Le chemin qui mène à l’usine traverse des friches hérissées de végétation. Entre les buissons, des chevaux mâchouillent l’herbe sèche. Une charrette chargée de fumier frais avance au pas. Des immeubles gris se dressent au bout de la rue ; du bois de chauffage s’entasse devant les entrées. Puis, enfin, derrière une clôture de 2 mètres de haut, la façade métallique d’une construction moderne scintille dans le soleil du matin. L’asphalte autour de l’usine est méticuleusement balayé, les arbres et les îlots de pelouse sont proprement taillés. On se croirait en Allemagne.
Mais l’usine Pirin-Tex se trouve aux portes de la petite ville de Gotsé Deltchev, dans le sud-ouest de la Bulgarie. Ici, 2 000 ouvriers, répartis en deux équipes, découpent, cousent, repassent, nettoient et emballent des costumes pour Hugo Boss et d’autres marques. Chaque semaine, quelque 12 000 vêtements sortent de l’usine, la plupart destinés au marché allemand. Le contraste entre cette usine et cette région rurale ne pourrait être plus grand, et pourtant, les deux sont étroitement liées. Car l’usine ne serait pas là si les salaires bulgares ne comptaient pas parmi les plus bas de l’Union européenne. Et plus grand monde ne transporterait du fumier sur une charrette tirée par un cheval si l’usine versait de meilleurs salaires.
Une des rares entreprises qui autorise les syndicats
“Pour tenir, je fais pousser des fruits et des légumes”, explique Kostadin Draguinov, qui travaille depuis vingt-trois ans au sein du service de coupe de Pirin-Tex et qui dirige le syndicat local Podkrepa. Avec sa famille, il cultive des pêches, des pommes, des prunes et des noix sur un petit lopin de terre. Ils vendent sur le marché ce qu’ils ne consomment pas. “Ça fait l’équivalent d’un mois de salaire supplémentaire par an”, a-t-il calculé.
Malgré tout, l’argent manque. Car son salaire est d’environ 450 euros bruts – y compris les heures supplémentaires et autres. Et il ne couvre même pas ses besoins de base. Pour boucler ses mois, il lui faudrait au moins 1 000 euros. Sa femme a bien quelques revenus elle aussi mais à la moindre dépense imprévue, ils ne s’en sortent plus.
Pirin-Tex est “l’usine modèle” du pays, l’une des rares entreprises qui autorise les syndicats et qui paye des heures supplémentaires et des salaires aussi élevés. Aussi, si Kostadin Draguinov peine à joindre les deux bouts, on imagine aisément ce qu’il en est de la grande majorité des 200 000 ouvriers textiles du pays.
H & M, Adidas, Hugo Boss ou Burberry produisent en Bulgarie
Etonnament, la Bulgarie est un centre important de l’industrie mondiale de la confection. H & M, Adidas, Hugo Boss ou Burberry, nombreuses sont les grandes marques qui produisent dans ce pays de l’Union européenne. Et “eu égard au coût de la vie, les salaires sont encore pires qu’en Asie”, dénonce Bettina Musiolek, de la Clean Clothes Campaign, un réseau d’ONG qui lutte aux quatre coins du monde pour l’amélioration des conditions de travail dans le textile.
La plupart des travailleurs de ce secteur en Bulgarie ne gagnent que le salaire minimum légal, soit 260 euros. Or le coût de la vie dans ce pays est à peu près la moitié de celui observé en Allemagne. Certaines choses comme le beurre y coûtent même plus cher.
Les vêtements fabriqués en Bulgarie sont made in Europe, mais ils ne sont pas forcément produits dans des conditions plus éthiques qu’en Asie. Lorsqu’on visite quelques-uns des ateliers du pays, on comprend vite pourquoi. On saisit aussi en quoi la vie des travailleurs d’ici est liée aux entreprises et aux consommateurs occidentaux. Et à l’Union européenne, dont la Bulgarie est membre depuis 2007.
Ils travaillent douze heures par jour, parfois sept jours par semaine
L’usine de Koush Moda se trouve dans le village de Tranak, près de la mer Noire. Elle fournit notamment H & M et emploie 340 personnes, principalement des femmes. Beaucoup d’entre elles appartiennent à la minorité turque qui vit en Bulgarie. “Tu commences le matin à 8 heures mais tu ne sais jamais quand tu vas partir”, explique une travailleuse qui préfère rester anonyme de crainte de perdre son emploi. Selon la Clean Clothes Campaign les abus sont monnaie courante dans cette usine : au lieu des huit heures légales, les ouvriers y travaillent souvent douze heures par jour, parfois sept jours par semaine. Des cars les déposent le matin à 8 heures et viennent les rechercher le soir après 20 heures. Certaines ouvrières gagnent jusqu’à 459 euros par mois, mais c’est le fruit d’efforts constants. Si elles ne font pas d’heures supplémentaires, elles ne touchent même pas le salaire minimum. Sans parler d’un salaire qui leur permette de vivre – que le syndicat bulgare KNSB estime à 1 200 euros mensuels.
Koush Moda récuse ces critiques. L’usine aurait occasionnellement un surcroît de travail, mais “nous nous opposons à ce genre d’heures supplémentaires abusives, nous écrit la direction. Ce que l’on vous a dit des salaires est faux. Cela ne reflète pas la réalité.” Le salaire brut est de 260 euros, plus une vingtaine d’euros pour les repas, poursuit-elle. “Et la rémunération de toutes les heures supplémentaires est calculée selon les règles en vigueur.” Lorsque nous l’interrogeons, le groupe H & M nous répond qu’il a fait contrôler l’usine par une société tierce au mois de mai. “Aucun signe de violation de la législation sur le salaire minimum” n’aurait été mis en évidence. “Il en est de même de la rémunération des heures supplémentaires.”
“Ce sont les salariés qui doivent négocier le montant des salaires”
Toute autre réponse aurait été étonnante. Car Koush Moda fait partie des fournisseurs “Or” et “Platine” de H & M. Il y a cinq ans, le groupe avait annoncé que, d’ici à 2018, les usines ainsi labellisées devraient s’être organisées pour verser “des salaires assurant le minimum vital” et que “850 000 ouvriers du textile seraient concernés”. Il prévoyait en outre que 60 % de ses produits sortent de ces usines. Dans un récent rapport, H & M indique avoir dépassé ces objectifs : 930 000 ouvriers de 655 usines bénéficieraient de sa “stratégie du salaire décent”.
Mais que signifie “concernés” ? Est-ce que le salaire des travailleurs a augmenté ? “Avec les propriétaires des usines, les gouvernements et les salariés, nous favorisons un processus permettant d’atteindre des salaires qui assurent la subsistance”, commente Hendrik Heuermann, responsable du développement durable chez H & M. “Ce sont les salariés qui, avec l’aide de leurs représentants, doivent négocier le montant de ces salaires avec leur gouvernement – ce n’est pas le rôle de H & M. Ce n’est pas nous qui payons les salaires.”
Soit, mais il y a très peu de représentants des travailleurs en Bulgarie. Et lorsqu’il y en a, ils n’ont guère d’influence. Les nombreux travailleurs à domicile, qui n’ont généralement pas de contrat, sont particulièrement fragiles. D’autres ont un contrat à mi-temps mais effectuent de facto un temps plein. Beaucoup de ces ateliers ne répondent pas aux questions des médias et refusent qu’on les visite.
Cinq secondes pour faire un ourlet, quatre secondes pour coudre une poche
Apolo, à Gotsé Deltchev, fabrique des uniformes et des vêtements de chasse. Ses employés travaillent même les jours fériés. Son propriétaire nous montre la porte : “Je n’ai rien à dire. Si ce n’est que la confection bulgare est dans le pétrin.”
En comparaison, les conditions de travail chez Pirin-Tex semblent idéales. En règle générale, Kostadin Draguinov et ses collègues rentrent chez eux après huit heures de travail et travaillent un samedi sur deux. Et ils sont mieux payés que dans la plupart des autres usines textiles. Mais, pour la première fois depuis longtemps, le salaire de Kostadin Draguinov stagne. Car cette année, le syndicat et le patron allemand de l’usine, Bertram Rollmann, n’ont pas signé d’accord collectif.
Lorsque nous accompagnons Bertram Rollmann dans les trois bâtiments pleins de machines de l’usine, personne ou presque ne lève les yeux. Personne ne nous salue. Les femmes, qui s’alignent en de longues rangées serrées, sont penchées sur leur machine à coudre. Il faut cinq secondes pour faire un ourlet de pantalon et quatre secondes pour coudre une poche. Devant chaque femme, un petit écran indique sa situation par rapport aux objectifs de production. La plupart n’arrivent qu’à 60 %. “Comment faire pour travailler plus vite si les machines ne vont pas plus vite ?” demande Elka Karajilieva, qui travaille à la coupe.
Les grands marchés que sont l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie sont à deux pas
Bertram Rollmann veut augmenter la productivité. Il s’inquiète de la compétitivité internationale de l’usine. Certes Hugo Boss confirme avoir accepté ces trois dernières années de financer des hausses de salaire de 6 % par an pour le personnel de Pirin-Tex. Mais cette année, Bertram Rollmann a davantage couplé les salaires à la réalisation des objectifs et il en a réduit la partie fixe. “Rollmann veut nous exploiter toujours plus. Aujourd’hui, il y a seulement cinq ouvriers qui réalisent les objectifs de Pirin-Tex”, s’insurge Kostadin Draguinov. Pour Bertram Rollmann, ces cinq personnes sont justement la preuve que les objectifs sont réalisables. Le patron ne comprend pas ces critiques. Il parle de l’évolution de la conjoncture. “Il ne sera bientôt plus possible de se payer un site de cette taille”, s’inquiète-t-il. Et il pourrait avoir raison.
Pendant des dizaines et des dizaines d’années, le textile a été un pilier de l’économie bulgare. Pour une bouchée de pain, des centaines de milliers d’ouvriers cousaient des vêtements ; aujourd’hui, en dépit des machines, une armée de petites mains reste nécessaire. “Le secteur textile bulgare propose un bon rapport qualité-prix”, commente Gueorgi Milev, qui travaille pour Texar, une agence qui met en contact des marques de mode internationales et des sites de production bulgares. Avant 1990, c’était un secteur important de l’économie : des entreprises modernes qui faisaient tout, depuis le design jusqu’aux tissus et aux vêtements, travaillaient avec des clients de l’Est comme de l’Ouest. Aujourd’hui, sur l’ensemble de la chaîne de création de valeur, la Bulgarie ne conserve que la partie mal payée, la couture, qui dépend de contrats internationaux. Elle conserve également son avantage géographique : les grands marchés que sont l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie sont à deux pas. Et la fiscalité est favorable aux entreprises qui sont toutes imposées au taux forfaitaire de 10 %.
Mais beaucoup de choses ont changé. En 1993, quand Bertram Rollmann a fondé l’usine de Gotsé Deltchev, il avait “une liste d’attente de 2 000 candidats”, se souvient-il. Aujourd’hui, la main-d’œuvre manque. “Je dois refuser des contrats.” Depuis trois ans, 1 500 des 3 500 employés de Pirin-Tex sont partis. Bertram Rollmann s’attend à ce que le nombre d’employés se stabilise autour de 1 500. Et si les capacités baissent, estime-t-il, il faut bien que la productivité et la création de valeur augmentent.
Si les salaires étaient plus élevés, les contrats s’en iraient en Turquie ou au Cambodge
C’est ainsi qu’il se bat contre la crise. Mais il risque au contraire de l’aggraver, car elle tient précisément aux rémunérations. C’est grâce aux bas salaires que l’industrie textile est restée dans le pays, mais c’est à cause d’eux que les gens partent. “Comme la Bulgarie est membre de l’Union européenne, les Bulgares sont libres de choisir où ils veulent travailler, explique Gantcho Gantchev, professeur d’économie à l’université du Sud-Ouest, à Blagoevgrad. En Grande-Bretagne ou en Allemagne, ils gagnent cinq fois plus en travaillant comme ouvrier du bâtiment ou comme femme de ménage.” Tout cela, Bertram Rollmann le sait aussi. Mais que faire ? “En Grande-Bretagne, ils gagnent facilement 1 500 euros – je ne peux pas suivre.” À son avis, si les salaires étaient plus élevés, la Bulgarie ne serait plus compétitive et les contrats s’en iraient ailleurs. En Turquie ou au Cambodge, par exemple.
Le fait est que depuis 1990 1,5 million de Bulgares ont quitté le pays ; la population est passée de 9 à un peu de plus de 7 millions de personnes. Le nombre de Bulgares qui vivent en Allemagne a fait un bond de 563 % depuis 2007, selon l’Office allemand de la statistique ; rien que l’année dernière, 45 000 Bulgares sont arrivés dans le pays. Résultat : en Bulgarie, la main-d’œuvre vient à manquer. Son modèle économique, où la faiblesse des salaires crée un avantage concurrentiel, ne fonctionnera plus longtemps si seuls restent ceux qui ne peuvent pas partir. Il n’y a qu’une hausse des salaires qui puisse stopper l’exode, estime Gantcho Gantchev : “C’est le seul instrument économique qui permettrait de stabiliser le marché.” Or, si l’on en croit Gueorgi Milev, de l’agence Texar, “beaucoup de marchés ne se soucient plus que d’une chose : baisser les prix”.
Quelque part entre les deux se trouvent les ouvriers. “En Bulgarie, un enterrement coûte 400 euros”, confie le syndicaliste Kostadin Draguinov. “Ici, personne n’a autant d’argent de côté. On ne peut même pas se permettre de mourir.”
Carolin Wahnbaeck
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