Le 27 janvier, le président Emmanuel Macron a commencé sa première visite officielle en Egypte. Les relations entre les deux pays et leurs présidents n’ont jamais été aussi bonnes. Emmanuel Macron a justifié le soutien de la France à l’Egypte, malgré les graves violations largement documentées commises par le gouvernement du président Abdel Fattah Al-Sissi, en expliquant que la France considère ce pays comme un rempart contre le terrorisme. Emmanuel Macron a même affirmé que « la sécurité de ce pays ami, c’est aussi notre propre sécurité ».
Au nom de cette amitié, la France a vendu beaucoup d’armes à l’Egypte, devançant les Etats-Unis pour devenir son principal fournisseur entre 2013 et 2017. Rien qu’en 2017, elle lui a livré pour plus de 1,4 milliard d’euros d’équipements militaires et de sécurité. La France a fourni des navires de guerre, des avions de combat et des véhicules blindés, tandis que des entreprises françaises – avec l’accord des autorités – ont fourni des outils de surveillance et de contrôle des foules. En décembre 2018, au Caire, la ministre de la défense, Florence Parly, a coupé le ruban du premier Salon d’armement égyptien aux côtés d’Al-Sissi.
Critiqué pour ce soutien, le président Macron a répondu vouloir être pragmatique et refuser de « donner des leçons » à Al-Sissi sur les droits humains. Mais il ne s’agit pas que la France fasse la leçon à l’Egypte ou d’un problème soulevé par des activistes naïfs ignorant les risques sécuritaires dans le pays. Le problème est ici que la France favorise directement les abus et ne respecte pas ses propres obligations internationales en matière de réglementations sur les ventes d’armes, qui interdisent les transferts vers des pays où il existe un risque important qu’elles puissent être utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves des droits humains.
Les autorités françaises affirment qu’elles n’ont délivré des licences pour des équipements militaires que dans le cadre de la « lutte antiterroriste » en Egypte, non pour des opérations de maintien de l’ordre. Mais comme l’ont démontré des rapports récents d’Amnesty International et de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) avec l’Observatoire des armements, les forces de sécurité égyptiennes ont utilisé des véhicules blindés fournis par la France pour disperser violemment des sit-in pacifiques. Amnesty International a noté que « les véhicules français ne se contentaient pas d’accompagner les forces de sécurité, mais constituaient eux-mêmes des outils de répression, jouant un rôle très actif pour écraser l’opposition ».
Vente de gilets jaunes interdite
En réponse à ces critiques, le gouvernement français fait valoir que ces exportations étaient destinées à l’armée égyptienne et non à la police. Mais la France aurait dû assurer le suivi de l’utilisation de ces armes et équipements, et rien n’indique qu’elle ait stoppé les transferts d’armes dès lors qu’il est devenu clair que l’Egypte avait détourné leur utilisation.
Outre son soutien direct à l’armée et à la police, le gouvernement français a autorisé des entreprises françaises à vendre aux autorités égyptiennes différents systèmes de surveillance pour intercepter les communications et contrôler les mouvements sociaux. La surveillance sans cesse croissante de l’Etat égyptien a été utilisée pour cibler les militants des droits humains et du travail, les personnes LGBT, les militants politiques et les universitaires. La peur d’Al-Sissi à l’égard des mouvements sociaux est si grande qu’en décembre son gouvernement a interdit la vente de gilets jaunes par crainte de manifestations avant l’anniversaire du soulèvement de 2011.
Même les affirmations de la France selon lesquelles Al-Sissi est essentiel à la lutte contre le terrorisme apparaissent peu convaincantes. L’Egypte est indéniablement confrontée à une dangereuse insurrection de combattants extrémistes dans le nord de la péninsule du Sinaï, un territoire historiquement marginalisé. Mais la façon dont les forces de sécurité égyptiennes la combattent est un exemple classique d’abus qui non seulement violent les droits mais ont aussi aliéné de larges segments de la population que ces actions sont censées protéger.
Les forces égyptiennes ont procédé à des destructions massives illégales d’habitations et à des expulsions forcées de dizaines de milliers d’habitants du nord du Sinaï, sans aide ou avec peu ou pas d’hébergement temporaire pour les personnes contraintes de quitter leur foyer. Les enquêtes de Human Rights Watch montrent que l’armée et la police égyptiennes ont procédé à de nombreuses arrestations arbitraires, disparitions forcées, actes de torture et exécutions extrajudiciaires dans le nord du Sinaï, tout en tentant de cacher ces abus en limitant l’accès à tout observateur indépendant. Les habitants de la région nous ont dit qu’ils ne savaient plus à qui faire confiance. Mais cela ne dérange pas la France de fermer les yeux sur ces abus au nom de la lutte antiterroriste.
Soutien inconditionnel et exempt de critique
Ailleurs en Egypte la situation n’est guère meilleure. Torture et disparitions forcées se produisent régulièrement, et les prisons surpeuplées aux conditions de détention brutales deviennent, selon d’ex-détenus, un terreau fertile pour la radicalisation. Les autorités égyptiennes ont utilisé le prétexte du contre-terrorisme pour s’attaquer à toute forme de dissidence. Elles ont non seulement interdit les Frères musulmans en tant qu’organisation terroriste, mais aussi des groupes laïques comme le Mouvement de la jeunesse du 6 avril, un groupe militant ayant joué un rôle-clé dans les manifestations contre Moubarak en 2011. Une vidéo du ministère de l’intérieur de mars 2018 dépeint une menace sécuritaire contre l’Egypte émanant de groupes allant de l’organisation Etat islamique (EI) à des organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch.
En offrant un soutien inconditionnel et exempt de critique, la France ne pousse pas l’Egypte à revoir son approche actuelle. Malgré les efforts militaires massifs du gouvernement, les habitants du nord du Sinaï ne se sentent guère plus en sécurité. De nombreuses personnes déplacées ces dernières années par la violence disent avoir perdu tout espoir de rentrer chez elles. Selon les données compilées par l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), le nombre d’événements violents armés en Egypte a presque doublé entre novembre et décembre 2018 du fait de l’intensification des combats entre les forces égyptiennes et l’EI. Selon l’Acled, l’Egypte est devenue en décembre le troisième pays le plus actif en termes de violence sur le continent africain, après la Somalie et le Nigeria.
Dans ce contexte, on se demande qui est naïf dans son approche de l’Egypte : les organisations de défense des droits humains qui documentent une « guerre contre le terrorisme » incontrôlable créant manifestement plus d’ennemis chaque jour, ou un gouvernement français qui continue de déverser des armes sur un problème qui semble s’aggraver ?
Personne ne demande au président Macron de donner des leçons à Al-Sissi, mais bien de respecter les obligations de la France en matière de respect des droits humains. La France devrait suspendre les ventes et fourniture de matériel de sécurité et d’assistance à l’Egypte jusqu’à ce que cette dernière mette fin aux graves violations, et mettre en place un suivi efficace de l’utilisation finale de ces matériels afin de s’assurer que la France ne se rend pas complice de graves crimes.
Nadim Houry (Directeur du programme terrorisme/contre-terrorisme de Human Rights Watch) et Bénédicte Jeannerod (Directrice France de Human Rights Watch)