A partir, surtout, du milieu des années 1980, la chute des dictatures militaires (Indonésie) et autres régimes de loi martiale (Philippines) en Asie du Sud-Est, comme d’ailleurs en Amérique latine, à ouvert une période dite de démocratisation. Elle est pour l’essentiel aujourd’hui close. La tendance « lourde » est maintenant une montée de l’autoritarisme, accompagnée d’attaques croissantes à l’encontre des droits humains, même les plus élémentaires.
Cette tendance n’est pas propre à cette partie du monde, tant s’en faut, et a de multiples causes. Elle a pris des formes différentes suivant les pays. L’Asie du Sud-Est est en effet une région particulièrement diverse et complexe dans sa géographie comme dans son histoire. Si l’on tente d’analyser les évolutions politiques en cours d’un point de vue d’emblée global, on court le risque de ne pas aller au-delà de généralités parfois trompeuses, en se concentrant sur l’impact des facteurs internationaux (qui, par ailleurs, sont traités dans d’autres chapitres de ce dossier). Nous ferons ici l’inverse : choisir un certain nombre de pays qui, chacun à sa manière, illustre une facette spécifique de la « crise de la démocratisation », aboutissant soit au retour soit ou au maintien de régimes autoritaires ou dictatoriaux.
Les Philippines et la faillite d’une « démocratie élitiste ».
La tradition parlementaire est plus importante aux Philippines que dans tout autre pays d’Asie du Sud-Est. Elle a pris forme sous la colonisation états-unienne, dès avant l’indépendance (décrétée en 1946). Vidée de contenu sous le régime de loi martiale de Ferdinand Marcos (1972-1986), elle a été rétablie après le renversement de la dictature.
La Constitution adoptée dans la foulée du soulèvement de 1986 était la plus démocratique dans l’histoire du pays (et de bien d’autres). Les élections à l’Assemblée nationale se font par circonscription, coûtent très cher et sont dominées par les élites. Une minorité de député.es seront dorénavant élu.es, à la proportionnelle, sur des listes nationales dont la fonction est d’assurer la représentation des secteurs populaires et marginalisés de la société. Cependant, quand la dynamique transformatrice initiée par la « révolution de février » s’est épuisée, les organisations politiques traditionnelles en ont pris le contrôle par le biais de formations politiques fantômes. Aujourd’hui, seuls les mouvements soutenus par le PC (maoïste, clandestin) arrivent encore à obtenir des élu.es.
La vie parlementaire a repris son cours d’avant 1972. Les partis traditionnels n’ont pas de programme, défendant les intérêts de grandes familles possédantes, implantées dans les provinces : les « clans » ou « dynasties politiques ». Le clientélisme est de règle, ainsi que les renversements d’alliances en faveur du clan qui emporte la présidentielle. Beaucoup d’argent est dépensé dans la joute électoralex et cet investissement doit être rentable pour qui l’emporte. Sous Benigno Aquino III (président de 2010 à 2016), les dérives de ce système marqué par l’entre-soi des élites se sont accentuées. Les pauvres n’ont bénéficié ni de la « démocratie » ni du développement économique. Les classes moyennes se sont retournées contre une présidence trop incompétente et corrompue.
C’est la faillite de la « démocratie élitiste » qui a ouvert la voie à la victoire inattendue de Rodrigo Duterte, l’actuel président. Ce dernier appartient bien à un clan régional, mais qui n’était pas intégré aux cercles du pouvoir. Il a joué de cette marginalité politique et géographique (il était maire de Davao, dans l’île méridionale de Mindanao), de sa capacité à parler-peuple, des réseaux sociaux, en se présentant comme l’homme fort qui agirait, libéré du système.
Malgré sa démagogie populiste, Duterte s’attaque aux pauvres de bien des façons. Ce sont plutôt les classes moyennes qui le soutiennent activement. La « guerre à la drogue » lui a permis d’imposer l’arbitraire et l’impunité comme une nouvelle norme. Les assassinats extrajudiciaires perpétrés par la police, les (para)militaires et hommes de main font partie du quotidien. En deux ans, elle avait déjà fait, selon les estimations de 7 000 à 20 000 victimes, le chiffre réel étant certainement proche du haut de la fourchette. Comment qualifier un tel régime ? Certains courants de la gauche philippine pensent qu’il est fasciste, d’autres pas (ou pas encore), mais cela dépend de la définition très variable que chacun donne du fascisme. Face à cette situation, un large front de défense de la démocratie et de la justice sociale s’est constitué dans le cadre de la coalition iDefend [2].
Quand la population perd tout espoir dans les institutions (politiques, judiciaires, administrative…), le basculement dans un régime ouvertement autoritaire et arbitraire peut s’avérer particulièrement brutal.
La Thaïlande et la démocratie étranglée
Depuis les années 50s, l’armée a assuré son contrôle sur la société thaïlandaise et la monarchie a considérablement renforcé son pouvoir (y compris économique, elle serait devenue la famille royale la plus riche du monde). La phase de démocratisation s’est ouverte en 1992 avec l’adoption d’une Constitution relativement progressive visant à la modernisation institutionnelle du pays. Le milliardaire Thaksin Shinawatra a emporté une première victoire électorale en 2001. Il n’était pas antimonarchique, mais représentait l’aile moderniste de la bourgeoisie thaïlandaise. Il s’est acquis un large soutien populaire en mettant en œuvre des programmes sociaux. Ancien lieutenant-colonel de police, il a couvert des exécutions extrajudiciaires au nom de la « guerre au crime » et contre l’irrédentisme musulman dans le sud du pays ; néanmoins, il a redonné aux élections un rôle effectif et a élargi l’espace démocratique en laissant des revendications populaires s’exprimer jusque dans le champ électoral. Les mouvements sociaux ont gagné en force et visibilité, la gauche a retrouvé une capacité d’expression politique au sein de la mouvance composite des Chemises rouges, rassemblant ses soutiens dans la population (en particulier dans le Nord, le Nord-Est et la région de Bangkok).
L’élection de Thaksin (puis de son épouse Yingluck, une fois qu’il a été contraint à l’exil) a débouché sur une période d’instabilité et de crise aiguës. La popularité des Shinawatra a été confirmée à trois reprise lors d’élections (2001, 2005, 2011) : cependant, tous les pouvoirs établis, y compris les institutions judiciaires et la Cour suprême, ont refusé de reconnaître le verdict des urnes. Les élites conservatrices ne pouvaient accepter que la « populace » vienne modifier le jeu électoral, que la légitimité de revendications sociales soit reconnue et qu’une figure d’autorité « bienveillante » s’impose en concurrence avec celle du roi. Accusé de corruption (un mal largement partagé en Thaïlande), Thaksin a subi deux putschs judiciaires. Par ailleurs, un vent réactionnaire a soufflé sur les classes moyennes de la capitale, qui rêvaient d’interdire aux pauvres de voter sous prétexte qu’ils seraient sensibles aux démagogues. Les Chemises blanches, royalistes, largement recrutées dans les classes moyennes de la capitale, ont été mobilisées face aux Chemises rouges à l’encontre desquelles l’armée a commis un véritable massacre à Bangkok en 2010. La loi martiale a été instaurée. Un premier coup d’État a eu lieu en 2006, puis un second en 2014. Ce dernier a mis un point final à l’ouverture démocratique, l’armée imposant une Constitution militaire intérimaire la dotant de pouvoirs exceptionnels.
La reprise en main a été radicale. Représentée par le général Prayuth Chan-ocha, l’armée s’est à nouveau retrouvée au centre du pouvoir. Après la mort de son père, c’est le prince héritier Vajiralongkorn, un homme caractériel (il a nommé son caniche à la tête de l’armée de l’air), volage, réputé cruel, qui a assuré la succession sous le nom de Rama X de la dynastie de Chakri (et non sa sœur, la princesse Sirindorn, pourtant plus rationnelle). Le crime de lèse-majesté et l’invocation de la sécurité nationale sont utilisés pour museler oppositions politiques et mouvements sociaux. La menace de représailles traverse les frontières jusqu’en France et en Europe, à l’encontre notamment des membres du Réseau international des Thaïlandais pour la démocratie. En Thaïlande même, on note cependant un regain de mobilisations sociales et démocratiques.
Rama X a pour projet l’imposition d’une monarchie absolue. Il veut rompre en sa faveur l’équilibre traditionnel des pouvoirs entre les militaires et le palais royal.
Après de nombreux reports, des élections législatives viennent d’être annoncées pour le 24 mars 2019. Le scrutin se tiendra alors que règne un état juridique d’exception [3]. Bien que les partis soient à nouveau autorisés à faire campagne, ils n’auront que très peu de temps pour s’y préparer – à la différence de l’armée qui a préparé le terrain. Quelle que soit son éventuelle issue, les centres réels de pouvoir se situeront en dehors du parlement [4].
En Birmanie, la démocratie impossible
En 2015, le retour au pouvoir de la Ligue nationale pour la Démocratie semblait montrer que de grandes avancées démocratiques étaient encore possibles. En 1988, l’armée avait frustré ce parti de sa victoire électorale. Sa figure de proue, Aung San Suu Kyi, avait passé quelque 20 ans en résidence surveillée. Elle incarnait la résistance à la dictature militaire, une dissidence obstinée. Elle avait reçu le prix Nobel de la Paix.
Il a fallu rapidement déchanter. Pas de réelle démocratisation. Le régime est resté sous le contrôle constitutionnel de l’armée – avec cette fois l’aval d’Aung San Suu Kyi. Pire encore, la Birmanie a été le théâtre de l’une des plus vastes opérations d’épuration ethnique des temps modernes, avec l’exil forcé de quelque 700.000 Rohingya, population majoritairement musulmane habitant la région côtière de l’Arakan. Cette fois encore, Aung San Suu Kyi a couvert le crime de son autorité, non pas parce qu’elle était otage des militaires, mais parce qu’elle appartient et s’identifie à l’ethnie dominante en Birmanie – et parce que très gros enjeux économiques étaient en cause : il fallait faire place nette pour d’importants investissements, dont ceux liés à la construction d’un « corridor » reliant la Chine à l’océan Indien.
Le prix Nobel de la Paix de Suu Kyi lui a été retiré. Ce fut une expérience très amère pour les associations, pour toutes celles et tous ceux qui s’étaient mobilisé.es en sa défense des années durant.
Fondé en 1996, Info-Birmanie assure en France un suivi solidaire de ce pays et met à notre disposition une documentation fouillée [5]. Sur le plan international, le Transnational Institute (TNI, Amsterdam) fait de même, en anglais, notamment en ce qui concerne les droits des nombreuses minorités ethniques [6].
L’Indonésie, l’héritage de la dictature et la montée de l’islamisme
L’ouverture démocratique en Indonésie remonte à la chute de la dictature Suharto (1998), qui fut l’une des plus sanglantes de l’histoire contemporaine. Elle a permis, l’année suivante, l’élection à la présidence de la République d’Abdurrahman Wahid, dit Gus Dur. Il dirigeait la grande association musulmane Nahdlatul Ulama (plutôt laïque, très éloignée de l’islamisme contemporain) et était positionné à gauche. Il a engagé des réformes et tenté de régler la crise au Timor oriental, encore sous brutale occupation militaire indonésienne. Il s’est rapidement heurté à l’armée qui, en 2001, a encerclé le palais présidentiel. Démis de ses fonctions par l’Assemblée nationale, Gus Dur a été remplacé par Megawati Soekarnoputri, fille du « père de l’Indépendance ». Elle restera à ce poste jusqu’en 2004.
L’espace démocratique en Indonésie s’est depuis réduit comme peau de chagrin du fait de la faiblesse des forces de gauche, du poids de l’armée (jamais épurée après le changement de régime), de l’héritage politique de la dictature et de la montée de mouvements islamistes. Les principaux candidats à l’élection présidentielle ont souvent été membres du parti du dictateur Suharto, le Golkar, ou ont occupé des postes importants, civils ou militaires, durant son règne. Des réformes électorales successives ont rendu de plus en plus difficiles les candidatures indépendantes des grands partis nationaux, régionaux ou locaux.
L’élection présidentielle de 2014 a suscité bien des espoirs. Il n’y avait que deux candidats en lice. D’un côté Prabowo Subianto, figure de la dictature Suharto devenue multimillionnaire et membre d’unités militaires coupables de nombreux massacre. De l’autre Joko Wido, dit Jokowi, gouverneur de Djakarta, un outsider n’appartenant ni à un clan politique ni aux grands milieux d’Affaires, cultivant un profil de technocrate libéral et efficace.
Jokowi a emporté la joute électorale. Cependant, il avait dans son entourage des hommes de la dictature, comme l’ancien chef des services secrets indonésiens ou le général Wiranto. Ce dernier a été placé en 2016 à la tête du ministère contrôlant les services de sécurité, ce qui a provoqué une vive protestation d’Amnesty International : il avait été inculpé de crimes contre l’humanité par un tribunal parrainé par l’ONU !
La montée conjointe du racisme et d’un radicalisme islamiste, en rupture avec les traditions dominantes de l’islam indonésien, pèse dorénavant sur le déroulement des élections. En 2017, les mouvements conservateurs musulmans ont massivement occupé la rue pour s’opposer à la réélection de Basuki Tjahaja Purnama (dit Ahok) parce qu’il était chrétien et chinois, en l’accusant de blasphème. Or, Jokowi a choisi comme candidat à la vice-présidence, pour 2019, Ma’uf Amin, l’un des responsables de la campagne de diffamation contre Ahok.
La répression des opposants se durcit. Les discriminations contre les religions minoritaires, les homosexuel.les, les femmes, la liberté d’expression et de comportement se multiplient. La situation varie suivant les lieux dans cet immense archipel, mais de façon croissante, les pouvoirs administratifs cèdent aux exigences de mouvements intolérants qui veulent faire disparaître de l’espace public tout ce qui n’est pas « musulman » (dans leur définition sectaire du terme).
Les désillusions sont fortes, car les milieux progressistes espéraient qu’avec Jokowi, l’espace démocratique serait au moins préservé, même s’il n’était pas élargi.
En Malaisie, un tyran repenti ?
De 1957 (date de l’indépendance) à 2018, la Malaisie a été dirigée par une même coalition, d’abord sous le nom d’Alliance, puis, à partir de 1973, sous celui de Barisan Nasional (Front national). Constituée sur une base confessionnelle, elle comprenait trois partis : l’UMNO malais (United Malays National Organisation), la MCA chinoise (Malaysian Chinese Association) et le MIC indien (Malaysian Indian Congress), l’UMNO étant le parti dominant dans cette coalition.
La principale personnalité politique de la Malaisie indépendante est Mahathir Mohamad, cinq fois élu Premier ministre de 1981 à 2003. Populairement appelé « Docteur M », cet ancien médecin, promoteur du nationalisme malais, est devenu une figure charismatique et autoritaire. Revenu au pouvoir en 2018 après avoir constitué une autre coalition, il apparaît aujourd’hui comme un « tyran repenti », selon l’expression du journaliste Bruno Philip [7].
Mahathir a dirigé la Malaisie d’une main de fer pendant 22 ans. Il a persécuté ses opposants, dont Anwar Ibrahim, plusieurs fois incarcéré pour corruption et sodomie. Si l’homosexualité n’est pas criminalisée en tant que telle sur le plan fédéral, l’outrage à la pudeur avec un autre homme l’est, ainsi que la sodomie (homosexuelle ou hétérosexuelle) – un leg de la législation coloniale britannique. Anwar a constamment affirmé avoir été la victime de règlements de comptes politiques. Condamné à neuf ans de prison en 2000, il n’est libéré qu’en 2004, après que la Cour suprême l’ait acquitté de toutes les accusations. De nouveau accusé en 2008, il est finalement condamné en 2015 à cinq ans de prison, mais a été libéré en 2018 après la victoire d’un bloc d’opposition piloté par… Mahathir lui-même.
Depuis 2013, le pays était dirigé par Najib Razak, élu Premier ministre par deux fois. Après le départ de Mahatir en 2003, le régime ne s’était pas démocratisé, tant s’en faut : la vie politique était ponctuée de règlements de comptes, d’assassinats non élucidés, d’emprisonnements arbitraires [8]. Une loi édictée en 2018 contre les « fake news » pouvait être utilisée pour s’attaquer plus systématiquement encore au droit d’expression des opposants. Or, le retour à la tête de l’État de Mahathir Mohamad, vainqueur des élections de mai 2018 à la tête de l’Alliance de l’espoir, Pakatan Harapan (PH), une nouvelle coalition de quatre partis, marque un nouveau tournant vers plus de démocratie.
Anwar Ibrahim a été libéré de prison. Pour symboliser ses nouvelles vertus démocratiques, Mahathir en a fait son dauphin : si tout se passe comme annoncé, Anwar devrait lui succéder en 2020. Un autre opposant hier deux fois embastillé, Lim Guan Eng, a été nommé ministre des Finances – il est le premier membre de la minorité chinoise à être nommé à un tel poste depuis quarante-quatre ans.
Mahatir propose l’abolition de la peine de mort, accorde une liberté nouvelle à la presse et annonce une politique plus égalitaire entre les membres des diverses communautés religieuses et ethniques. À l’heure où ces lignes sont écrites, il est bien trop tôt pour prévoir ce qu’il adviendra de ses engagements. L’ambivalence de la situation est illustrée par le « point d’étape » présenté, fin 2018, par la coalition de défense des droits humains Suaram : d’un côté, elle dresse une longue liste d’exigences démocratiques sur lesquelles le Premier ministre fait silence. De l’autre, elle reconnaît que l’année écoulée est celle d’un grand tournant, le changement d’administration donnant l’occasion de fleurir aux aspirations de la population [9].
Le Vietnam à l’heure capitaliste
Dans les pays d’Indochine, le développement du capitalisme a été impulsé de façon autoritaire par les partis au pouvoir et il a, en retour, renforcé les traditions bureaucratiques préexistantes tout en soumettant les populations à de nouvelles formes de dépendance.
C’est le cas au Vietnam où, à la suite de la Chine, le régime impulse le développement d’un nouveau capitaliste, sans remettre en cause le règne d’un parti unique. Cette transition autoritaire provoque de nombreuses résistances sociales et nationales, posant la question du respect de droits pourtant formellement garantis par la Constitution.
Un projet d’« unités administratives et économiques spéciales » a été préparé, provoquant en juin 2018 des manifestations de rue sans précédent dans de nombreuses villes du pays. La concession de ces zones franches devait en effet être remise à la Chine. Hanoi est pourtant en état de quasi-guerre avec Pékin sur le contrôle d’archipels en mer de Chine du Sud, mais les affaires étant les affaires et la corruption aidant…
Les manifestant.es portaient des pancartes avec des mots d’ordre tels que « Pas de terre à louer pour la Chine pour 99 ans, pas même pour une journée ». Les femmes étaient bien souvent en tête des cortèges, en particulier des anciennes combattantes de la guerre de libération. Le pouvoir a dénoncé la manipulation des sentiments patriotiques par des « saboteurs et troubleurs » (sic).
Les zones économiques spéciales accordent aux investisseurs étrangers la possibilité de ne pas respecter le droit du travail, d’employer des fonctionnaires, de profiter d’allégements fiscaux, d’employer une main-d’œuvre étrangère sans permis pendant 180 jours, d’ouvrir des casinos (le tout favorisant l’expansion de la prostitution ?) [10].
En 2014, le Vietnam avait connu une vague de manifestations et d’émeutes, touchant au moins 22 provinces. En fait, les luttes sociales urbaines et rurales font partie du paysage politique. Il y a beaucoup de grèves ouvrières et de résistances paysannes, en particulier contre l’accaparement de leurs terres. La répression peut être brutale (on compte des morts et des cas de torture) du fait de la police ou de nervis. La justice condamne plus souvent les protestataires qu’elle ne les protège.
Dans cette situation, la répression politique s’accentue. Dernièrement, la blogueuse Mẹ Nấm a été condamnée à 10 ans de prison pour avoir écrit des articles sur Facebook. Le professeur Chu Hảo, directeur des éditions Tri Thức [Connaissances], une des maisons d’édition les plus ouvertes et les plus appréciées du pays, est menacé de sanctions.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que la justice est politique au Vietnam. La nouveauté, c’est qu’elle est maintenant au service d’un capitalisme de connivence et non plus seulement d’une bureaucratie de parti-Etat.
Le Laos et le bassin du Mékong
Au Laos, autre pays d’Indochine, la « mise en valeur » en cours du bassin du Mékong illustre l’ampleur du problème. 51 barrages ont été construits et 46 autres étaient en construction en juillet 2018, cet énorme marché attirant des transnationales de nombreux pays, dont la France. Des projets pouvant être soutenus par la Banque mondiale qui assure que toutes les précautions sont prises pour garantir la préservation de l’environnement et des droits des populations locales (condamnées pour certaines à être déplacées ou privées de leurs ressources alimentaires). Comment garantir quoi que ce soit de tel quand l’ensemble du cours du Mékong se voit impacté, alors que le régime étouffe toute expression démocratique et contrôle étroitement l’information, que les l’objectif des « partenaires économiques » de toute nationalité est le profit, que l’influence de Pékin est aujourd’hui dominante…
On n’évoque pas ici des dangers hypothétiques. Les incidents et les incidences sont d’ores et déjà multiples. L’un des plus graves accidents est la rupture d’un battage le 23 juillet 2018 faisant probablement des centaines des centaines de victimes, si ce n’est un millier. 6000 personnes ont dû fuir. 5 milliards de mètres cubes d’eau ont été libérés dans la rivière Sékong (un affluent du Mékong), bon nombre de villages étant noyés en aval. Le désastre était parfaitement prévisible [11].
Qu’est devenu Sombath Somphon ? La disparition forcée de Sombath Somphonau Laos représente une expérience amère pour la solidarité Europe-Asie. Il a été enlevé selon toutes vraisemblances par un service de police après avoir joué, en 2012, un rôle pivot dans l’organisation du Forum populaire Asie-Europe (AEPF) de Vientiane. Ce forum est organisé tous les deux ans, parallèlement aux rencontres intergouvernementales Asie-Europe (ASEM).
Fondateur du Centre de formation pour un développement participatif, très connu et reconnu pour son engagement auprès des paysans, Sombath avait été le principal interlocuteur issu de la société civile auprès du monde associatif investi dans le Forum populaire et auprès des gouvernements participants à la rencontre ASEM. Lors de la séance d’ouverture, ce rôle avait été salué par le vice-ministre laotien présent à la tribune.
Pourtant, deux mois plus tard, le 15 décembre, Sombath a été victime d’une disparition forcée. Depuis, le gouvernement laotien refuse de donner une quelconque information sur ce qui lui est arrivé. Tout porte à croire que Sombath a déplu à une fraction du parti unique au pouvoir.
Son enlèvement a provoqué un scandale diplomatique et de vives protestations de la part de l’Union européenne et des Etats-Unis (sans être pour autant accompagnées de sanctions concrètes). Tous les ans, pour leur part, les associations impliquées dans le Forum populaire publient une déclaration exigeant des autorités laotiennes qu’elles disent ce qui lui est advenu. A chaque nouvelle réunion du Forum, son épouse, Shui Meng Ng, est invitée à intervenir et témoigner. Sombath n’est pas oublié [12].
Le Cambodge et les les ambitions dynastiques de Hun Sen
Le tissu social au Cambodge a été particulièrement affecté par l’ampleur des bombardements US pendant la période finale de la guerre d’Indochine et, plus profondément encore, par le régime de terreur établit par les Khmers rouges sous la direction de la fraction Pol Pot. Le sort de la population est longtemps resté une question « secondaire » face aux enjeux géopolitiques, Washington et les puissances occidentales s’alliant avec Pékin et Phnom Penh contre Hanoï.
Ce sont les Vietnamiens qui ont renversé le régime khmer rouge en 1979, ont placé Hun Sen à la tête du pays, puis se sont retirés. Hun Sen est un ancien Khmer rouge, mais n’appartenait pas à la fraction Pol Pot (qui liquidait toute dissidence interne). Il a rompu avec l’Organisation en 1977. Il est aujourd’hui encore le Premier ministre.
Après la signature d’un accord de paix en 1991, le pays a bénéficié d’une aide internationale massive, mais qui a été largement détournée au profit du développement d’intérêts privés, de clans politiques et d’un capitalisme sauvage imbriqué à de nombreux trafics (à la frontière thaïlandaise en particulier). L’économie est aujourd’hui dopée par une fièvre d’investissements, notamment chinois. Le régime politique se referme. L’opposition a été dissoute, ses dirigeants en prison ou en exil. Les réseaux sociaux, hier libres, sont placés sous contrôle, ainsi que la presse et les nombreuses ONG. Hun Sen fait face à une crise de légitimité.
Pour la génération qui avait vécu la guerre d’Indochine et la terreur polpottienne, il bénéficiait d’une légitimité, vu les épreuves traversées. Ce n’est plus le cas pour la génération suivante, qui juge l’évolution du pays – et prends la mesure du contraste entre le développement économique d’un côté et la montée des inégalités sociales de l’autre – ainsi que l’omniprésence de la corruption, le népotisme et la restriction croissante des libertés.
Hun Sen répond à cette situation en exaltant l’identité khmère, en promouvant les « valeurs traditionnelles », en s’identifiant à la Nation. Depuis la mort de l’ancien roi Norodom Sihanouk (qui avait abdiqué) en 2012, il tente de se construire une légitimité royale. Selon l’universitaire Astrid Norén-Nilsson, il s’agit de donner « à la dérive autoritaire du régime une légitimité divine et d’introduire la notion de succession dynastique » [13]. L’offensive idéologique s’accompagne de mesures bien concrètes, comme l’adoption en février 2018 d’une loi de lèse-majesté, sur le modèle de celle existant en Thaïlande, qui vient s’ajouter à un arsenal répressif déjà redoutable.
Les années 2013-2014 ont connu un pic de mobilisations. L’opposition politique était alors capable de descendre dans la rue, des manifestations massives se déroulaient avec une participation remarquable de grévistes (du secteur textile en particulier). En juillet 2016, un analyste politique très influent, Kem Ley, a été assassiné après la publication d’un article sur l’immense fortune clan Hun Sen. Plus d’un million de personnes ont assisté à ses funérailles. Aujourd’hui cependant, la capacité de résistance populaire semble faible.
En arrière-plan, un tournant autoritaire mondial
Il faut se garder porter un regard « exotique » sur la montée de l’autoritarisme en Asie du Sud-Est. La question se pose dans tous les continents, y compris l’Europe. Les structures de l’Union européenne sont autoritaires par bien des aspects, les parlements nationaux n’ayant « pas le droit » de prendre des décisions de fond contraires aux réglementations et traités en vigueur sans qu’une épreuve de force ne soit engagée à leur encontre par le Conseil, la Commission et la Banque centrale (c’est le cas notamment de la Grèce depuis les années 2010).
Dans de nombreux pays occidentaux, la tendance est également à l’autoritarisme. En France, le verticalisme présidentiel et la non-représentativité (sociale comme politique) de l’Assemblée nationale sont mis en accusation à l’occasion de la crise ouverte par le mouvement des gilets jaunes, depuis novembre 2018. Aux États-Unis, Donald Trump n’est pas le dernier à exprimer tout son mépris à l’égard des droits humains. Au Brésil, le président Bolsonaro affirme ouvertement son attachement à la dictature et à ses pratiques mortifères. Partout (ou presque), l’exercice des droits civiques est restreint au nom de politiques sécuritaires et les systèmes de surveillance deviennent de plus en plus intrusifs.
Qu’elle l’ait ou pas méritée par le passé, la « démocratie occidentale » a perdu son aura. Le « modèle chinois » de Xi Jinping en bénéficie : le mode de développement capitaliste qu’il prône (et les financements qu’il offre) correspond aux attentes d’une partie significative des classes dominantes dans la région, même s’il implique d’être accompagné de pratiques politiques autoritaires. Les libertés d’association, d’expression et de manifestation sont corsetées, et, dans bon nombre de pays, les ONG nationales sont de plus en plus placées sous contrôle étatique, l’aide qu’elles reçoivent de leurs partenaires internationaux est taxée, surveillée, voire interdite. Le risque est de voir la solidarité internationale criminalisée – un risque qui devient réalité dans certains pays.
Pierre Rousset