Sur les quelque 40 000 militaires américains aujourd’hui présents au Moyen-Orient, 2 000 soldats des Forces spéciales, déployés en Syrie, vont être retirés d’ici deux à trois mois et rentrer aux États-Unis. Annoncée le 19 décembre par un tweet présidentiel dans lequel Donald Trump affirmait que le groupe État islamique était « vaincu », cette décision surprenante, prise sans aucune concertation, a frappé de stupeur les alliés et amis de Washington qui n’ont caché ni leur désapprobation ni leur inquiétude.
Elle a aussi provoqué au sein de l’administration Trump une onde de choc d’une ampleur spectaculaire. Opposé à ce retrait, le secrétaire à la défense James Mattis, ex-général des Marines, a donné sur-le-champ sa démission en adressant à Trump une lettre cinglante dans laquelle il souligne le risque de « laisser un vide qui [pourrait] être exploité par le régime [syrien] ou ses soutiens » et rappelle que les États-Unis doivent « traiter leurs alliés avec respect » [1].
Tout aussi hostile à cette décision, jugée prématurée et imprudente, l’émissaire américain pour la coalition anti-djihadiste, dont Washington est le chef de file, le diplomate Brett McGurk, nommé à ce poste en 2015 par Barack Obama, a également présenté sa démission au secrétaire d’État Mike Pompeo. La semaine précédente, il rappelait encore devant la presse à Washington que « la fin de l’EI prendra beaucoup de temps car il y a des cellules clandestines » avant de constater : « Nous avons bien entendu appris beaucoup de leçons dans le passé, donc nous savons qu’une fois que les territoires sont libérés on ne peut pas simplement plier bagage et partir. »
Une quarantaine de membres de l’administration Trump ont démissionné depuis l’arrivée à la Maison Blanche du nouveau président. Mais aucun n’a quitté ses fonctions dans une telle convergence de réprobation internationale et de reproches internes contre la gouvernance erratique, l’improvisation autoritaire et l’arbitraire capricieux de l’ancien magnat de l’immobilier. Si le rapatriement de 5 % des forces américaines du Moyen-Orient, mouvement à première vue modeste, provoque un tel séisme politique et diplomatique, c’est évidemment parce que les conditions dans lesquelles cette décision a été prise et annoncée ont surpris – pour dire le moins.
C’est aussi parce qu’elle révèle un manque de dialogue désastreux entre les États-Unis et la vingtaine de pays amis ou alliés engagés dans la coalition internationale. C’est surtout parce que ces 2 000 soldats, auxquels Donald Trump a rendu une visite surprise le 26 décembre en Irak, jouaient un rôle capital sur un théâtre stratégique majeur. C’est enfin parce que les raisons de ce retrait sont obscures et ses conséquences possibles lourdes de menace.
Pourquoi Donald Trump a-t-il, contre l’avis de la plupart de ses conseillers, civils comme militaires, pris cette initiative solitaire qui plaît surtout à ses ennemis ou rivaux – la Syrie, l’Iran et la Russie – et qui inquiète ses alliés : les Kurdes de Syrie et d’Irak et Israël ? [2] Les explications abondent. La seule qui ne soit pas crédible est celle qui a été avancée par Donald Trump : « Nous avons vaincu l’État islamique. » Certes, depuis la création de la coalition, en 2014, les 60 000 à 100 000 hommes des Forces démocratiques syriennes (FDS), alliance composée de combattants arabes et surtout kurdes, ont infligé des pertes énormes aux djihadistes de l’EI.
Soutenus par l’aviation et l’artillerie de la coalition, conseillés et assistés sur le terrain par les forces spéciales américaines, mais aussi – avec des effectifs plus modestes – britanniques et françaises, les combattants des FDS ont repris au « califat » près de 95 % des territoires qu’il contrôlait en Syrie ainsi que Rakka, l’un des deux bastions de l’E.I. avec Mossoul, prise par l’armée irakienne et ses alliés.
Mais même si l’EI a perdu durant ces quatre années de combats près de la moitié de ses effectifs, elle conserve encore en Syrie et en Irak près de 15 000 combattants et quelques poches de présence et d’activité, notamment dans l’est et le centre de la Syrie. Et elle a pour l’instant préservé une partie de ses filières clandestines, de ses réseaux d’influence et de sa capacité d’attraction. Parler à son propos de « victoire » de la coalition est pour le moins prématuré, c’est-à-dire dangereux, de l’avis même des experts du Pentagone qui conseillaient John Mattis.
On sait que Trump a davantage de goût pour les négociations économiques et commerciales que pour les questions diplomatiques et géopolitiques. On sait aussi qu’avant même son entrée à la Maison Blanche, il avait critiqué la participation des États-Unis au conflit en Irak et en Syrie jugé coûteux. Et qu’il avait promis, pendant sa campagne, de « ramener les garçons à la maison ».
Mais rien ne justifie, dans le déroulement du conflit, une décision aussi brutale et précipitée. Il faut donc s’en remettre à d’autres explications pour tenter de comprendre l’étrange décision de Trump. La piste la plus sérieuse, et la plus alarmante pour la suite, mène à Ankara. Jusqu’à ces dernières semaines, les relations entre Trump et le président turc Recep Tayyip Erdogan étaient plutôt fraîches. Trump reprochait à Erdogan son hostilité à l’égard d’Israël, ses relations de bon voisinage avec l’Iran et surtout son rapprochement – surprenant pour un pilier de l’Otan – avec la Russie. Rapprochement qui se traduisait notamment par le projet d’achat par Ankara du système de défense antimissile russe S-400, au détriment du système américain Patriot.
Marchandage américano-turc sur le dos des Kurdes
De son côté, le régime turc reprochait surtout à Washington le soutien apporté, notamment à travers les Forces spéciales présentes en Syrie, aux milices des Unités de protection du peuple kurde (YPG) qui constituent l’essentiel des Forces démocratiques syriennes. Pour Ankara, ces unités sont liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et sont considérées, à l’instar du PKK, comme des organisations terroristes condamnées à l’éradication.
La présence des Forces spéciales américaines aux côtés des combattants kurdes sur le terrain, le soutien en armes et munitions dont ils bénéficiaient de la part du Pentagone étaient vus par les militaires turcs comme autant d’obstacles à une offensive contre ces « terroristes » accusés de préparer, à leurs portes, la création d’un État ou d’une région autonome kurde syrienne, laquelle renforcerait les velléités séparatistes des Kurdes de Turquie.
Il se trouve que le tweet de Trump a été précédé de deux conversations avec Erdogan, la première lors du G20 en Argentine, la seconde au téléphone le 14 décembre, dont on sait peu de chose, sinon qu’il y aurait été question d’une prochaine intervention turque contre les Kurdes de Syrie. Au lendemain de la conversation téléphonique entre les deux présidents, le ministre turc des affaires étrangères Mevlut Cavusoglu avait simplement déclaré, sans être écouté, que Trump envisageait « de quitter la Syrie ».
Il se trouve aussi que le jour même du tweet désormais historique de Trump, Washington a donné son feu vert à la livraison à Ankara de 140 missiles Patriot, accompagnés de leurs rampes de lancement et de leurs systèmes de détection et de guidage, pour un montant de 3,5 milliards de dollars. Au même moment ont recommencé à circuler aussi des rumeurs sur la livraison à la Turquie d’une centaine d’avions de combat américains F-35. Du même type que ceux qui ont déjà été vendus à Israël.
Cette thèse d’un marchandage américano-turc – sur le dos des Kurdes – qui permet à Trump de réaliser une de ses promesses de campagne tout en économisant des dollars et en concluant des contrats de ventes d’armes n’exclut pas toutefois d’autres explications. Plus politiciennes.
Selon le New York Times, des rumeurs en provenance du département de la défense avanceraient que Trump a pris cette initiative aujourd’hui pour tenter de détourner l’attention de la spirale de problèmes judiciaires et de scandales qui le cerne.
D’autres sources font observer qu’un premier marchandage avec Ankara a eu lieu en octobre lorsque Trump a obtenu, après avoir pris des sanctions économiques coûteuses pour la Turquie, la libération d’un pasteur évangélique presbytérien américain, Andrew Brunson, arrêté en 2016 à Izmir.
Cette libération, jugée capitale par Trump qui sait ce qu’il doit à l’électorat évangélique, indiquait aussi, selon les familiers du département d’État, la volonté des deux capitales de régler leurs multiples contentieux. Ankara n’a toujours pas obtenu de Washington l’extradition du prédicateur Fethullah Gullen, accusé par le régime turc d’être le cerveau de la tentative de putsch de 2016, mais la Turquie a obtenu des États-Unis une dérogation pour continuer à importer du pétrole iranien, son principal fournisseur, malgré les sanctions américaines qui frappent Téhéran.
En d’autres termes, même si cette décision précipitée de Trump s’inscrit dans une volonté assumée de rétablir des relations apaisées avec Erdogan, dont le président américain appréciait il y a peu les méthodes “fermes”, il est difficile de ne pas constater que ses conséquences ont été manifestement sous-estimées voire ignorées, qu’elle prend de court les alliés de Washington et risque de déstabiliser la région. Et surtout qu’elle fait bon marché du sort des Kurdes dont l’aide dans la lutte contre les djihadistes demeure pourtant décisive.
Quelques heures seulement après la signature formelle à Washington de l’ordre de retrait des troupes, Erdogan a clairement menacé de passer à l’offensive contre les milices kurdes et dépêché d’importants renforts militaires à la frontière. Des centaines de camions et de blindés, des pièces d’artillerie se sont déployées dans plusieurs localités frontalières turques et autour d’une localité syrienne déjà sous le contrôle de combattants pro-turcs.
Répétant que la Turquie était en mesure d’éradiquer ce qu’il reste en Syrie du groupe État islamique, Ankara a même ouvertement mis en garde mardi le gouvernement français contre le maintien de ses forces spéciales aux côtés des combattants kurdes. « Ce n’est un secret pour personne que la France soutient les YPG, a déclaré le ministre turc des affaires étrangères. Macron a rencontré leurs représentants à Paris. Nous n’avons pas d’information sur l’envoi de nouveaux soldats mais ils maintiennent leur présence actuelle. S’ils restent pour contribuer à l’avenir de la Syrie, alors merci. Mais s’ils restent pour protéger les YPG, cela ne sera bénéfique pour personne », a-t-il menacé.
Sur le destin des combattants kurdes de Syrie, après le retrait américain et face à une offensive militaire turque, Ankara, Téhéran, Damas et même Moscou semblent avoir une vision convergente. Comme personne n’est disposé à soutenir leur volonté d’instaurer un État ou une zone autonome au nord de la Syrie, ils n’auront pas d’autre choix que de se rapprocher du régime de Damas, qui leur propose déjà de les intégrer dans son armée et de contribuer à la reconquête de l’intégralité du territoire syrien, en échange d’une certaine décentralisation du pouvoir après d’éventuelles élections locales.
Vendredi matin, près de 300 combattants de l’armée de Damas et de ses milices alliées sont entrés, à l’appel des forces kurdes qui affirmaient s’être retirées, dans la région de Minbej. C’est la première fois, depuis six ans, que les forces du régime sont de retour dans cette zone frontalière. Selon des sources locales, l’armée syrienne et ses milices se sont déployées au nord et à l’est de la ville, créant une zone-tampon entre les territoires rebelles pro-Ankara et la ville. Les forces kurdes « n’ont pas le droit » de faire appel à l’armée syrienne, a réagi le gouvernement turc, à l’annonce de ces mouvements, tandis que Paris et Washington, qui ont des troupes stationnées dans le voisinage, se refusaient à tout commentaire..
« Nous voudrions trouver un compromis équitable avec le régime syrien. Mais ce dernier veut un retour à la situation antérieure, le retour à zéro. Nous perdrions nos forces armées, nos institutions, notre autonomie. Un tel recul serait inacceptable », a déclaré au Monde Ilham Ahmad, coprésidente du Conseil démocratique syrien qui coiffe les institutions mises en place par les Kurdes et leurs alliés au nord-est de la Syrie.
Après avoir été reçue à l’Élysée par des conseillers d’Emmanuel Macron, sans obtenir d’engagement clair, Ilham Ahmad, qui se déclare convaincue qu’il existe un accord russo-irano-turc contre les Kurdes, a souligné le risque que pourraient présenter, en cas d’offensive turque, les djihadistes – environ un millier – actuellement prisonniers des Kurdes. « Nous craignons de ne plus maîtriser la situation et qu’il ne soit difficile pour nous de les garder dans une localité déterminée, a-t-elle expliqué à ses interlocuteurs français. Si cela arrivait, cela entraînerait une dispersion partout. »
Pour Israël, Trump n’est plus fiable
Cette mise en garde a été d’autant plus prise au sérieux à Paris que certains des djihadistes aujourd’hui entre les mains des Kurdes ont par le passé ouvertement menacé la France et que plusieurs d’entre eux pourraient s’infiltrer en Europe pour y organiser ou commettre des attentats. Par ailleurs, profitant du chaos que risque de créer une attaque turque contre les Kurdes, dans le sillage du retrait américain, les djihadistes ne manqueraient pas de reconstituer à travers la Syrie leurs voies de communication avec l’Irak et de redevenir une menace directe pour l’Europe. C’est l’une des raisons pour lesquelles Paris a très mal accueilli la décision américaine, comme l’a montré la remarque acide d’Emmanuel Macron à destination de Trump : « Un allié se doit d’être fiable. »
Benjamin Netanyahou n’en est pas là dans ses rapports avec Trump. Mais même s’il était, paraît-il, le seul dirigeant dans le secret de la décision de Trump, il a dû admettre que les intérêts stratégiques d’Israël et ceux des États-Unis peuvent diverger. Fort des deux victoires diplomatiques offertes par son « ami » Donald – la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël suivie du transfert de l’ambassade des États-Unis puis le retrait américain de l’accord international sur le nucléaire iranien –, il estimait avoir les mains libres pour se consacrer à son ambition prioritaire : consolider le front international réunissant Washington et les monarchies du Golfe pour s’opposer aux ambitions régionales de l’Iran.
La présence en Syrie des 2 000 soldats américains, même si elle était stratégiquement quasi symbolique, avait de ce point de vue une valeur importante : elle constituait une sorte de dissuasion face à la Syrie et à l’Iran. Voire à la Russie. Et surtout, les soldats américains qui tenaient la base d’Al-Tanf, au point de rencontre des frontières jordanienne, syrienne et irakienne, bloquaient toute possibilité d’instaurer un couloir chiite, de l’Iran à la Méditerranée, par lequel pourraient être acheminés combattants, armes et matériel à destination du Liban, c’est-à-dire du Hezbollah face auquel Israël est ces jours-ci sur le pied de guerre. En vertu de ce nouvel équilibre régional, un accord « d’information opérationnelle » avait même été conclu avec la Russie, pour éviter tout malentendu entre les forces russes déployées en Syrie et l’aviation israélienne, lorsque des avions frappés de l’étoile de David frappaient des cibles iraniennes, des dépôts ou des convois du Hezbollah libanais en territoire syrien.
Cet arrangement a été ébranlé, sans être totalement dénoncé le 18 septembre lorsque la DCA syrienne qui tentait de s’opposer à un raid israélien a abattu un appareil de reconnaissance russe avec 15 militaires à bord. Qu’en restera-t-il lorsque les forces américaines se seront retirées, si l’armée turque passe à l’offensive et si le territoire aujourd’hui tenu par les forces arabo-kurdes change de mains ? Si, comme on peut l’imaginer, le désengagement américain laisse à l’Iran et à ses partenaires le champ plus libre que jamais pour étendre leurs capacités militaires en Syrie, Israël sera, après les Kurdes, l’autre grand perdant de la décision de Trump.
Selon des experts israéliens cités par le quotidien israélien Haaretz, Benjamin Netanyahou doit tirer de cet épisode deux leçons. L’une pour l’immédiat, l’autre à plus long terme. La première, c’est que les assurances fournies par Moscou selon lesquelles les forces iraniennes et les milices chiites n’avaient pas vocation à rester en Syrie ne sont plus d’actualité dans la nouvelle configuration militaire du champ de bataille syrien. Et Washington ne sera d’aucun secours pour aider Israël à s’y opposer.
La seconde, c’est que Trump ne peut plus être tenu pour fiable. Même s’il continue à proclamer son amour pour Israël, et même s’il est entouré de conseillers, d’amis et de membres de sa famille juifs ou fidèles à Israël, il est confronté à de tels problèmes politiques et judiciaires et agit d’une manière si erratique que le gouvernement israélien ne peut plus compter sur son soutien à long terme. Qu’il s’agisse de la situation syrienne ou de « l’accord du siècle » avec les Palestiniens qu’il se faisait fort d’obtenir.
Netanyahou a-t-il retenu ces deux leçons ? Malgré ses propres soucis avec la justice, le premier ministre israélien a choisi de répondre à sa façon à ceux qui s’interrogeaient sur l’attitude d’Israël face à cette conjoncture régionale mouvante. Il a ordonné dans la nuit de mardi à mercredi plusieurs frappes aériennes en Syrie. Apparemment, selon le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, elles visaient des entrepôts d’armes appartenant au Hezbollah ou aux forces iraniennes. Peut-être avaient-elles aussi un autre objectif : confirmer que, pour Israël, malgré Trump, Erdogan et Poutine, il n’y avait, face au front syrien, rien de changé.
RENÉ BACKMANN