Dans les couloirs du Parlement et dans les médias, les soutiens du président Abdel Fattah Al-Sissi le répètent à l’envi : 2019 sera l’année de la réforme politique en Egypte.
Ils appellent à réviser la Constitution de 2014, dernier héritage de la révolution de 2011, votée après la destitution du président islamiste Mohamed Morsi par l’armée, et surtout l’article 140, qui limite la fonction présidentielle à deux mandats de quatre ans.
Partisans zélés de la répression menée par M. Sissi contre les Frères musulmans et les révolutionnaires qu’ils honnissent, conquis par sa détermination à mener de front et au pas de charge grands travaux, réformes économiques et lutte antiterroriste, ils ne voient d’autre candidat que l’homme fort de l’armée pour maintenir l’Egypte sur la voie de la stabilité et de la sécurité à l’issue de son second mandat, en 2022.
Ballons d’essai
Aucune demande de révision – que ce soit du président ou d’un cinquième des députés, comme le stipule la Constitution – n’a encore été présentée au Parlement, mais les appels du pied répétés des soutiens du président ont des airs de ballons d’essai.
Les détracteurs de cette réforme en sont convaincus : une initiative émergera au premier semestre 2019 et aboutira sans obstacles. Ils en veulent pour preuve la série de tribunes, publiées fin décembre, par le président du quotidien Akhbar Al-Youm, Yasser Rizk, qu’ils voient comme le premier acte d’une campagne orchestrée au sommet de l’Etat.
Le quinquagénaire, proche du président Sissi, s’en défend. « C’est mon opinion, je n’ai pris l’autorisation de personne : ni du président ni des renseignements. J’ai pour habitude d’interagir avec eux en partenaire, non comme celui qui attend un feu vert ou rouge », explique l’ancien correspondant militaire. « Je veux que mon pays soit comme la Suède, la France ou les Etats-Unis. Il nous faut encore dix ans pour réussir », poursuit M. Rizk. Il suggère d’étendre le mandat actuel à six ans pour offrir à M. Sissi deux années supplémentaires au pouvoir, et de limiter les prérogatives du Parlement au profit du président, notamment sur la formation du gouvernement.
Garde-fou au retour des Frères musulmans
Yasser Rizk nie vouloir ouvrir la voie à une présidence à vie, comme l’en accusent ses détracteurs, déjà inquiets de la dérive autoritaire du régime et de sa personnification autour de M. Sissi. « Après deux révolutions, en 2011 et 2013, ce n’est pas possible », assure le journaliste.
Telle n’est pas non plus l’intention du président, ajoute-t-il. Mais il propose d’établir un Haut Conseil pour la protection de la Constitution – dirigé par M. Sissi et composé de responsables politiques et militaires – pour « protéger les principes de la révolution du 30 juin [2013] ». Une proposition encore « controversée » parmi les soutiens du président, reconnaît-il, mais qu’il voit comme un garde-fou au retour des Frères musulmans en politique.
Un autre garde-fou inévitable, à ses yeux, est la suppression de l’article sur la justice transitionnelle, qui pose les bases d’une réconciliation avec la confrérie islamiste, désormais classée organisation terroriste. Ses dirigeants et des milliers de ses membres, arrêtés depuis la destitution du président Morsi et la répression de ses partisans par l’armée, qui a fait au moins 800 morts à l’été 2013, sont toujours en prison.
« De mon vivant, ça n’arrivera pas, lance M. Rizk. Une majorité de la population le refuse et l’armée ne le permettra pas. Ils ont tué des milliers de personnes, brûlé des églises et ont perdu la confiance du peuple. »
Le journaliste plaide pour que la réforme constitutionnelle – qui devra être approuvée par un vote du Parlement et un référendum – ait lieu avant la fin de la session parlementaire, en juin. « L’avenir de la gouvernance de l’Egypte est incertain aux yeux des gouvernements et des investisseurs étrangers. Etendre le mandat maintenant restaurera la confiance », argue Yasser Rizk.
S’il se défend d’en avoir parlé avec le président, les propositions qu’il formule sont en tout point identiques à celles dévoilées, un mois avant la publication de ses tribunes, par des sources anonymes au sein de l’Etat au site d’information indépendant Mada Masr.
Le lobbying auprès des députés, des intellectuels et faiseurs d’opinion ont officieusement débuté.
« Des réunions ont lieu presque quotidiennement au siège des renseignements généraux (RG) entre ses représentants et le bureau du président pour finaliser les amendements et la date du référendum », lit-on dans un article de Mada Masr, qui ajoute que Mahmoud Al-Sissi, le fils du président et haut gradé au sein des RG, présiderait ces réunions, sous la supervision de son chef, Abbas Kamel. « Il est possible qu’ils mettent sur pied des groupes, au sein des renseignements mais aussi de la présidence, pour envisager des scénarios sur l’avenir », se borne à répondre M. Rizk.
Les efforts de lobbying auprès des députés, ainsi que des intellectuels et faiseurs d’opinion, ont officieusement débuté. Dominé par les soutiens du président, le Parlement est acquis. « La question n’est pas si on doit amender la Constitution, mais quand.On doit procéder par étapes, pour s’assurer de l’aval de toutes les entités – le Parlement, les intellectuels, les citoyens », plaide le secrétaire général de la Coalition en soutien à l’Egypte (majoritaire, au pouvoir), le député Ahmed Al-Segeny, favorable aux propositions de Yasser Rizk et au maintien au pouvoir de M. Sissi.
Une opposition laminée
Il n’y a que quelques rares députés de l’opposition, réuni dans la Coalition 25-30 (indépendants), pour s’y opposer publiquement.
« Nous étions tous descendus dans la rue contre la dictature. Rien n’en reste, si ce n’est la Constitution. »
« Le 25 janvier, on a fêté le huitième anniversaire de la révolution. Nous étions tous descendus dans la rue contre la dictature. Rien n’en reste, si ce n’est la Constitution et la limite du mandat présidentiel », plaide ainsi le député Haïtham Al-Hariri. Mais, il sait « la route totalement pavée pour cette réforme ». L’opposition, islamiste ou révolutionnaire, a été laminée par la répression et dans les médias, à la botte du pouvoir. Rares sont les voix dissidentes à se faire entendre.
Les pétitions et appels contre cette réforme du mouvement Solidarité et du Mouvement civil et démocratique, qui réunissent des personnalités libérales et de gauche critiques du pouvoir, ont été peu relayés. Leurs arguments juridiques n’ont aucun écho.
« Le président Sissi s’est engagé à respecter la Constitution de 2014 ; il ne pourrait donc pas bénéficier de ces amendements. Mais ses conseillers font fi des principes républicains et constitutionnels : la Constitution est le jouet du président », déplore le politologue Moustapha Kamel Al-Sayyid.
Sur le plan international, « la plupart des pays apprécient ce que le président Sissi fait contre le terrorisme et l’immigration clandestine ».
Ceux qui agitent le risque « d’installer un nouveau dictateur à la présidence pour trente autres années », à l’instar de l’ancien candidat de gauche à la présidentielle Hamdeen Al-Sabahi, sont la cible de campagnes de diffamation.
Tous s’attendent à voir fleurir pétitions et manifestations, à l’initiative des soutiens du pouvoir, pour rallier l’opinion à cette réforme. Ils ne misent guère sur la communauté internationale pour s’y opposer.
« La plupart des pays apprécient ce que le président Sissi fait contre le terrorisme et l’immigration clandestine. C’est tout ce qui compte à leurs yeux, poursuit M. Al-Sayyid. Les pays européens ne voient pas de bonne alternative en Egypte car le président Sissi a fait de son mieux pour empêcher l’émergence de forces politiques. Il ne reste que lui et l’armée. Il y aura certainement quelques déclarations, mais pas plus. »
Hélène Sallon (Le Caire, envoyée spéciale)