Il est 11 h 10, ce lundi 4 février. La traditionnelle conférence de rédaction de Mediapart, durant laquelle il a notamment été question des récentes dérives liberticides du pouvoir sur le droit d’informer [1] et celui de manifester [2], touche à sa fin. Deux procureurs du parquet de Paris, accompagnés de trois policiers, dont un commissaire divisionnaire de la brigade criminelle, sonnent alors à la porte du journal.
C’est une perquisition.
Le représentant de l’autorité judiciaire, le procureur de la République adjoint Yves Badorc, nous informe qu’il souhaite, avec sa collègue du parquet et les policiers qui l’accompagnent, perquisitionner la rédaction dans le cadre de l’affaire Benalla. Mais pas dans n’importe quel cadre de l’affaire Benalla.
Selon les informations fournies par le magistrat, le parquet de Paris a ouvert, après les révélations de Mediapart [3] la semaine dernière, une enquête préliminaire non pas sur le fond des faits mis au jour mais pour (entre autres délits visés) atteinte à l’intimité de la vie privée de l’ancien collaborateur du chef de l’État Alexandre Benalla et/ou de son acolyte, le gendarme Vincent Crase.
Mediapart a publié, jeudi 31 janvier, le fruit d’une enquête de plusieurs mois reposant sur une dizaine de sources indépendantes et des documents inédits, dont des extraits sonores, jetant une nouvelle lumière sur les dessous de l’affaire Benalla, devenue affaire d’État.
L’enquête du parquet vise également les moyens par lesquels ont été réalisés les enregistrements, qui mettent aujourd’hui dans le plus grand des embarras l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron. Le magistrat a évoqué la diffusion des enregistrements portant atteinte à la vie privée de MM. Benalla et Crase ainsi que la possible détention illicite d’appareils d’interception.
Nos révélations permettaient de démontrer que MM. Benalla et Crase avaient violé le contrôle judiciaire auquel ils sont astreints dans le cadre de l’affaire des violences du 1er Mai, en se rencontrant secrètement le 26 juillet, en début d’après-midi, à Paris. Des enregistrements clandestins réalisés ce jour-là, dont Mediapart a diffusé des extraits, le prouvent.
Notre enquête prouvait par ailleurs l’implication personnelle d’Alexandre Benalla dans un contrat sécuritaire avec un oligarque proche de Poutine, alors qu’il travaillait à l’Élysée. Il ressortait également de cette même enquête que MM. Benalla et Crase avaient tout fait pour dissimuler des preuves dans cette même affaire du contrat russe, craignant qu’elles ne soient découvertes par la police.
Et pour cause : l’oligarque au cœur de ce volet du dossier est non seulement un proche de Vladimir Poutine mais il est aussi soupçonné de liens avec le pire des groupes criminels de Moscou, d’après plusieurs magistrats européens.
Face à ces informations, dont aucune n’a été démentie par les intéressés depuis leur publication, qu’a décidé le parquet de Paris ? Ouvrir une enquête judiciaire visant plusieurs délits, dont l’atteinte à la vie privée dont auraient été victimes… MM. Benalla et Crase. Le représentant du parquet n’a pas dit si une plainte des avocats de MM. Benalla et/ou Crase avait été déposée en ce sens préalablement.
Plus tard dans la journée du 4 février, le parquet de Paris a fait savoir que ni Benalla ni Crase n’avaient déposer de plainte, mais qu’il avait été « destinataire d’éléments ayant justifié l’ouverture d’une enquête préliminaire des chefs d’atteinte à l’intimité de la vie privée et de détention illicite d’appareils ou de dispositifs techniques de nature à permettre la réalisation d’interception et de télécommunications ou de conversations ».
Mediapart, représenté par les deux responsables des enquêtes du journal Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg (en l’absence du représentant légal de Mediapart Edwy Plenel, retenu au procès intenté par Denis Baupin), s’est formellement opposé à la moindre perquisition dans la rédaction au nom de la protection du secret des sources. C’est la première fois dans l’histoire de Mediapart qu’une autorité judiciaire souhaite perquisitionner nos locaux.
La loi autorise notre refus. En effet, dans le cadre d’une enquête préliminaire, le parquet doit obtenir l’autorisation préalable de la personne visée avant de mener la perquisition. Le parquet peut toutefois obtenir un mandat du juge des libertés et de la détention (JLD) pour rendre la perquisition obligatoire et coercitive. Le procureur adjoint a mentionné cette possibilité lors de nos discussions.
La volonté du parquet de Paris, soumis hiérarchiquement au pouvoir exécutif, de perquisitionner un journal qui ne fait que son travail – publier des informations vérifiées et d’intérêt général – dans une affaire ouverte en défense des intérêts de Benalla et Crase ne laisse pas de surprendre. Et ce, pour plusieurs raisons.
Primo, Mediapart avait été sollicité, vendredi 1er février, par un service de police agissant sous les ordres des juges d’instruction de l’affaire du 1er Mai, réclamant la copie des extraits sonores révélés par Mediapart. Ainsi que Fabrice Arfi l’a écrit, lundi 4 février, à 9 heures du matin, au responsable de la police en charge de cette enquête, Mediapart a annoncé faire droit à cette demande, dont l’objectif est de documenter en procédure la violation du contrôle judiciaire de MM. Benalla et Crase. L’enjeu n’est pas mince : les deux hommes risquent désormais la détention provisoire.
C’est pourtant le même jour, dans le cadre d’une enquête ouverte en catastrophe, que le parquet de Paris a souhaité perquisitionner Mediapart.
Secundo, cette célérité du parquet tranche singulièrement avec sa lenteur et sa mollesse quand, dans le cadre du dossier sur les violences du 1er Mai, le même parquet a mis 48 heures à perquisitionner le domicile de M. Benalla (faute de clé…) et ne s’est pas ému de la disparition, dans l’intervalle, d’une chambre forte appartenant au même Benalla dans laquelle pouvaient dormir des pièces intéressant l’enquête – ou d’autres enquêtes.
Mediapart ne compte pas se laisser intimider par les protagonistes de cette affaire ni par le parquet. Et continuera de vous informer.
LA RÉDACTION DE MEDIAPART
Voir aussi la conférence de presse organisée à Mediapart lundi après-midi (se reporter à l’article original).
• MEDIAPART. 4 FÉVRIER 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart
Un déluge de réactions après la tentative de perquisition à Mediapart
À gauche, les condamnations sont quasi unanimes après la tentative de perquisition ordonnée par le parquet à l’encontre de Mediapart. À La France insoumise, certains hésitent toutefois à dénoncer clairement ce qui aurait pu être une atteinte au secret des sources. LREM, de son côté, garde le silence et ne semble pas concerné par cette atteinte à la liberté de la presse.
La perquisition avortée dans les locaux de Mediapart, lundi 4 février, a fait réagir une large partie de la classe politique française, intervenue à un moment particulier : sur fond de durcissement de la législation sur le droit de manifester (lire ici et là) et après les propos controversés d’Emmanuel Macron sur les médias rapportés par Le Point, le président de la République envisageant que l’État puisse être le garant d’une « neutralité » de la presse.
À gauche, les réactions ont été nombreuses et le soutien unanime. Ou presque. Plusieurs responsables politiques replacent la tentative de perquisition à Mediapart dans un contexte global. Pour David Cormand, secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), la proposition de loi « anticasseurs », les récentes sorties du président sur la presse, ou la répression policière lors des manifestations des « gilets jaunes » font système : « Le respect de la liberté de la presse et donc, de la protection des sources, est constitutive des valeurs d’une démocratie et de notre république. L’affaire Benalla devient chaque jour davantage une affaire d’État. La loi dite “anticasseurs”, l’usage d’armes dites semi-létales par les forces de l’ordre, la tentation du recours bonapartiste au référendum pour “gérer” le mouvement des gilets jaunes, les indiscrétions du chef de l’État qui évoque la nécessité de contrôler les médias… Tout cela concourt à un même imaginaire qui fragilise les valeurs de notre République. Intimider les médias contribue au climat de délitement de notre démocratie. »
Emmanuel Macron et Alexandre Benalla. © Reuters
Emmanuel Macron et Alexandre Benalla. © Reuters
Même inquiétude du côté de Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste (PCF) : « Loi anti-manifestation, perquisitions dans une rédaction qui bouscule le gouvernement… La France de Macron glisserait-elle vers un régime autoritaire ? Le secret des sources doit être garanti tout comme la liberté de la presse. » Fondateur du mouvement Génération.s, qui a publié un communiqué pour dénoncer « une inacceptable opération d’intimidation », Benoît Hamon soutient « sans réserve » Mediapart. Il observe que « cette histoire s’inscrit dans la droite ligne de la loi qui interdit de manifester ! Il y a tout un pan des libéraux qui, historiquement, n’ont jamais aimé les contre-pouvoirs : le peuple, la presse… Macron est dans cette ligne, cette affaire est incroyable… ».
Au PS, on a fait mine de s’étonner que les policiers « aient été plus efficaces pour perquisitionner Mediapart que pour rentrer chez Benalla ». « La protection des sources des journalistes est un pilier de la démocratie, ajoute Olivier Faure, le premier secrétaire du parti. La violation de ce principe est une entame grave à la liberté de la presse et à son indépendance. »
Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, a quant à lui exprimé sa solidarité :
À La France insoumise (LFI), les réactions ont été davantage contrastées. Avec, d’un côté, les Insoumis soutenant sans ambiguïté Mediapart, et de l’autre, les Insoumis ironisant sur le sort du journal, qui serait coupable de n’avoir pas soutenu leur mouvement lors de la série de perquisitions ayant visé La France insoumise, le 16 octobre, dans le cadre d’une double enquête préliminaire – l’une concernant l’emploi d’attachés parlementaires, l’autre les comptes de la campagne présidentielle (lire ici ou là ou encore là, ce que nous écrivions).
Côté « défenseurs », la tête de liste LFI aux européennes, Manon Aubry, a ouvert le bal. Tout de suite après l’annonce de la tentative de perquisition, elle tweetait pour dénoncer la « pente très dangereuse » prise par le pouvoir, sans toutefois, à l’instar de la députée Clémentine Autain, faire référence aux perquisitions de LFI. Les députées Caroline Fiat ou Mathilde Panot ont elles aussi déploré une attaque envers la liberté de la presse : « Même si tous à Mediapart ne nous ont pas soutenus, mes principes ne sont pas à géométrie variable : toute ma solidarité aujourd’hui aux journalistes », a souligné l’élue d’Ivry-sur-Seine.
L’eurodéputé Younous Omarjee et le député Ugo Bernalicis ont exprimé leur « solidarité » avec le journal et dénoncé la « dérive autoritaire » du pouvoir. Le député François Ruffin, par ailleurs journaliste, a quant à lui retweeté sans mot dire l’information « brute » délivrée par Mediapart sur la perquisition.
Chez LREM, le silence est d’or
La réaction a été beaucoup moins amène du côté de Jean-Luc Mélenchon et de certains de ses proches, au risque de choquer beaucoup d’internautes, y compris des Insoumis, sur les réseaux sociaux. Le leader de LFI s’est contenté d’un retweet amer visant à rafraîchir la mémoire de Mediapart : « Souviens-toi l’automne dernier. » Numéro deux du mouvement et candidat en deuxième position sur la liste aux européennes, Manuel Bompard a accusé « la dérive autoritaire du pouvoir », tout en soulignant que « ceux qui en sont victimes aujourd’hui regrettent sans doute d’avoir aidé la manœuvre en octobre dernier ». Adrien Quatennens y est lui aussi allé de son ironie cinglante :
Le député de Seine-Saint-Denis Alexis Corbière s’est fendu d’un premier tweet interpellant Mediapart afin de « rappeler votre absence de soutien quand nous avons protesté contre les perquisitions de nos locaux et la prise de nos fichiers ». Puis il a jugé bon d’ajouter, quelques minutes plus tard, un mot sans ambages : « Quand on perquisitionne des médias pour remettre en cause le secret des sources, c’est la liberté de la presse qui est piétinée. C’est une question de principe. »
Du côté de la majorité, le silence semble d’or, en tout cas la marque d’un besoin de confort pour ne pas froisser l’autorité judiciaire. Aucune parole publique d’élus ou responsables de La République en marche n’a été prononcée sur cette affaire susceptible de remettre en cause le secret des sources de Mediapart.
Sollicités, seuls la députée de l’Essonne Marie Guévenoux et le président du groupe à l’Assemblée nationale, Gilles Le Gendre, ont finalement accepté de réagir en milieu d’après-midi. Pour les deux élus, la chose est simple, comme le résume la première : « Il ne m’appartient pas comme parlementaire d’apporter un commentaire sur des investigations judiciaires en cours. Il en va de l’équilibre de nos institutions. Si le procureur a outrepassé ses droits, vos avocats peuvent engager les recours nécessaires. » Pour Gilles Le Gendre, Mediapart a fait valoir son droit de refuser cette perquisition dans le cadre d’une affaire judiciaire qu’il n’a pas à commenter.
Sur le fond, la procédure hors norme du parquet qui aurait pu mettre en danger le secret des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse reconnue par la loi et la Cour européenne des droits de l’homme ? Aucune réponse. « Circulez, il n’y a rien à voir », semblent dire ces deux élus, pour qui la question fondamentale ici posée ne relève donc pas de leur champ de réflexion. Le délégué général de LREM, Stanislas Guerini, n’a pas donné suite à notre sollicitation.
Sur une vingtaine de députés du parti présidentiel et du centre contactés, seule Frédérique Dumas, ex-LREM ralliée à l’UDI, a accepté de prendre position : « Je ne souhaite pas commenter, comme députée, une décision prise par le procureur. Je suis néanmoins surprise de l’attention portée au plus haut niveau à M. Benalla. Et, de mon côté, je suis attachée à la liberté de la presse et au fait qu’on n’altère pas sa capacité d’investigation. C’est l’oxygène de la démocratie. »
À droite, et surtout à l’extrême droite pourtant jamais avare de poursuites judiciaires contre Mediapart, cette affaire est du pain bénit pour enfoncer un peu plus le pouvoir en place. Dans un tweet, Florian Philippot se demande si la France est encore une démocratie. Thierry Mariani, ancien des Républicains et fraîchement rallié au Rassemblement national, accuse le gouvernement d’aller aussi loin dans les lois liberticides et les pratiques judiciaires que lors de la guerre d’Algérie… À l’instar de Nicolas Dupont-Aignan, il accuse le pouvoir de vouloir neutraliser la presse, comme avec la loi dite contre les « fake news » [4].
Du côté des défenseurs de la liberté d’expression, la condamnation est unanime. Joint par Mediapart, Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ CGT, qualifie cet événement de « totalement fou, surréaliste mais aussi assez prévisible vu l’attitude d’Emmanuel Macron envers la presse et les médias ». « On atteint un point de non-retour, poursuit-il. Il faut réagir très vite et très fort. » Dans son sillage, Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), estime qu’« une telle tentative d’atteinte au secret des sources par des procureurs accompagnés de policiers est une pression inacceptable sur le journalisme d’investigation ».
Certains « gilets jaunes » ont vu dans l’attaque judiciaire contre Mediapart un écho à leur lutte contre le pouvoir et les violences policières. Un groupe d’Argenteuil propose même un rassemblement devant les locaux du journal, pour protester contre « une étape supplémentaire dans l’autoritarisme de M. Macron, une étape de plus dans la violation des libertés fondamentales : dont celle d’être librement informé ».
PAULINE GRAULLE ET MANUEL JARDINAUD
• MEDIAPART. 4 FÉVRIER 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/un-deluge-de-reactions-apres-la-tentative-de-perquisition-mediapart?onglet=full