Journaliste et documentariste, David Dufresne a commencé début décembre à signaler sur Twitter, à l’attention du ministère de l’Intérieur, tous les cas de violences policières dont il prenait connaissance à la faveur du mouvement des « gilets jaunes ». Plus d’un mois après, ce sont 255 dossiers qu’il a « ouvert », après vérification et recoupements de rigueur. Longtemps journaliste à Libération, puis à I-télé avant de participer à la création de Mediapart puis de devenir indépendant pour écrire des livres et de réaliser des films, David Dufresne connaît bien la question du maintien de l’ordre, sujet sur lequel il a publié un ouvrage d’enquête dès 2007. Dans cet entretien, il décrit la situation inédite qui prévaut depuis mi-novembre en France, les nombres faramineux d’interpellations, de gardes à vue mais surtout de blessures et de mutilations. Des actes graves, contraires à la doctrine du maintien de l’ordre, dont les médias peinent à véritablement rendre compte. SB
Sylvain Bourmeau – Comment est né ce qui est devenu un travail journalistique quotidien dont le support de publication est Twitter et qui consiste à relever au jour le jour les violences policières commises à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes » ?
David Dufresne – J’ai commencé début décembre, après l’acte 2, au moment où j’ai vu apparaître des vidéos ou des photos très éprouvantes de mutilations. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. D’un fait nouveau : en France désormais, des gens perdent un œil parce qu’ils viennent manifester le samedi, ou une main, ou l’ouïe. Constatant que ces documents publiés sur Twitter n’étaient pas relayés, j’ai entrepris de les répertorier et de les tweeter à mon tour. Au début par bravade, d’où la formule, que j’ai gardée par la suite : « Allo place Beauvau, c’est pour un signalement… ». Je me suis adressé directement au ministère de l’Intérieur car je sais combien le maintien de l’ordre est une activité très politique, et que ce n’est pas seulement au tireur mais aussi à celui qui l’arme, celui qui lâche la bride – le ministre – de rendre des comptes. J’en ai publié un, puis deux, puis trois, et quatre, en me disant que ça allait bien s’arrêter. A cet instant-là, je n’imaginais pas une seule seconde que cela deviendrait une chronique qui m’occupe désormais au quotidien. En fait, c’est un travail assez colossal car j’essaye, dans la mesure du possible, de contextualiser, de renvoyer vers des articles, ou des posts Facebook qui concernent cet événement précis, de trouver différentes sources, de vérifier et recouper autant que faire se peut, d’apporter, parfois quinze jours ou trois semaines plus tard, des précisions à propos de certains cas.
Pourquoi avoir publier ce travail original directement sur Twitter ?
J’ai trouvé intéressant de le faire là où le mouvement est né et se mobilise, s’organise : les réseaux sociaux. Comme par un effet de miroir. Et c’est, en effet, devenu un travail. Non rémunéré mais quotidien.
Et qui relève du journalisme…
Même si c’est au départ c’est davantage une démarche de documentariste. Ce qui m’a frappé c’est le fait que tous ces gens se mettaient à documenter le mouvement en temps réel. C’est ce qui m’a intéressé aussi. Et puis, bien sûr, le fait que je connaisse bien la question du maintien de l’ordre pour y avoir consacré un livre et un film.
Comment travaillez-vous concrètement ? Twitter n’est que la partie publiée, cela veut dire que vous prenez des notes, que vous ouvrez un dossier pour chaque nouveau cas signalé ?
Twitter, c’est mon imprimeur. Mais il y a effectivement tout un travail en amont. Au départ, je le faisais seul mais maintenant de très nombreuses personnes portent à mon attention des cas, des vidéos nouvelles. Ce qui implique un gros effort de tri car il y a de nombreuses répétitions. Et parfois des erreurs, des vidéos qui n’ont rien à voir avec les gilets jaunes, par exemple. Je tiens donc à jour un fichier dans lequel je note un maximum de choses. J’ai aussi des mots clés tout prêts, une méthode de classement et de numérotation des cas qui permet d’en retrouver toute la liste ou un seul en un clin d’œil sur twitter. J’en suis, pour le moment, à 252 signalements.
Quelle est la proportion de fausses images qui vous sont adressées ou que vous voyez passer sur les réseaux ? Dans quelle mesure leur diffusion s’apparente-t-elle à une tentative de manipulation et d’intox ?
Certains signalements relèvent de la malveillance mais il y a assez peu d’intox. Je reçois, par ailleurs, des signalements qui concernent des violences commises sur des policiers mais ce n’est pas mon propos. Lorsque des personnes me font passer des vidéos de violences qui ne concernent pas les gilets jaunes, des images tournées lors d’autres mouvements par exemple, plus anciens, il s’agit quasiment toujours d’erreurs de bonne foi. Je ne les reprends pas, bien entendu, mais ces erreurs peuvent être intéressantes d’un point de vue historique ou archéologique : c’est ainsi que je me suis aperçu que la pratique qui consiste pour la police à fracasser des téléphones portables ne date pas des « gilets jaunes » mais des manifestations contre la loi travail… Cela m’aide à comprendre que le basculement affolant auquel nous assistons en matière de maintien de l’ordre ne date pas d’aujourd’hui.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la massification de certains phénomènes. De nombreuses vidéos accentuent la dramatisation avec des ralentis, de la musique – du hard rock à la techno… Mais moi, je suis dans une démarche clinique. Je procède à un signalement, c’est comme un rapport qu’il s’agit d’établir. Je dois également prendre garde aux montages parfois. Faire abstraction des commentaires aussi car ils peuvent induire un visionnage qui n’est pas le bon. Ou me méfier aussi du son, ne pas le prendre pour argent comptant. Dans une vidéo, par exemple, on entend « ils ont attaqué la Croix Rouge ! ». Et bien non, il ne s’agit évidemment pas de la Croix Rouge, qui opère sur des théâtres de guerre mais de volontaires. Ceci remis en place, cette vidéo est intéressante car elle témoigne d’une évolution : alors que ce n’était pas le cas lors des premiers actes, on voit désormais ces secouristes volontaires, ces street medics pris pour cible par la police. De la même façon, nous avons tous vu les photographes professionnels attaqués sur les Champs-Elysées mais en réalité les amateurs aussi sont visés, et de plus en plus. Comme si l’on ne voulait pas que toute cette documentation soit produite.
Dans un livre et un film consacré au maintien de l’ordre, vous aviez documenté une évolution profonde depuis d’assez nombreuses années de la doctrine mais aussi de la pratique. Comment replacer dans cette perspective historique ce à quoi nous assistons depuis quelques semaines à la faveur du mouvement des « gilets jaunes » ?
L’histoire a été très bien racontée par des sociologues comme Fabien Jobard ou Olivier Fillieule : la police s’est enfermée dans sa superbe qui voulait qu’après 68 le maintien de l’ordre à la française n’était ni plus ni moins que le génie policier français. Il y avait ça et le Quai des Orfèvres. Le reste, la police de proximité, tout ça, ce n’était vraiment pas au niveau… Et il vrai que la France étant un pays de confrontation, la police a forcément acquis un certain savoir-faire. Des années 68 aux années 2000, la police a donc mis en avant ce savoir-faire même s’il n’était pas totalement exempt de problèmes, notamment dans les années 70, et en 1986 avec la mort de Malik Oussekine mais qui pouvait être vue comme un un accident…
Et puis, au milieu des années 2000, s’est opéré un glissement. Alors qu’en Angleterre et en Allemagne, la désescalade a vu le jour, qui consiste à privilégier la communication, cette nouvelle doctrine a été totalement laissée de côté par une police française toujours très sûre de son savoir-faire. La désescalade consiste d’abord à communiquer à destination des manifestants, en utilisant par exemple des panneaux lumineux, ou des hauts parleurs autrement plus puissants et performants que les inaudibles petits porte-voix dont est encore aujourd’hui équipée la police française pour procéder à des sommations.
Mais la communication peut aussi passer par les réseaux sociaux, et même l’instauration sur le terrain d’un dialogue, une manière de se présenter qui rompt avec l’idée d’apparaître immédiatement surarmé, suréquipé comme c’est encore le cas en France. Il ne faut pas perdre de vue que le maintien de l’ordre est d’abord une police psychologique, une pratique qui relève de la psychologie des foules… Alors même que ces techniques de désescalade ont fait leurs preuves dans de très nombreux autres pays, la police française n’en a pas tenu compte, elle a continué à se raconter qu’elle était la meilleure police de maintien de l’ordre.
Contrairement à ce qui s’est passé dans les pays voisins, le maintien de l’ordre n’a donc pas du tout évolué en France entre 1968 et aujourd’hui ?
Il n’y a pas eu beaucoup d’évolution des techniques, comme je viens de l’expliquer, en revanche les usages des forces de maintien de l’ordre ont considérablement changé. Répondant à ce qui était perçu comme une « demande » de davantage de sécurité de la part de la société française, le pouvoir politique a commencé à envoyer des gendarmes mobiles et des CRS dans les cités populaires, enfin les banlieues, pour faire de la gesticulation et appuyer les BAC. On a ainsi placé des policiers dont le métier consiste à éviter la confrontation et à surmonter la violence dans des situations qui n’ont rien à voir avec celles de maintien de l’ordre pour lesquels ils ont été formés. Et sur le long terme, cette pratique a entraîné de profonds changements psychologiques parmi ces personnels.
Sans doute faut-il ajouter à cela le fait que les policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre ne sont plus les seuls mobilisés lors des manifestation…
En effet, comme le pouvoir politique veut annoncer du chiffre, il mobilise 80 000 policiers le samedi pour les actes des « gilets jaunes » par exemple. Or la France ne dispose pas de 80 000 policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre, gendarmes mobiles ou CRS. Alors on va chercher des gardiens de la paix dans les commissariats, on va chercher la BAC ou la BRI, c’est-à-dire des gens qui sont certes policiers mais absolument pas formés aux techniques du maintien de l’ordre. Un homme de la BAC c’est un cowboy. Sa façon de travailler, c’est le saute-dessus, c’est l’interpellation, c’est la violence – en partie parce que ce à quoi il est confronté en règle générale c’est la criminalité, la délinquance, la violence. Alors quand il se retrouve le samedi face à des manifestants, il les considère comme des criminels, des délinquants…
Je sais que des commandants de CRS refusent de faire du maintien de l’ordre côte à côte avec des policiers de la BAC. Ils leurs disent de prendre le trottoir de gauche pendant qu’ils se chargent de celui de droite, ils refusent de se mélanger. Parce que les méthodes ne sont pas les mêmes. Un type de la BAC en plus agit, comme il le fait depuis une dizaine d’années un peu à l’abri des regards et des caméras. Voilà pourquoi l’on a vu sur les champs-élysées la mise en œuvre de méthodes en gestation dans les banlieues depuis une quinzaine d’années. Les mutilations par flash-balls, par exemple, on en trouve depuis longtemps dans ces quartiers, c’est documenté. En décembre 2017, la deuxième recommandation du rapport du Défenseur des droits, Jacques Toubon, était pourtant très claire à ce sujet : il faut interdire en situation de maintien de l’ordre l’usage des lanceurs de balle de défense (LBD), les nouveaux flashballs. Parce qu’on sait très bien que ce n’est pas du tout adapté au maintien de l’ordre. Ce n’est pas du tout la même chose d’interpeller un individu en fuite parce qu’il vient de braquer une banque et de faire face à une foule.
L’importation dans les situations de maintien de l’ordre de techniques éprouvées dans les banlieues n’a pas attendu le mouvement des gilets jaunes. Dans quelle mesure le pouvoir politique actuel, largement inexpérimenté, a-t-il conscience de l’évolution dont il a hérité, de cette histoire relativement récente ?
C’est vrai que le pouvoir politique en place est assez inexpérimenté. Si j’en crois les biographes de Castaner, il semble qu’il ait plutôt connu l’autre côté de l’ordre… Cela dit ces nouveaux responsables politiques sont quand même entourés de gens dont c’est le métier depuis longtemps. Les historiens pourront nous dire dans quelque temps quels étaient leurs échanges. On brûle d’envie de les connaître. Qu’est-ce que Michel Delpuech peut bien dire à Christophe Castaner ? Et qu’est ce que ce dernier peut lui-même dire à Emmanuel Macron ? J’insiste sur la dimension politique parce qu’il n’y a pas un seul pays, parmi les pays démocratiques, dans lequel le pouvoir politique pèse autant sur le maintien de l’ordre qu’en France. Et d’ailleurs, c’est bien le Premier ministre, Edouard Philippe, qui annonce au journal de 20h combien de policiers seront mobilisés le lendemain. C’est Emmanuel Macron qui le samedi soir fait un communiqué ou un tweet pour défendre les forces de l’ordre.
Le maintien de l’ordre, c’est la gestion de la cité, c’est-à-dire la politique, c’est exactement la même racine, la même chose. Il n’y a pas plus politique s’agissant de police que le maintien de l’ordre. D’ailleurs, la seule réponse politique apportée au mouvement est à ce jour la répression. Il n’y en a pas vraiment d’autre. Alors même que tout le monde sait, y compris le Syndicat des commissaires, que la solution viendra nécessairement du dialogue et de la concertation. C’est ce syndicat, majoritaire, qui sitôt la prétendue interview d’Edouard Philippe par TF1 terminée a tweeté que nous n’avons pas affaire à un match de football « gilets jaunes » contre police !
Comment caractériser alors les décisions politiques du gouvernement dans cette crise ?
Cela semble relever de l’improvisation et de la profonde méconnaissance du maintien de l’ordre et de la gestion des foules. De ce point de vue, je serais tenté de penser que l’affaire Benalla est assez éclairante. On aurait pu trouver relativement anecdotique ce que Benalla a fait le 1er mai ; c’est en réalité symptomatique. Et le fait que ce garçon qui, en gros, a fait à peu près la même chose qu’un boxeur su la passerelle Senghor récemment ait pu conserver et utiliser ses passeports diplomatiques sans être inquiété, qu’il ait été reçu très gentiment à l’Assemblée Nationale, c’est proprement incroyable et révélateur. Le fait qu’un collaborateur aussi proche du président, absolument pas formé au maintien de l’ordre se soit mis à faire du maintien de l’ordre cela dit bien quelque chose de ce qu’on peut du coup appeler une « benallisation » du maintien de l’ordre.
De la même façon lorsqu’on voit les images d’un policier présenté comme un responsable hiérarchique de la police de Toulon se comporter comme il le fait sur le terrain, on ne peut pas s’empêcher de se demander s’il est habituel qu’une personne chargée du commandement agisse de la sorte…
Dans une compagnie de CRS, le commandant est sur le terrain avec ses hommes. Il les briefe avant et ensuite les commande tout au long de la manifestation, il leur demande d’éteindre le feu, d’aller à gauche, à droite. C’est lui qui prend la décision de lancer les grenades et désigne souvent les cibles… Mais normalement, il ne fait pas le coup de poing. Au contraire : dans un univers aussi hiérarchique, il se doit d’apparaître comme un modèle. En l’espèce, on a vu un responsable policier se comporter de manière inappropriée. Et ce sont des hommes sous ses ordres qu’on voit, au bout du septième ou huitième coup, s’interposer pour le calmer ! La police n’a absolument pas mandat pour tabasser les gens. Son rôle c’est d’interpeller et de rendre à la justice. Elle n’a en aucun cas à fracasser quelqu’un. Mais ce qui est peut-être terrible dans ce cas, c’est de constater le double arsenal mis en œuvre immédiatement après. D’une part côté justice, avec un procureur qui affirme qu’il n’y a pas matière à enquête… D’autre part côté médias qui, ayant eu accès au casier judiciaire d’un des hommes frappés, laissent entendre qu’il n’est pas très grave de le bastonner dans la mesure où il a déjà été condamné pour faits de viol… Mais enfin, ce n’est pas ça la justice, ce n’est pas ça la République !
Vous remarquiez à quel point l’affaire Benalla peut être vue comme un symptôme. Mais il faut rappeler que cette affaire a également eu des effets, notamment s’agissant des relations entre le pouvoir politique et la police, les préfets…
Ce que montre l’affaire Benalla c’est la soumission absolue du corps policier au pouvoir politique. Et ça ne date pas de Macron. Sarkozy s’est, à cet égard, particulièrement illustré et, en fait, bien des présidents ont d’abord été des ministres de l’Intérieur. Beauvau était presque un passage obligé. Dans l’affaire Benalla, on a vu la préfecture obligée de se soumettre, à propos des ports d’armes par exemple, et plus largement, de toutes les facilités accordées à l’ex chef adjoint de cabinet du président de la République. La préfecture de police de Paris est depuis toujours décrite comme un Etat dans l’Etat – ce qu’elle a été et ce qu’elle demeure encore dans une certaine mesure. C’était là qu’autrefois on gérait les gros dossiers, des dossiers qu’on faisait ou non sortir, le renseignement savait tout sur le tout Paris et pouvait parfois faire peur aux politiques – ça c’est terminé. L’affaire Benalla montre au contraire le pouvoir du politique sur la préfecture. Et certains observateurs expliquent la fébrilité actuelle de la préfecture par l’affaire Benalla : ils ont été pris la main dans le pot de confiture, ils ont dû s’expliquer. Or il n’y a rien de pire pour un policier que de se justifier, ce n’est pas dans la culture maison.
Vous évoquiez le rôle des médias à propos du casier judiciaire d’un des hommes tabassés à Toulon. Vous notiez aussi au début de l’entretien que les images des violences policières n’étaient pas ou très peu reprises. Quel regard portez-vous sur le travail des médias classiques en la matière ?
Je ne peux parler que de grandes tendances parce qu’évidemment je ne regarde pas tout. Mais ce que je peux dire c’est que s’agissant des violences policières, la presse ne joue plus son rôle de contre-pouvoir. Et donc qu’à mes yeux sa raison d’être s’écroule. Le déni médiatique est ahurissant. Lorsque le Premier ministre passe sur TF1, pas la moindre question ne lui est posée à ce propos… Il a fallu attendre l’affaire de Toulon, soit un mois, 1000 blessés, des dizaines de gens mutilés pour qu’on commence enfin à diffuser ce genre d’images.
Comment l’expliquer ?
D’abord sans doute par des raisons qui renvoient à la tambouille journalistique habituelle : les « journalistes police », ceux qui traitent les affaires de police ont pour source… la police ! Résultat : il s’avère compliqué, pour la plupart d’entre eux, d’aller à l’encontre de leur source. Lorsque les affaires sortent néanmoins c’est qu’elles passent par d’autres biais. Ou qu’il est vraiment impossible de faire autrement que d’en parler – et dans ce cas, ils se débrouillent pour contextualiser énormément, pour expliquer que les policiers sont fatigués par exemple, mais sans jamais remettre en cause le fond. Que les policiers soient fatigués c’est un fait. Mais pourquoi le sont-ils ? Parce qu’on joue la carte sécuritaire depuis quinze ans et que, c’est vrai, on demande à ces fonctionnaires un travail de dingue. C’est quinze heures par jour depuis deux mois pour les CRS. Pour arriver à 7h du matin sur les Champs-Elysées, il faut qu’ils se lèvent à trois heures, et ils restent parfois jusqu’à minuit… Et pourquoi ? Parce que le pouvoir politique en a décidé ainsi.
Mais si les médias éludent la question des violences policières, c’est aussi pour d’autres raisons. J’ai pu en faire récemment l’expérience en donnant un entretien pour le journal de 20h de France 2 : ils n’ont conservé que la partie la plus descriptive et la plus anodine de mes propos. Sur la même chaîne, il a fallu attendre Envoyé spécial, c’est-à-dire une autre manière de travailler, pour entendre davantage de choses. Et même là, le reportage qui devait au départ porter sur les violences policières s’est transformé en un reportage sur d’un côté les violences policières et de l’autre les violences manifestantes…
Le travail des médias sur les violences policières est nul, au sens d’inexistant. En tout cas, il n’est pas à la hauteur des événements auxquels on assiste. Il est étonnant qu’il n’y ait pas aujourd’hui l’équivalent de ce que fut Europe 1 en 1968. Cette radio privée était à l’époque devenue radio barricades. Aujourd’hui les chaînes d’info en continu ne relaient absolument pas cette réalité. Cela participe du discrédit très fort qui affecte les médias et vient renforcer la détermination de manifestants qui voient très bien, par les réseaux sociaux, que ces images existent. Le chiffre est tel que tout le monde a entendu une histoire dans sa famille ou qu’il suffit d’aller manifester pour être témoin d’agissements policiers absolument pas conformes. Cela offre aux « gilets jaunes » de nouvelles raisons de manifester le samedi, et cela nourrit aussi quantité de fantasmes.
Votre série de tweet de signalements concerne les violences les plus spectaculaires. Mais, outre le nombre de violences graves, ce qui caractérise aussi ce mouvement c’est tout autant le volume global des actes, le nombre incroyablement élevé d’interpellations, de gardes à vue…
Commençons par préciser que je ne recueille dans mes tweets que ce qui a été filmé. Pour se faire une idée précise, il faudrait ajouter tout ce qui relève des mêmes types de violence et dont nous n’avons pas trace. Mais il est vrai que les chiffres, ce caractère massif constituent la véritable nouveauté : on n’a jamais vu autant de blessés, de mutilés, de gardés à vue, d’interpellés, d’interpellés préventivement… Tout a explosé. On est au-dessus des chiffres des émeutes de 2005, qui avaient duré trois semaines, et se déroulaient quotidiennement, pas seulement le samedi. Ces émeutes qu’un rapport officiel de la direction des Renseignements Généraux avait qualifié de « soulèvement populaire des quartiers ». Ce qui ne correspondait pas du tout à ce que la télévision racontait, qui n’y voyait que des casseurs, des racailles…
Avec les « gilets jaunes », en effet, c’est masse contre masse. Avant chaque acte, des ministres ou le Premier ministre nous expliquent qu’il va y avoir 60 000, 70 000 et même 80 000 policiers déployés, après on se demande comment on en arrive seulement à 30 000 manifestants dans la France entière, on a du mal à croire qu’il y aurait presque trois policiers pour un manifestant, tout cela n’est pas très sérieux… Mais on a d’un côté énormément de policiers et, de l’autre, tous les samedis des gens qui reviennent, un peu partout en France pour redire qu’ils sont toujours là.
Pour comprendre la massification des interpellations il faut faire un peu d’histoire. Nasser les manifestants est une pratique policière apparue à partir du mouvement contre le CPE – c’est d’ailleurs une pratique prévue nulle part par la doctrine policière et une pratique dont le défenseur des droits s’inquiète. La mise en place de cette pratique obéissait à deux raisons : renouveler les fichiers de police et faire du chiffre pour les JT. On entendait : 200 arrestations place de la République ! Sauf qu’aujourd’hui ce n’est plus 200 mais 5000 – c’est le chiffre total à ce jour je crois. Avec ensuite un grand nombre de simples rappels à la loi, ce qui signifie qu’il n’y a aucune poursuite possible. Et ce qui est remarquable, c’est que la massification de ces pratiques ne semble aucunement dissuader les manifestants.
Par ailleurs, je ne crois pas à l’idée selon laquelle le mouvement serait de plus en plus violent – pas un seul fusil de chasse n’a été sorti, alors que des fusils de chasse ce n’est pas ce qui manque en France… Les discours dramatisant sur le mode « des manifestants viennent pour tuer » sont mensongers. Il n’y a aucune preuve de cela. En revanche, ce qui est vrai c’est qu’il se trouve tous les samedis des gens, assez nombreux, qui viennent manifester tout en se disant qu’ils peuvent perdre un œil, qui peuvent être mutilés. Et ce n’est pas seulement à Paris, c’est dans toutes les grandes villes, et sur de nombreux ronds-points. Au total c’est aussi une masse. Et c’est cela, ce « masse contre masse » qui fait événement, qui fait histoire.
Nous avons parlé de l’articulation pouvoir politique-police mais qu’en est-il de l’articulation police-justice ?
Il y a deux amis, le parquet et la police. Et puis après, il y a tous ceux qui doivent poursuivre le travail, les juges, les assesseurs, les greffiers… Et là on se retrouve dans un encombrement absolu. Tout ça n’est pas raisonnable. Aujourd’hui, le parquet est devenu mobile. Tout le monde est mobile, le manifestant est mobile, le gendarme est mobile, le CRS est mobile mais le parquet aussi. Les parquetiers ont des petits camions et ils traitent les dossiers au fur et à mesure qu’ils arrivent… On en est là. C’est une course en avant totalement folle. Ce qui est terrible c’est la très grande injustice des situations. Qu’un manifestant violent soit poursuivi, c’est la loi. Mais qu’un policier violent ne le soit pas, ce n’est pas la loi.
Chaque samedi, cette injustice se manifeste crument, et cela explique, par exemple, les 100 000 euros réunis très vite dans la cagnotte pour le boxeur… J’ai lu les commentaires sur le site de financement, les gens expliquaient que s’ils donnaient c’était pour réparer une injustice en lui permettant de se défendre devant la justice alors que bien des policiers n’auront pas à se défendre parce qu’ils sont protégés. Certaines personnes m’ont transmis leurs convocations à l’IGPN à la suite des plaintes qu’ils ont déposé et l’IGPN leur répond que le policier étant masqué, qu’on ne voit pas non plus de matricule, elle ne pourra rien faire…
La presse étant, comme vous le relevez, très affaiblie, on a le sentiment que le seul contre-pouvoir un peu visible, et il semble très isolé, c’est le Défenseur des droits.
Contre toute attente car pour tous ceux qui ont de la mémoire Jacques Toubon c’était le secrétaire général du RPR et surtout le ministre de la Justice fortement soupçonné d’avoir étouffé des affaires… Je trouve assez admirable cette évolution, c’est un parcours rare. Le rapport du défenseur des droits de décembre 2017 sur la déontologie en matière de maintien de l’ordre est passionnant. Si on l’avait écouté nous n’aurions pas les mutilés aujourd’hui. Alors il y a cet homme et son institution, c’est vrai, sauf qu’évidemment cela amuse la galerie, personne ne tient compte de leurs recommandations. La France reste un pays plus fort que la Convention européenne des droits de l’homme. Même si la France est condamnée, et l’est régulièrement pour les prisons, elle s’en contre-moque.
Tout cela n’a t-il pas été rendu possible par un affaissement général de la culture politique commune s’agissant des libertés publiques ?
C’est la grande défaite de la gauche. Quand on se souvient qu’on a eu, au début des années 80, des ministres de l’Intérieur qui avaient pour projet de désarmer la police, et qu’on est progressivement passé à des profils comme celui de Valls… On mesure l’effondrement. A partir du milieu des années 90, la gauche a totalement abandonné le champ des libertés publiques, alors même que c’était son domaine par excellence. Ensuite le terrorisme est bien entendu venu aggraver les choses. Ce qui fait qu’aujourd’hui on se sent très seul lorsqu’on réfléchit et travaille sur ces questions. Et l’on ne voit pas quelle figure politique d’envergure pourrait hélas incarner et porter haut et loin ce discours. Mais quand je lis les posts, et je ne fais que ça en ce moment, j’ai l’impression que beaucoup de gens dans la société ont une conscience bien plus aigüe de ces questions que certaines élites.
La phrase récente de Luc Ferry, qui a évoqué la possibilité de tirer sur la foule, en dit très long sur la peur de ces élites-là. Et la peur empêche le raisonnement. La gauche aussi a peur. Elle a peur de se faire traiter de « droits-de-l’hommiste »… Cette expression venue de l’extrême droite est devenue une insulte ! Et si c’est devenu une insulte c’est parce que la gauche a accepté de ne plus être fière des droits de l’homme.
Après tous vos signalements sur Twitter sur mode « Allo Beauvau », Beauvau a -t-il un jour décroché ?
Non, Beauvau n’a jamais répondu et je n’ai jamais pensé que Beauvau répondrait. Mais comme j’ai des contacts dans la police, des contacts que j’ai réactivés ou qui, par miracle, se sont réactivés, je sais qu’ils regardent les signalements que je publie au quotidien sur Twitter. La formule « Allo place Beauvau », c’était comme une bravade au départ mais aujourd’hui cela devient une vitrine, cela permet de parler de ces questions ailleurs, comme par exemple dans AOC aujourd’hui. Mais si Beauvau veut un jour en parler, je me tiens à leur disposition pour discuter.
Pour le moment, l’IGPN a accepté d’ouvrir pour le moment 78 dossiers. Ce qui est à la fois dérisoire au regard du nombre des signalements – 200 sur la plateforme de la police et 255 de mon côté sur Twitter. Et, en même temps, c’est plus que pour n’importe quel mouvement social antérieur. On a dépassé tous les chiffres. Pour la loi travail c’était une vingtaine. Quand ils ouvrent un dossier, c’est qu’il est vraiment difficile pour eux de faire autrement. Mais ces enquêtes sont internes, les seules démarches qui ont vraiment du poids ce sont celles de la justice pénale. Tant que cela reste administratif cela n’a pas beaucoup d’incidence. Chaque bataille de rue est un stage de perfectionnement pour la police. Il y aura donc ce qu’on appelle dans la police des retex, des retours d’expérience. Et parmi les sujets traités, il y aura forcément celui de la massification des actes hors du mode d’emploi défini par la doctrine de maintien de l’ordre. Parce qu’il existe un mode d’emploi.
Par exemple, une compagnie de CRS qui tire un LBD, c’est forcément le commandant qui décide de l’usage, et probablement lui aussi qui désigne la cible. Et ensuite, normalement les hommes sont censés aller voir la personne atteinte pour s’inquiéter de son état clinique (ce qui indique quand même que les effets sont connus). Mais la foule ne le sait pas donc elle croit que non seulement la police tire sur un homme mais qu’en plus la police s’acharne ensuite sur lui. La désescalade c’est précisément l’explication de ce type de chose, et le problème c’est que nous ne sommes pas du tout dans cette démarche.
Mais à l’intérieur de la police, si l’on en juge par les prises de position publiques du syndicats des commissaires, il se trouve certains personnels soucieux de poser des questions, au moins…
Bien sûr. Et il y aura des fuites. Et dans quelques mois nous aurons les explications d’une chose qui aujourd’hui dépasse l’entendement. La réponse répressive qui est donnée à ce mouvement est sans commune mesure avec le risque pour l’Etat. Il n’y a pas de risque de renversement de la République, c’est assez grotesque qu’on essaye de nous l’expliquer. Les gens vont sur les Champs-Elysées, ils ne vont pas au Palais de l’Elysée… Il y a quelque chose d’assez beau et d’assez naïf dans l’idée d’aller sur les Champs-Elysées. Je monte à Paris, je vais sur les Champs-Elysées. Ce ne sont pas les lieux de pouvoir qui sont visés, c’est la plus belle avenue du monde, c’est la France dans sa prétention. Il y a eu quelques incidents mais de là à nous faire croire qu’on affaire à un coup d’Etat…
Sylvain Bourmeau
JOURNALISTE, DIRECTEUR D’AOC