Les rues du quartier Mehmet Akif sont silencieuses, la foule émeutière qui a détruit sur son passage les magasins appartenant aux Syriens s’est dispersée. Les déclarations officielles du ministère de la Justice ont calmé la vague de violence, déclenchée par une rumeur selon laquelle un enfant turc aurait été sexuellement agressé par un réfugié syrien.
Mais que se cache-t-il derrière cette colère qui a conduit à des attaques sans discernement contre les maisons et les boutiques des réfugiés ? Comment cette colère s’est-elle transformée en haine, par un lynchage auquel même les jeunes alévis [minorité religieuse musulmane] et kurdes [principale minorité ethnique de Turquie] se sont joints ? Comment ce petit quartier cerné par les gratte-ciel et les centres commerciaux, assaillis par les pelleteuses de la gentrification, a fait des réfugiés ses boucs émissaires ?
Notre premier arrêt a lieu dans un bar à narguilé, peuplé uniquement d’hommes syriens de tous les âges. Les regards sont surpris et inquiets. Le café vient de rouvrir, après la pluie de pierres qui s’est abattue sur lui. M, le patron, raconte cette soirée éprouvante :
“Il y avait une vingtaine de clients. Quand nous avons entendu la foule, nous avons baissé le rideau de fer et nous nous sommes enfermés à l’intérieur. Quand ils ont vu l’enseigne en arabe, ils ont lancé des pierres. Ils se sont même attaqués à notre mosquée, et ils ont tabassé deux enfants qui sortaient d’un cours de coran. Tout ça, c’est à cause du racisme.”
Un nouvel affrontement pourrait virer à la catastrophe
Nous l’interrogeons sur les reproches communément faits aux réfugiés syriens : “Vous, les artisans syriens, vous ne payez pas les mêmes impôts que les Turcs.” “C’est totalement faux, nous sommes soumis aux mêmes règles que n’importe quel citoyen turc”, répond-il. “Mais vous bénéficiez bien d’une aide de l’État ?” “Pas de l’État turc, l’aide aux réfugiés est distribuée par le Croissant-Rouge turc, mais les fonds viennent de l’Europe et de l’ONU, rien de l’État turc ni des municipalités. Il faut que l’État turc fasse l’effort d’expliquer à sa population que nous ne recevons rien de lui, que nous ne sommes pas un fardeau, sinon la colère va grandir.”
Une colère qui pourrait un jour prendre des proportions plus graves. D’après les habitants, Turcs comme Syriens se sont armés pour protéger leurs familles et un nouvel affrontement pourrait virer à la catastrophe.
Ahmet, lui, est ferrailleur, et se décrit comme un nationaliste turc. Dès qu’il a eu vent de la rumeur, il s’est joint aux émeutiers. Il dit aimer les Turkmènes qui ont fui la guerre en Syrie, mais détester les Arabes. Pour lui, tous les Syriens doivent être expulsés vers leur pays : “Ils viennent nous faire la leçon dans notre propre pays, ils agressent les femmes, les jeunes passent leurs journées à fumer le narguilé et à prendre des drogues”, peste-t-il.
“La foule criait de brûler le bâtiment”
Günay, une femme au foyer, turque, nous invite chez elle. Son mari travaille dans un atelier de textile. À la suite des événements, trois des travailleurs syriens de l’atelier ont quitté leur emploi. Les émeutes lui rappellent un drame qu’elle a vécu il y a deux ans : “L’appartement d’en bas était habité par des hommes syriens célibataires. Pendant l’été, à cause de la chaleur, ils étaient tout le temps en débardeur et laissaient leur porte ouverte. À cause de cela, ils les ont lynchés, ils les traînaient par terre, je n’ai pas pu regarder. Tout le monde était là pour s’en prendre à eux, même les gauchistes et les Alévis, vous imaginez ?
“Et en bas, la foule criait de brûler le bâtiment, mes enfants ont été traumatisés. J’ai de la famille qui habite Berlin et Hambourg, et ça m’a rappelé les attaques des néonazis. On est passé pas loin d’un massacre comme celui de Solingen [incendie volontaire où cinq immigrés turcs avaient trouvé la mort en 1993]. Comment des musulmans peuvent-ils se faire ça les uns les autres ?”
“En Syrie, au moins, vous savez d’où va venir la bombe”
Nous pénétrons dans un sous-sol où se trouve un atelier de textile : Z, une réfugiée syrienne, y travaille : “Ils s’en sont pris au magasin en bas de chez moi. Ma fille de 6 ans a été réveillée par le bruit, une pierre a atteint notre fenêtre. Ma fille de 13 ans me suppliait de barricader la porte, mon autre fille de 17 ans bondissait réellement de frayeur, le lendemain j’ai dû l’amener chez le docteur. Nous avons passé la nuit calfeutrées avec les lumières éteintes, pour ne pas qu’ils rentrent dans la maison, pour ne pas qu’ils la brûlent.”
Le lendemain, les Syriens ne sont pas sortis dans les rues, les commerçants du marché du dimanche s’en sont mordu les doigts : “ça leur apprendra à s’en prendre aux Syriens”, dit Z.
“Si nous vivons encore des événements comme celui-ci, je rentrerai en Syrie. Là-bas, au moins, vous savez d’où va venir la bombe. Ici, on nous tue chaque jour à petit feu à force de peur et à coups d’insultes.”
Ercüment Akdeniz
Neslihan Karyemez
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