En Ouganda, derrière le périmètre hautement sécurisé d’une base aérienne se cache une ressource dont le pays s’était engagé à se débarrasser : des soldats nord-coréens. Ces commandos issus des forces spéciales nord-coréennes sont là pour former clandestinement les troupes d’élites ougandaises à des techniques d’arts martiaux ou au fonctionnement d’armes héliportées, déclare un représentant de haut rang de l’armée ougandaise.
Ces individus font partie des groupes de soldats, sociétés, entrepreneurs et marchands d’armes nord-coréens qui opèrent partout dans le monde au mépris des sanctions des Nations unies, et permettent à Pyongyang de contourner la campagne de “pression maximale” lancée par Washington, expliquent des officiers militaires et des diplomates étrangers.
Tanzanie, Soudan, Zambie, Mozambique
Et le schéma se répète dans bon nombre de petits pays, notamment d’Afrique, qui s’étaient pourtant engagés à rompre leurs relations vieilles de plusieurs décennies avec la Corée du Nord dans le cadre d’une campagne des Nations unies visant à pousser Pyongyang à abandonner ses programmes d’armements nucléaires.
En réalité, disent les diplomates et spécialistes de l’industrie de la défense, ces pays, comme la Tanzanie, le Soudan, la Zambie et le Mozambique, dissimulent de plus en plus leurs liens avec Pyongyang. Nos demandes d’entretien auprès des représentants de ces quatre pays sont restées sans réponse.
Les entreprises et agents nord-coréens présents dans ces pays et en Ouganda offrent toutes sortes de services à bas prix – de l’entraînement militaire aux armes, en passant par de la main-d’œuvre –, lesquels permettent à Pyongyang d’engranger des devises étrangères.
“Ne jamais les prendre en photo”
En 2016, à l’instigation des États-Unis, les Nations unies ont commencé à durcir les sanctions contre la Corée du Nord, en demandant notamment aux pays membres de ne plus délivrer de visas aux chercheurs et conseillers militaires nord-coréens, de fermer sur place les entreprises dirigées par cet État et de tarir les flux monétaires en direction du régime.
Les officiers ougandais qui travaillent avec les Nord-coréens reçoivent des instructions strictes : ne jamais parler d’eux, ne jamais les prendre en photo. “Nous n’avons jamais rompu les liens, reconnaît un militaire qui a récemment été formé au combat au corps à corps par des Nord-coréens. On est juste passés dans la clandestinité.”
Le nombre de représentants officiels à l’ambassade de Corée du Nord a considérablement augmenté au cours de l’année passée, notent certains diplomates et représentants ougandais. Le ministère ougandais des Affaires étrangères a toutefois refusé de donner le nombre de diplomates nord-coréens enregistrés et n’a pas souhaité répondre à nos questions sur le sujet. Même chose du côté de la présidence ougandaise. Un porte-parole du ministère de la Défense a simplement déclaré qu’il s’agissait là d’“infâmes allégations”.
Objectif : faire entrer les devises
Maintenir le contact avec ces petits pays permet au régime de Kim Jong-un de ne pas dépendre uniquement de la Chine, souligne Justin Hastings, spécialiste de l’économie nord-coréenne à l’université de Sidney. “Les Nord-Coréens font tout, partout dans le monde, pour faire entrer des devises.” en 2018, Pékin a commencé à faire appliquer plus rigoureusement les sanctions contre son voisin et protégé.
Les pays africains, eux, sont sensibles à des arguments allant de l’assistance économique aux enjeux géopolitiques. Les contrats militaires leur permettent d’accéder à bon prix à des équipements et à des savoir-faire militaires, et de toucher des pots-de-vin.
Officiellement, le ministère des Affaires étrangères et l’armée ougandaise ont rompu tout lien économique ou militaire avec la Corée du Nord. Lors d’une visite sur la base aérienne ougandaise de Nakasongola en novembre, un journaliste du Wall Street Journal a pourtant vu quatre hommes identifiés par les soldats et les habitants comme des Nord-Coréens. D’après des documents confidentiels envoyés en octobre à six membres du haut commandement militaire (et qu’a pu se procurer le Wall Street Journal), les officiers devaient se préparer à être formés par “un groupe de spécialistes nord-coréens”.
Systèmes antichars, lance-grenades
Deux officiers disent avoir vu des documents confirmant la livraison d’armes par la Corée du Nord, au moins jusqu’au mois d’août. Parmi ces livraisons, on trouvait des systèmes antichars, des lance-grenades et des armes de petite taille. Destinées aux forces spéciales ougandaises, ces armes étaient passées par un port kényan et avaient été acheminées de nuit par la route jusqu’en Ouganda.
La présence nord-coréenne ne se limite pas à l’armée. Dans le registre du commerce officiel, on voit que les entreprises nord-coréennes opérant dans les secteurs du bâtiment et de l’extraction minière soupçonnées d’enfreindre les sanctions onusiennes, réapparaissent sous d’autres noms, se présentant comme chinoises ou simplement “étrangères”.
À en croire les diplomates et spécialistes de la défense, le maintien des activités nord-coréennes en Ouganda est le signe que dans l’esprit du président, Yoweri Museveni, le non-respect des sanctions onusiennes par de petits pays n’entravera pas le processus de détente engagé récemment entre Pyongyang et Washington.
Au pouvoir depuis 1986, Museveni alterne depuis des décennies entre des alliances avec le bloc communiste, l’Occident et la Chine. Ses liens avec la dynastie des Kim remontent à loin.
Quand Museveni salue en coréen
C’est en 1987 qu’il s’est rendu pour la première fois dans la capitale nord-coréenne pour rencontrer Kim Il-sung, le grand-père de l’actuel dirigeant, qui cultivait ses amitiés sur le continent africain pendant la guerre froide. En 2014, la Corée du Nord a décerné à Museveni sa plus haute distinction officielle, le prix Kim Il-sung, mais le président ougandais l’a décliné – probablement pour ne pas s’attirer les foudres de l’Occident.
La conception des unités blindées de l’armée ougandaise est inspirée de la doctrine militaire nord-coréenne. Des dizaines de militaires de haut rang, parmi lesquels le commandant des forces spéciales et le fils (et héritier présumé) de Museveni ont étudié à l’académie militaire Kim Il-sung à Pyongyang. À l’occasion de sa première visite en Corée du Sud en 2013, Museveni a surpris ses hôtes en les saluant en coréen – une langue qu’il dit avoir apprise de Kim Il-sung.
Après l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un [en 2011] et l’extension des programmes militaires nord-coréens, Séoul a tout fait pour faire basculer Museveni dans le camp pro-occidental. La présidente Park Geun-hye s’est rendue à Kampala en 2016 – la première visite d’un chef d’État sud-coréen en Ouganda depuis 1963 – et a promis des investissements pour la fourniture d’infrastructures et d’équipements militaires.
Des médecins identifiés comme nord-coréens
En 2017, Museveni a pris des engagements devant les Nations unies, mais les observateurs n’ont pas tardé à noter des incohérences. “Certains soldats sont partis, rapporte un diplomate occidental, mais pas tous.” Il est également avéré que des paiements continuaient d’être versés en direction de la Corée du Nord.
En novembre, dans l’hôpital de l’université internationale de Kampala, un institut privé situé à plus de 300 kilomètres de la capitale, des médecins identifiés comme nord-coréens ont été vus dans les couloirs, s’occupant de patients ou utilisant des appareils de radiologie. Plusieurs femmes présentées par le personnel comme les épouses de médecins nord-coréens travaillaient également dans la blanchisserie de l’hôpital. Certaines arboraient le pin’s rouge que portent tous les représentants officiels nord-coréens.
Certains équipements militaire fournis par la Corée du Nord semblent remonter à l’époque de la guerre froide, et rares sont les personnes qui savent les utiliser. “On ne peut pas se passer de ces gens-là, reconnaît un militaire. Nous n’avons personne d’autre pour manier les armes sur un hélicoptère.” “Les Américains vous donnent de l’argent mais seulement si vous œuvrez dans leur intérêt”, dit un autre.
Sur le plan militaire, nous avons une meilleure relation avec la Corée du Nord.”
Joe Parkinson
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.