sœur aînée du roi à la fonction de premier ministre fait l’effet d’un séisme dans un pays où l’instabilité est chronique.
C’est un séisme politique : pour la première fois depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932, un membre de la famille royale de Thaïlande, la princesse Ubolratana Rajakanya, va concourir à des élections, lors du scrutin législatif du 24 mars. Mais le plus spectaculaire dans cette annonce faite à Bangkok, dans la matinée du vendredi 8 février, c’est que la sœur aînée du roi, âgée de 67 ans, a été désignée comme candidate à la fonction de premier ministre par un parti politique proche de deux anciens chefs de gouvernements renversés par l’armée.
L’un, Thaksin Shinawatra, avait été évincé par les militaires en 2006. L’autre, Yingluck Shinawatra, qui est la sœur du premier, a été renversée en 2014 par les généraux actuellement à la tête d’une junte militaire qui a mis le pays en coupe réglée depuis près de cinq ans. Et qui était jusque-là censée jouir du patronage du roi Vajiralongkorn.
« La princesse Ubolratana a été vue ces derniers mois en compagnie de Thaksin [à Londres] où l’ex-premier ministre possède une résidence », affirme vendredi l’expert de la politique thaïlandaise Shawn Crispin, sur le site Asia Times. Des photos de la princesse assise aux côtés de Thaksin et de sa sœur dans un stade moscovite durant la Coupe du monde de football ont également circulé en 2018.
Opacité politique du royaume
Quand on sait que le parti qui a désigné Ubolratana comme sa candidate à la fonction de chef de gouvernement, le Thai Raksa Chart, est en réalité une formation créée pour apporter des voix supplémentaires au Pheu Thaï, parti de l’ancienne première ministre renversée, le doute n’est plus permis : la princesse va « rouler » pour le clan des Shinawatra, dont le surgissement en politique a ébranlé le pays depuis le début du siècle.
L’adage selon lequel tout peut arriver en Thaïlande, royaume dont l’opacité politique n’a d’égale que l’imprévisibilité, vient donc une nouvelle fois de se vérifier : Thaksin et, à un moindre degré, sa sœur Yingluck furent les bêtes noires de l’oligarchie politico-militaire et du monde des affaires. Les « ammat » – les élites pro-monarchistes, en thaï – s’étaient liguées de longue date contre ces deux « réformateurs », premiers ministres d’un genre nouveau qui avaient osé compter sur le soutien des campagnes pour assurer le succès de politiques aux accents résolument populistes.
Thaksin, homme d’affaires milliardaire, figure tout à la fois charismatique et autoritaire, était en effet devenu le chantre des moins favorisés pour avoir mis sur pied des programmes sociaux inédits en faveur des provinces les plus pauvres. Depuis une dizaine d’années, il est en exil à Dubaï, où l’a rejointe récemment sa sœur Yingluck : tout comme son frère, accusé de corruption par une justice aux ordres de l’establishment, cette dernière a dû fuir la Thaïlande en 2017 après avoir été accusée de mauvaise gestion dans un scandale de subventions rizicoles quand elle était à la tête du gouvernement.
On imagine, dans ce contexte, le tremblement de terre provoqué par la candidature de la princesse Ubolratana, dont la décision n’a pu qu’être approuvée, voire suggérée, par le roi lui-même. On savait cependant que le souverain, récemment monté sur le trône après la mort de son père Bhumibol, en 2016, avait été proche de Thaksin lorsque ce dernier était premier ministre. Contrairement au roi précédent pour lequel le chef de gouvernement renversé, aujourd’hui âgé de 69 ans, était l’adversaire désigné.
Depuis le début du règne, certains analystes commençaient ainsi à se demander si le nouveau roi Vajiralongkorn n’allait pas réintroduire dans le jeu politique Thaksin Shinawatra, personnalité des plus clivantes, au nom de la réalisation d’une réconciliation nationale jusque-là impossible.
Personne, en Thaïlande, n’a oublié les sanglantes années de cette décennie : en 2010, les « chemises rouges », mouvement réunissant les partisans de Thaksin, avaient occupé par milliers le centre des affaires de Bangkok. Ils réclamaient le retour de leur héros. Ils avaient fini par être délogés par les militaires au cours d’une répression qui fit une centaine de morts.
Stature symbolique
Quatre ans plus tard, ce fut au tour des adversaires de Thaksin, les « chemises jaunes », qui paralysèrent le centre de la capitale quand la sœur de l’ancien premier ministre était au pouvoir. Mouvement qui fit plusieurs dizaines de morts et prit fin lors du putsch des militaires de 2014, qui soutenaient les « jaunes ».
Par ailleurs, l’actuel chef de la junte, le général Prayuth Chan-ocha, a décidé de se présenter à la fonction de premier ministre pour un petit parti associé aux militaires. Dans ce contexte, comment, dans une nation où la révérence pour l’ordre monarchique est totale, l’actuel « général-premier ministre » a-t-il l’audace de concourir contre la sœur d’un monarque certes constitutionnel mais dont la stature symbolique reste indépassable ?
La princesse candidate est une personnalité originale : dépouillée de ses titres royaux en 1972 après avoir épousé un roturier, américain de surcroît, elle a divorcé depuis lors et est revenue au pays depuis 2001. Réputée très proche de son frère le roi Vajiralongkorn, elle est apparue en décembre 2017 dans une vidéo étonnante : déguisée en père Noël, elle y souhaitait « Merry Christmas » en imitant un lapin sautillant. Dans d’autres vidéos, elle explique comment assaisonner une soupe traditionnelle, attablée dans un marché devant un bol en plastique.
Quant à son frère le roi, qui sera officiellement couronné le 4 mai, il semble vouloir faire bouger les lignes depuis son accession au trône. En dépit du fait qu’il passe une bonne partie de l’année dans sa résidence de Bavière, en Allemagne, le monarque a imposé son style, son chef des armées, a nettoyé le clergé bouddhiste de ses éléments les plus corrompus et a fait réécrire en sa faveur certains articles de la nouvelle Constitution.
Dans un royaume profondément divisé entre villes et campagnes, entre élites et petit peuple, entre provinces du nord-est et du sud, entre partisans et adversaires de Thaksin et de sa sœur, et où le roi est censé être au-dessus des partis, les Thaïlandais se pincent encore, vendredi, à l’annonce de la candidature royale. Une animatrice d’une chaîne de télévision résume le sentiment général : « Je croyais que c’était une plaisanterie. »
Bruno Philip (Bangkok, correspondant)
• Le Monde. Publié le 8 février 2019, mis à jour à 10h44 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/08/thailande-la-s-ur-du-roi-et-le-chef-de-la-junte-candidats-au-poste-de-premier-ministre_5420720_3210.html?xtmc=thailande&xtcr=5
Thaïlande : la princesse Ubolratana et le crime de lèse-majesté
La sœur aînée du roi a annoncé sa candidature au poste de premier ministre, dans un pays où critiquer le roi, la reine, l’héritier ou le régent conduit souvent en prison.
En Thaïlande, on ne critique pas Maha Vajiralongkorn, le roi, pas plus que la reine, l’héritier ou le régent, sous peine de finir en prison. La « section 112 » du code pénal punit de trois à quinze ans de prison toute personne reconnue coupable de lèse-majesté.
Mais sera-t-il possible de critiquer la princesse Ubolratana, sœur aînée du roi de Thaïlande, qui a annoncé vendredi sa candidature au poste de premier ministre à l’issue des élections de mars ? Rien n’est moins sûr.
Depuis le coup d’Etat de mai 2014, le texte a été très largement interprété par les autorités thaïlandaises, créant « un climat de peur » au sein de la société où personne ne critique jamais publiquement aucun membre de la famille royale, note Sunai Phasuk, de l’ONG Human Rights Watch.
Censure renforcée depuis 2014
Les personnes accusées de lèse-majesté sont poursuivies devant les tribunaux militaires devant lesquels aucun appel n’est donc possible. Une « cyberpatrouille » de fonctionnaires, renforcée après le coup d’Etat de 2014, piste les internautes tandis que des groupes ultraroyalistes surveillent Internet de façon non officielle, notamment « The Garbage Collection Organisation » qui traque les détracteurs de la monarchie.
Les poursuites se sont multipliées et de nombreux intellectuels et organisations estiment que ces affaires sont souvent politiques : un grand nombre d’accusés ont des liens avec le mouvement des « chemises rouges », partisan de l’ex-premier ministre en exil Thaksin Shinawatra. S’il n’y a pas de chiffres officiels, d’après l’ONG de défense des droits de l’homme iLaw, 95 personnes ont été poursuivies pour lèse-majesté depuis mai 2014 et une trentaine sont incarcérées. Avant le coup d’Etat, six personnes étaient derrière les barreaux.
Toutefois, depuis l’arrivée du roi Maha Vajiralongkorn, qui a remplacé son père mort en 2016, la situation semble s’améliorer. Les charges pour « lèse-majesté » pesant sur six jeunes Thaïlandais, accusés d’avoir incendié des portraits de la famille royale, ont ainsi été levées. Ils risquent tout de même une lourde peine de prison car ils sont poursuivis pour d’autres infractions.
L’autocensure des médias et experts politiques couvrant la campagne de la princesse sera donc forte, prédisent des experts… Si tant est qu’elle puisse jamais entrer en campagne. Le palais a condamné vendredi soir son entrée en politique : « La reine, l’héritier et les membres de la famille royale sont censés être au-dessus de la politique et ne peuvent pas occuper de fonction politique car ce serait en contradiction avec la Constitution », dit un communiqué de La Gazette royale diffusé à la télévision.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 8 février 2019 à 20h50, mis à jour hier à 20h51 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/08/thailande-la-princesse-ubolratana-et-le-crime-de-lese-majeste_5421268_3210.html
La sœur du roi retire sa candidature au poste de premier ministre
Le palais avait condamné vendredi l’entrée en politique de la princesse Ubolratana, jugée contraire à la Constitution.
La princesse Ubolratana Rajakanya, sœur du roi de Thaïlande, ne sera pas candidate au poste de premier ministre de son pays. Elle devait se présenter sous l’étiquette du parti Thai Raksa Chart, mais la formation politique a annulé son meeting de campagne prévu samedi 9 février, puis annoncé le retrait de sa candidate, en expliquant qu’il « se soumet[tait] à l’ordre royal ».
Lire aussi En Thaïlande, la princesse Ubolratana bouleverse le jeu politique
Le palais royal avait désapprouvé l’entrée en politique de la princesse par un communiqué vendredi : « La reine, l’héritier et les membres de la famille royale sont censés être au-dessus de la politique et ne peuvent pas occuper de fonction politique, car ce serait en contradiction avec la Constitution. »
Crime de lèse-majesté
La sœur aînée du roi Maha Vajiralongkorn, âgée de 67 ans, cultive son image de rebelle, depuis qu’elle a renoncé à son titre, en 1972, pour épouser un Américain. Elle affiche désormais sa proximité avec deux ex-chefs du gouvernement, Thaksin Shinawatra et sa sœur Yingluck, qui avaient été renversés par les militaires, respectivement en 2006 et en 2014 et se trouvent actuellement en exil.
La candidature de la princesse Ubolratana a fait l’effet d’un séisme. C’est la première fois depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932, qu’un membre de la famille royale s’inscrivait dans la vie politique. Et elle posait un problème complexe dans un pays où le crime de lèse-majesté est sévèrement puni, de trois à quinze ans de prison. Selon l’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme iLaw, 95 personnes ont été poursuivies pour avoir critiqué la royauté depuis 2014, et une trentaine sont incarcérées.
Le Monde
• Le Monde. Publié le 9 février 2019 à 08h19, mis à jour à 08h19 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/09/thailande-la-s-ur-du-roi-retire-sa-candidature-au-poste-de-premier-ministre_5421368_3210.html?xtmc=thailande&xtcr=2