La présentation, mercredi 16 janvier, du rapport de l’ONG Front Line Defenders sur la répression de mouvements sociaux en Égypte avait une solennité particulière. Pour l’occasion, la conférence de presse était organisée au siège de la CFDT, qui voulait ainsi marquer sa « solidarité avec les travailleurs égyptiens », et en présence d’un représentant des Nations unies, Michel Forst, rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des défenseurs des droits humains.
Les accusations portées par Front Line Defenders sont lourdes et documentées. « Le régime du président Abdel Fattah al-Sissi punit les défenseurs du droit du travail par des disparitions, des passages à tabac en prison, des actes d’intimidation de la part des forces de sécurité, des licenciements collectifs, des retenues de salaires et d’indemnités, et des procès devant des tribunaux militaires », accuse l’ONG dans son rapport, fruit de plusieurs mois d’enquête et d’auditions d’une trentaine de travailleurs, syndicalistes, avocats, militants…
Et si cette conférence est organisée en France, c’est que la principale « étude de cas » de cette répression présentée par le rapport concerne une entreprise nationale, Naval Group, qui a confié à un chantier d’Alexandrie la construction de corvettes (anciens navires d’escorte) et où vingt-six ouvriers sont actuellement poursuivis par un tribunal militaire pour incitation à la grève.
D’une manière générale, les travailleurs égyptiens sont confrontés, depuis cinq ans, à une répression féroce de toute velléité de protestation, soutenue par une série de lois destinées à museler les éventuels opposants. Le monde syndical égyptien était déjà marqué par le quasi-monopole assuré à l’ETUF (Fédération syndicale égyptienne), un syndicat directement contrôlé par l’État et créé en 1957 par Nasser.
En septembre 2017, al-Sissi a fait adopter une nouvelle loi renforçant encore la domination de l’ETUF. Ce texte prévoit notamment l’interdiction des syndicats fondés sur des bases partisanes, religieuses, sectaires ou politiques. Ces infractions sont sanctionnées d’une peine de quatorze ans de prison. La loi interdit également tout syndicat de moins de 150 membres.
Une autre évolution centrale pointée par le rapport est la militarisation croissante de l’économie. « Depuis 2015, une nouvelle loi autorise l’armée à fonder des entreprises financées par du capital étranger ou national, explique Front Line Defenders. L’armée a depuis annoncé une série de projets qu’elle finance elle-même ou par le biais de contrats gouvernementaux, notamment la construction de nouveaux complexes hôteliers, des cimenteries, des fermes piscicoles, la distribution de fournitures hospitalières, et des compteurs d’eau. »
Parallèlement, plusieurs textes sont venus donner à l’armée le pouvoir de juger des civils s’en prenant aux installations dont elle est propriétaire. L’article 204 de la Constitution de 2014 prévoyait déjà le jugement de civils par des tribunaux militaires « s’ils commettent des infractions contre le personnel militaire, l’équipement, les usines, les fonds, les secrets ou les documents de l’armée ». Et un décret d’octobre 2014 d’al-Sissi a encore étendu la juridiction militaire aux atteintes contre toute installation publique.
De plus en plus d’entreprises sont ainsi désormais détenues par l’armée, qui y impose une véritable loi martiale et où toute création de nouveau syndicat, autre que l’ETUF, est systématiquement réprimée. Les grèves, elles, sont interprétées comme des atteintes à des installations publiques et valent à leurs leaders d’être traduits devant des tribunaux militaires.
Les défenseurs de droits humains (DDH) « affirment que depuis » l’arrivée au pouvoir d’al-Sissi, « plus de 15 000 civils, dont des DDH, des journalistes, des photographes et des enfants ont été déférés devant des tribunaux », constate le rapport. Et, depuis 2016, « des licenciements en masse ont eu lieu en représailles à des grèves et des sit-ins pacifiques dans au moins 14 entreprises ».
« Avant, nous ne voyions que de petits changements après des grèves et des manifestations, désormais nous ne voyons plus rien. Maintenant, le message du gouvernement est que la grève ne te donne aucun droit, mais qu’elle te fait renvoyer de ton poste et comparaître devant la justice militaire », résume Fatma Ramadan, une des figures du mouvement syndical égyptien.
Le rapport souligne que cette répression syndicale frappe encore plus durement les militantes, qui font l’objet de pressions au sein même de leur syndicat. « Le sexisme et plusieurs attaques liées au genre ont cours au sein même des syndicats en Égypte, dans le but de limiter le travail important des défenseures des droits humains (FDDH). Les FDDH dans les secteurs de la santé, de l’enseignement et du textile disent avoir été évincées des postes de leadership des organisations pour lesquelles elles avaient contribué à la fondation », écrit l’ONG.
Dans un pays vivant sous état d’urgence depuis avril 2017, les accusations de violations de droits de l’homme, de violences et d’arrestations arbitraires sont également monnaie courante. « Les autorités font régulièrement disparaître les DDH ou les arrêtent et torturent par différents moyens, tels que des chocs électriques, des passages à tabac, des viols, et des entailles sur le corps, affirme Front Line Defenders. Les forces de sécurité ont la liberté d’arrêter ou de faire disparaître les défenseurs du droit du travail et les leaders syndicaux à leur gré, pour des “crimes” tels que l’organisation d’une grève, des enquêtes sur les atteintes des droits dans les usines, et pour s’être montrés solidaires envers leurs collègues détenus, licenciés ou blessés. Les forces de sécurité jouissent d’une impunité quasi absolue pour ces exactions. »
« Je suis allé voir le chef pour lui parler de nos réclamations. Il m’a dit de dégager »
Pour illustrer cette répression des mouvements sociaux, le rapport détaille une « étude de cas » : la répression depuis 2016 des ouvriers des chantiers de la société Alexandria Shipyard (ASY), basée à Alexandrie, qui construit actuellement trois navires pour le groupe français Naval Group. ASY n’est pas une entreprise comme les autres : d’abord propriété de la Société du canal de Suez, elle a été transférée au ministère des transports, avant d’être placée en 2006 sous la tutelle de l’Organisation des services et industries de la marine, qui dépend directement de l’armée égyptienne.
En mai 2016, la colère gronde sur le chantier. L’inflation frappe durement les maigres portefeuilles et l’Aïd approchant, Saïd F., ouvrier et ancien représentant syndical du temps où cela était encore autorisé, se porte volontaire pour transmettre au chef de chantier, le général Abdel Hameed Esmat, les doléances des salariés d’Alexandria Shipyard : une augmentation des salaires, une couverture médicale, des équipements de sécurité – casques, gilets de sécurité et extincteurs sont absents du chantier – et le retour de l’ancienne prime de ramadan.
« Nous avions des demandes depuis plusieurs mois. Il y avait du retard sur le versement de nos primes, donc je suis allé voir le chef pour lui parler de nos réclamations. Il m’a dit de dégager, raconte l’ouvrier de 54 ans, interrogé par Mediapart. Quand plus tard dans la journée, le général a fait un tour de l’usine pour contrôler l’avancée des travaux, plusieurs ouvriers ont protesté contre la manière dont j’avais été reçu et lui ont redit ce qu’on réclamait. Ils étaient cinq ouvriers, puis dix, puis vingt… »
À leur mécontentement, le général répond par l’arrogance. « Certains n’ont pas supporté la manière dont ils ont été humiliés, ils ont refusé de continuer le travail ce jour-là et sont restés plantés là où ils étaient. Les autres ont continué à travailler normalement », se souvient Saïd F.
Le lendemain, les ouvriers réitèrent leurs réclamations et demandent « la pitié de leur directeur en ce mois saint ». « 60 % des ouvriers du chantier sont des jeunes, sans année d’ancienneté, leur salaire ne dépasse pas 300 ou 400 EGP [15-20 euros – ndlr] par mois, rappelle le représentant des travailleurs. Ils ont des familles à nourrir, depuis 2010 les prix ne cessent d’augmenter et nos salaires n’ont pas bougé. »
Mais le général Esmat ne l’entend pas de cette oreille et menace de « fermer l’usine sur-le-champ » et de « tous les mettre à la porte ». « Vous ne pouvez pas faire plier l’armée ! », assène-t-il. « On ne l’a pas pris au sérieux », reconnaît Saïd F. Mais le 25 mai au matin, la police militaire se déploie sur le site, les 2 300 ouvriers sont mis au chômage forcé et remplacés les jours suivants par des travailleurs journaliers et des conscrits. À ce jour, 900 d’entre eux n’ont toujours pas retrouvé leur poste.
Vingt-six ouvriers sont convoqués par le parquet militaire ; quatorze s’y rendent et sont placés en détention dans différents commissariats de la ville. « De minuscules cellules de deux mètres sur trois, dans lesquelles sont entassés une dizaine de prisonniers », raconte à Mediapart l’avocat Mohamed Ahmed. « L’objectif est de terroriser l’ensemble des ouvriers en faisant payer le prix du débrayage à quelques boucs émissaires », analyse-t-il. Après six mois de détention, la compagnie égyptienne fait passer un message aux familles : contre la remise de leur démission, les ouvriers pourront recouvrer la liberté.
Sans sourciller, ils s’exécutent, mais les poursuites judiciaires ne sont pas abandonnées. « Ils sont poursuivis pour “incitation à la grève”, mais si cette affaire avait été portée devant un tribunal civil, ils auraient été acquittés rapidement », relate Mohamed Ahmed, lui-même harcelé par les autorités et menacé de représailles à plusieurs reprises, qui déplore la multiplication des procès militaires contre des civils. En novembre 2018, les vingt-six ouvriers sont toujours sans emploi, hors de prison et dans l’attente du verdict du tribunal.
Interrogée au téléphone par Mediapart, Rozenn Douillard, déléguée permanente de la CGT Arsenal de Lorient, liée à Naval Group, est bien au courant de la situation des ouvriers égyptiens mais précise : « Il y a eu des prises de position de la centrale CGT pour interpeller la direction générale ; pour dire que ce qui se passe en Égypte n’est pas en accord avec les valeurs défendues par Naval Group. Nous avons exigé que l’entreprise fasse pression pour la libération de ces ouvriers et l’abandon des charges. On nous a répondu qu’on n’avait pas à intervenir dans le droit égyptien, que ce n’est pas à nous d’interférer. Nous ne sommes pas d’accord, on doit défendre le droit des travailleurs partout. »
Mohamed Ahmed, de son côté, confirme n’avoir jamais eu de contact, ni avec les autorités françaises ni avec la société. « Ils s’en foutent », lâche-t-il. « Naval Group ne nous a offert aucune assistance, aucun soutien, rien », déplore aussi Saïd F.
Après avoir décliné plusieurs fois nos demandes d’interview, la direction de Naval Group a finalement accepté de s’exprimer sur ce sujet sensible. « La seule réponse que je puisse vous dire, c’est que Naval Group n’a pas de lien managérial ou fonctionnel avec le chantier d’Alexandria Shipyard », se défend Emmanuel Gaudez, directeur des relations presse. « Nous n’avons aucun lien avec cette entreprise, ajoute-t-il, c’est le ministère de la défense égyptien qui a contracté avec elle et qui donne des directives, nous n’avons aucun pouvoir d’ingérence dans ce qui s’y passe actuellement […]. Nous n’avons aucune latitude pour intervenir ni même pour mener une enquête interne et nous n’avons aucune raison de le faire, notre contrat est avec le ministère de la défense, pas avec Alexandria Shipyard. »
Faux, selon l’ONG Front Line Defenders : « Bien que Naval Group ait signé un contrat avec le ministère de la défense et non Alexandria Shipyard, des sections du contrat que Front Line Defenders a pu consulter contiennent plusieurs dispositions qui établissent une relation directe entre Naval Group et Alexandria Shipyard. Elles soulignent une présence permanente du personnel de Naval Group sur le site de l’usine », note l’organisation. Une information par ailleurs confirmée par les ouvriers et Emmanuel Gaudez lui-même, qui évalue à 15 à 25 le nombre d’ingénieurs français présents sur le site en fonction des besoins.
La responsabilité de l’État français
Derrière la responsabilité de Naval Group, le rapport pointe celle de l’État français, actionnaire majoritaire à 62,5 % de l’entreprise. « Pendant toute la durée du procès militaire des défenseurs des droits humains, des représentants de l’État français et de l’armée se sont rendus dans l’usine à plusieurs reprises, souligne-t-il. En juillet 2017, l’ambassadeur français en Égypte, Stéphane Romatet, a visité le chantier naval. D’après le site d’Alexandria Shipyard, il était accompagné du consul de France à Alexandrie et de l’attaché à l’armement de l’ambassade de France en Égypte. »
Le rapport formule plusieurs recommandations à destination des différents protagonistes. Au gouvernement égyptien, il demande en premier lieu d’« abandonner immédiatement toutes les charges portées contre les défenseurs des droit du travail » et de « cesser de cibler les syndicalistes et les défenseurs du droit du travail, y compris les femmes, afin qu’elles puissent mener à bien leur travail légitime ».
Front Line Defenders demande à Naval Group de prendre officiellement position dans l’affaire du chantier d’Alexandrie en déclarant « publiquement que les relations entre Naval Group et le ministère égyptien de la défense seront revues si les procès militaires et les actions contre les DDH devaient se poursuivre ». Le groupe devrait également « conduire une enquête interne minutieuse et transparente […], notamment pour déterminer si le personnel de Naval Group ou ses sous-traitants en Égypte se sont rendus complices de ces violations des droits humains, et rendre publiques les conclusions de cette enquête ».
La France, quant à elle, devrait « intégrer la protection des défenseurs des droits humains, y compris les défenseurs du droit du travail, dans la coopération économique, sécuritaire et militaire bilatérale entre la France et l’Égypte ». Front Line Defenders demande également au gouvernement de « garantir que le personnel de l’ambassade de France soit disponible pour observer les procès des DDH, dont ceux se déroulant devant des tribunaux militaires ou pour la sécurité de l’État, et plus particulièrement les procès des défenseurs du droit du travail liés aux projets des entreprises françaises, et faire des déclarations publiques indiquant si oui ou non les procès répondent aux normes internationales ».
Enfin, l’ONG en appelle à l’Union européenne pour qu’elle « conditionne » son « aide financière […] ou toute autre forme d’aide et de dialogue politique à l’élimination des procès militaires contre des civils, ainsi que la torture » et pour qu’elle adopte « des mesures de vigilance pour les investisseurs » afin que les aides « ne soit pas attribuées à des entreprises publiques ou privées qui répriment les ouvriers ou les défenseurs du droit du travail ».
JÉRÔME HOURDEAUX, OLIVIA MACADRÉ ET FRANÇOIS HUME-FERKATADJI