La taxe est présentée comme une nécessité évidente par les associations environnementalistes. Nous partageons avec celles-ci la conviction qu’il y a urgence, et que des mesures radicales doivent être prises pour sauver le climat. Nous nous démarquons de la gauche traditionnelle qui, faute d’alternative de société, accompagne la croissance capitaliste dans sa course à la catastrophe environnementale (dont les travailleurs et les pauvres seront les principales victimes !). Mais nous sommes en désaccord avec la taxe, et plaidons pour d’autres solutions. Nous y sommes opposés non seulement pour des raisons sociales, mais aussi pour des raisons politiques et environnementales.
Taxe, quotas et environnement
Commençons par ce dernier aspect. Première remarque : dans la théorie économique, taxes et quotas sont des instruments possibles de lutte contre les pollutions (appelées « externalités » par les économistes). En matière de la lutte contre les changements climatiques, la taxe est présentée comme une alternative aux quotas nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre (le système de Kyoto) (2). Or, ces deux systèmes ne sont pas équivalents d’un point de vue environnemental. Dans le cas d’une taxe, on fixe au préalable le prix de « l’externalité » (ici le carbone), après quoi la quantité de carbone émise dépend de la décision des acteurs économiques (ils peuvent soit investir pour réduire les émissions, soit payer la taxe) : il y a donc une incertitude sur le résultat environnemental final. Dans le cas des quotas, c’est l’inverse : on fixe au préalable la quantité de carbone maximum, après quoi le prix du carbone dépend de divers facteurs tels que la conjoncture économique, l’efficience énergétique, etc. La taxe donne donc la priorité à la certitude du résultat économique, tandis les quotas donnent la priorité à la certitude du résultat écologique. Surtout dans le dossier climatique, il serait prudent d’opter pour la deuxième solution.
Deuxième remarque : la taxe soulève la question - inextricable - de la valorisation de la nature, donc aussi de la vie humaine. En effet, pour que la taxe entraîne une réduction suffisante des émissions, il faut que son niveau soit fixé en fonction du coût total des dégâts du réchauffement. Or, une partie importante de ces dégâts est impossible à quantifier en termes monétaires (la quantification est basée sur la « disponibilité à payer », c’est-à-dire sur une conception utilitariste de la nature : si personne ne veut payer pour sauver telle espèce de papillon, qui « ne sert à rien », celle-ci disparaît). Pour une autre partie des dégâts, celle qui touche les humains, la quantification monétaire débouche sur des résultats inacceptables d’un point de vue éthique : selon la « disponibilité à payer », la vie d’une ouvrière agricole tanzanienne ne vaut pas le centième de celle d’un banquier new-yorkais. On peut certes corriger les chiffres par des considérations éthiques. C’est ce que fait le rapport Stern : il se base (p.156) sur des études qui augmentent les coûts globaux de 33%, voire qui les doublent, pour donner un poids plus significatif aux effets dans le tiers-monde (3). Mais il saute aux yeux que cette pondération, si elle donne bonne conscience à certains, ne suffit pas à mettre pauvres et riches sur le même pied. En fait, ces « correctifs éthiques » ne sont qu’emplâtres sur la jambe de bois de la loi de la valeur, une loi capitaliste qui se révèle ici plus que jamais inadéquate à la mesure des vraies richesses sociales et environnementales.
Une menace sur la Sécu
Voyons maintenant la question sous l’angle politique. Il faut baisser les émissions de 80% d’ici 2050. Cela demande des changements sociaux, structurels, de très grande ampleur. Ces changements doivent être articulés dans un plan d’ensemble, et pas laissés à la capacité hypothétique d’orienter le marché par le biais d’une taxe. Et ce plan doit être soutenu par une conscientisation et un engagement de la population. Il est donc d’une importance stratégique qu’il fasse l’objet d’un débat de société démocratique, que les gens se rendent compte qu’il ne s’agit pas d’un nouveau moyen d’accroître l’inégalité sociale. On n’a évidemment aucune garantie que ce débat aura lieu si on opte pour un système de quotas. Mais, si on opte pour un système de taxe, on peut être certain qu’il n’aura pas lieu. Car une fois la taxe établie, le marché s’occupera de tout… à sa manière : sur le dos des travailleurs et des pauvres du monde entier.
Et ceci nous amène évidemment à la question sociale. C’est peu dire que la facture risque d’être douloureuse. Primo, la taxe sera immédiatement répercutée au niveau des prix. Secundo, toutes les propositions émanant d’organismes gouvernementaux considèrent comme évident que la taxe, pour ne pas compromettre la sacro-sainte compétitivité n’est-ce pas, sera compensée par une baisse des cotisations patronales à la sécurité sociale (les rentrées de la taxe servant à boucher le trou dans la Sécu). Or, il faut être conscient de ce que cela signifie. Selon les simulations du Bureau du Plan, réduire les émissions de 30% en 2020 (rappelons qu’il faut les réduire de 80% d’ici 2050) par le biais d’une taxe avec baisse des cotisations sociales des employeurs impliquerait une hausse de la fiscalité indirecte (la plus injuste des fiscalités) équivalant à 1,6% du PIB ; le cadeau aux patrons serait de 8960 millions d’Euros, soit 3,9% de baisse du coût salarial, et la hausse du prix moyen de l’énergie (toutes sources confondues !) à la consommation finale serait de 32,5%. Comme l’écrivait récemment Léon Taniau dans Le Journal du Mardi, « Le monde du travail paiera ainsi : a) la taxe correspondant à ses propres émissions (chauffage, déplacement, etc.) ; b) la taxe correspondant aux émissions des entreprises (traduite en hausse des prix) ; c) la déstabilisation de la sécurité sociale ». En effet, comme il le fait remarquer : « si la taxe atteint son but l’économie se ‘décarbonisera’, donc les rentrées diminueront… Qui alors bouchera le trou dans la Sécu ? » (4).
Ces trois volets – social, environnemental et politique – sont étroitement imbriqués. Quand les masses découvriront que la lutte contre le changement climatique sert de prétexte pour les agresser, elles se révolteront contre la taxe CO2 (comme elles se sont révoltés contre les écotaxes). Cette révolte sera légitime, mais elle risque de faire reculer les convergences indispensables entre lutte sociale et lutte environnementale, ainsi qu’entre exploités du Nord et du Sud. Or ces convergences sont stratégiquement décisives, car le changement climatique est un phénomène social mondial. Conséquence de la logique capitaliste de la société, il ne peut être combattu que par un faisceau de changements structurels profonds : des transports en commun gratuits et de qualité, l’interdiction des transports routiers au-dessus d’une certaine distance, un plan public d’isolation des bâtiments, un programme public de développement de l’énergie solaire indépendamment des coûts (les Etats l’ont fait pour le nucléaire !), la mise en cause de la flexibilité du travail qui oblige les gens à utiliser une voiture, etc. Et un transfert massif de technologies propres vers le tiers-monde, dans le respect de la souveraineté de ces pays. Seules des mesures collectives de ce type permettront à chacun de se comporter de façon responsable face au climat. L’argent pour les financer existe : les profits et surprofits de la vente des hydrocarbures représentent annuellement 1500 milliards d’Euros à l’échelle mondiale (5) et les budgets de la défense se montaient au total à 1037 milliards de dollars en 2004 (6). Selon le rapport Stern, la somme de ces deux chiffres vaut plus de deux fois le coût des mesures à prendre pour maintenir la concentration atmosphérique en gaz carbonique au-dessous du seuil critique de 450ppmv.
Notes
(1) Sur le rapport Stern, voir notre article « Le rapport Stern, ou la réponse néolibérale au changement climatique : Climat : qui va payer « l’échec sans précédent du marché » ? ». Sur Nicolas Hulot, lire « Nicolas Hulot face au changement climatique : un objectif biaisé, une proposition tronquée ». Ces documents sont en ligne sur http://www.europe-solidaire.org. Climat : qui va payer « l’échec sans précédent du marché » ?, Nicolas Hulot face au défi climatique : un objectif biaisé, une proposition tronquée
L’étude du Bureau du Plan (BFP) est consultable sur http://www.klimaat.be/climat_klimaat/pdfs/FR-Post2012_Horiz20-50.pdf
(2) Certains envisagent de faire coexister taxe et quotas, mais nous n’entrons pas dans cette discussion, qui n’affecte pas le jugement sur la taxe. Nous n’abordons pas non plus la question d’éventuels quotas individuels et échangeables (!) de carbone.
(3) Selon Stern lui-même, sans ces corrections, les catastrophes climatiques dans les pays pauvres passeraient carrément inaperçues aux yeux des économistes, car elles seraient noyées dans la croissance globale !
(4) Journal du Mardi, 16/1/07. L’étude du BFP est basée sur l’hypothèse qu’il n’y a pas d’achat de droits d’émission. Avec achat de droits, la taxe diminuerait, parce que le prix du carbone dans les pays en développement est plus bas que dans les pays développés. Mais si le prix du carbone diminue, l’efficacité de la taxe pour sauver le climat diminue aussi…
(5) JM Chevalier, « Les grandes batailles de l’énergie », Folio actuel.
(6) Chiffre du SIPRI, Stockholm.