La polémique sur le transfert de la base aérienne américaine de Futenma [considérée comme la plus dangereuse dans le monde, car elle jouxte une zone d’habitation] est entrée dans une nouvelle phase : le 14 décembre dernier, le gouvernement de Shinzo Abe a lancé les travaux de remblaiement dans la baie de Henoko, où les nouvelles installations doivent être construites – un chantier qui aura un plus grand impact sur l’environnement que l’aménagement du site qui l’avait précédé.
Deux mois auparavant, lors de l’élection du gouverneur de la préfecture d’Okinawa, la population avait clairement exprimé son opposition à la construction d’une base à Henoko. Pourtant, le gouvernement continue d’aller de l’avant en prétendant contre toute logique que c’est pour réduire le fardeau excessif des bases américaines existantes sur la préfecture qu’il a décidé d’en construire une nouvelle.
“Jusqu’à quand et jusqu’à quel point Okinawa devra-t-elle supporter [ce fardeau] ?” a demandé en novembre Denny Tamaki, le nouveau gouverneur d’Okinawa, lors d’un entretien avec le Premier ministre. Ce cri du cœur résonne encore en moi.
Tout au long de l’année 2018, la conduite du gouvernement vis-à-vis d’Okinawa a été pour le moins singulière. En mars, il a été révélé que les fonds marins de certains secteurs de la baie de Henoko ont une consistance gélatineuse. Bien que l’étude géologique à l’origine de cette découverte ait été menée par le ministère de la Défense, le gouvernement a attendu deux ans pour publier ses résultats — et il ne l’a fait que sur une demande d’accès à l’information.
Un torrent de critiques
En août, la préfecture d’Okinawa a invoqué cette découverte, ainsi que des infractions à la loi et des violations d’accords entre l’État et les autorités locales, pour annuler le permis de commencer les travaux de remblaiement [accordé en 2013]. Deux mois plus tard, le gouvernement a fait abroger cette décision en se servant de la loi sur les recours administratifs, qui permet normalement aux citoyens de contester des décisions de l’administration qui leur sont préjudiciables. En confiant à un organe de l’Etat – le ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme — le soin de trancher le litige opposant la préfecture au ministère de la Défense, il s’est assuré un verdict en sa faveur. Cette manœuvre a déclenché un torrent de critiques, notamment chez les spécialistes en droit sur les recours administratifs.
Avant même le lancement des travaux de remblaiement, la préfecture avait émis des protestations contre le manquement de l’Etat à sa promesse de veiller à ce que les sédiments utilisés soient conformes aux normes environnementales, mais le gouvernement Abe les avait ignorées. Si le Premier ministre proclame l’importance de la démocratie et de l’Etat de droit vis-à-vis de la Chine et de la Corée du Nord, son comportement est aux antipodes sur le plan intérieur.
Dans les discours officiels sur la construction de la base de Henoko, deux formules reviennent sans cesse : “Nous respectons les souhaits des habitants d’Okinawa” et “Henoko est la seule solution [pour remplacer la base de Futenma]”. Mais est-ce vraiment le cas ?
Triste spectacle
Le projet de transfert de la base de Futenma à Henoko a été officiellement approuvé par le Cabinet en 1999. Pour éviter qu’il ne prenne un caractère permanent, la préfecture d’Okinawa n’a donné son accord que sous certaines conditions, en particulier que les nouvelles installations militaires ne soient pas utilisées pendant plus de quinze ans. Mais ses demandes sont restées lettre morte.
Le triste spectacle qui s’offre aujourd’hui à nos yeux n’est pas sans rappeler les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, quand les États-Unis avaient déployé leurs troupes et leurs bulldozers sur Okinawa pour s’approprier des terres et y construire des bases.
Pour justifier la construction d’une nouvelle base à Henoko, le gouvernement invoque l’importance cruciale d’Okinawa pour assurer la défense du pays face à la menace chinoise. Pourtant, les États-Unis sont en train de revoir leur stratégie, projetant notamment de transférer sur l’île de Guam les marines stationnés à Okinawa, et ils ont aussi une nouvelle vision des “forces de dissuasion”.
En fermant les yeux sur cette évolution de la situation et en construisant une nouvelle base contre l’opinion des habitants, le Japon agit-il réellement dans l’intérêt de la sécurité nationale ? Beaucoup de spécialistes en doutent, dans le pays comme à l’étranger, mais le gouvernement continue de camper sur sa position.
Sa volonté d’accélérer coûte que coûte le déroulement des travaux s’explique indubitablement par le calendrier politique de 2019. Un référendum sur la construction de la base de Henoko doit se tenir en février dans la préfecture. Au mois d’avril, une élection législative partielle est prévue à Okinawa et des élections locales à l’échelon national. Enfin, les élections sénatoriales se dérouleront dans le courant de l’été. En mettant la population devant le fait accompli, le gouvernement espère créer un sentiment de résignation chez les Okinawais et donner au peuple japonais l’impression que le problème de Henoko est résolu. Derrière [la décision du Premier ministre de lancer] les travaux de remblaiement se cachent ces calculs politiques.
Politique de la carotte et du bâton
Le plus inquiétant dans l’attitude du gouvernement est sa tendance à faire pression sur ceux qui s’élèvent contre son projet et à récompenser ceux qui le soutiennent par de généreuses dotations pour le développement de l’économie locale ou d’autres largesses. En recourant à cette politique de la carotte et du bâton, Tokyo a créé de profondes divisions parmi les habitants de la préfecture.
Takeshi Onaga, le prédécesseur de Denny Tamaki, décédé en août dernier, se disait très préoccupé par la manière dont le gouvernement imposait ses décisions aux autorités locales. Non seulement il insistait sur l’identité okinawaise [pour unir les habitants de la préfecture contre le projet], mais il s’efforçait de faire de la polémique de Henoko une question d’intérêt national en proclamant que la démocratie du Japon et l’autonomie locale se trouvaient menacées.
Dernièrement, des initiatives allant dans le même sens ont commencé à voir le jour [en dehors d’Okinawa]. Début décembre, le conseil municipal de Koganei, dans la métropole de Tokyo, a adopté une proposition appelant à la tenue d’un débat national sur la nécessité de remplacer la base de Futenma par de nouvelles installations [dans le pays]. L’idée venait d’habitants originaires d’Okinawa qui souhaitaient que l’ensemble des Japonais se sentent personnellement concernés par le problème.
Le gouvernement pourrait en effet appliquer la même méthode à d’autres projets de construction controversés, des installations relevant non seulement de la sécurité nationale, mais aussi de la politique et de l’intérêt de l’État, telles que des centrales nucléaires ou des usines de traitement de déchets radioactifs.
Souhaitons-nous que notre pays soit gouverné de cette manière ? C’est la question qu’Okinawa, dont l’histoire est jalonnée d’épreuves, pose aujourd’hui à chacun d’entre nous.
Courrier International
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