En cinq ans, la Chine a vu surgir 22 000 kilomètres de lignes ferroviaires à grande vitesse, émerger la plus grande société sans argent liquide, apparaître un parc multicolore de bicyclettes en libre-service et installer un “réseau céleste” fait de 200 millions de caméras de surveillance. Nul endroit sur terre ne saurait être plus sûr que la Chine, au point que désormais les délinquants vont se rendre à la police de leur propre chef, sans intervention des forces de l’ordre.
À Cangnan, il y a deux ans, à la suite d’un retard dans ses remboursements d’un emprunt bancaire de 200 000 yuans [25 400 euros], M. Rao avait été inscrit au fichier des mauvais payeurs par le tribunal et ses dépenses avaient été plafonnées. Et comme le district de Cangnan pratique le principe de la solidarité familiale des peines, son fils voyait sa route vers des lendemains radieux bloquée par la situation bancaire de son père. Finalement, pour ne pas porter préjudice à son fils, M. Rao a remboursé d’un seul coup ses dettes afin d’être rayé de la liste noire.
Ainsi, ce fichier peut peser davantage sur un destin qu’un diplôme ; derrière lui, c’est tout le “système de crédit social” qui entre en scène. Celui-ci pourrait bien devenir rapidement la “cinquième grande invention” chinoise !
Une “société de l’intégrité” inspirée des notations bancaires
En 2014, le gouvernement a publié un “programme-cadre” pour la mise en place d’ici à 2020 d’une “société de l’intégrité”. Car, ces dernières années, la notion de respect des lois n’a pas évolué au même rythme que l’économie en Chine populaire. Nombreux sont les cas d’évasion ou de fraude fiscale, d’exploitation illicite de la main-d’œuvre, de vente de produits alimentaires frelatés, de tromperies sur les diplômes, etc. Des pratiques délétères qui commencent même à “s’exporter”.
Une grande puissance doit se doter d’un soft power ; c’est à ce besoin que souhaite répondre le “système de crédit social”. Il prévoit qu’un individu, une entreprise, voire une administration, puisse être noté en fonction de ses antécédents bancaires, de son comportement social et de ses interventions sur les réseaux sociaux. Cela revient, pour la première fois au monde, à étendre le système de notation des institutions financières occidentales aux différents aspects de la vie sociale, puis à “récompenser l’intégrité” par des avantages, ou au contraire à sanctionner ces mauvais résultats par des restrictions dans tous les domaines, selon un barème prédéterminé.
Le fichage n’est pas quelque chose d’inconnu pour les Chinois. Du temps de Mao Zedong [et jusqu’au tournant du siècle], les pouvoirs publics créaient un “dossier personnel” pour chacun, dans lequel étaient consignées des informations telles que les notations professionnelles ou l’adresse de résidence [mais aussi les relations familiales et les actes ou prises de position politiques jugés incorrects]. Il constituait un important outil de référence en cas d’affectation professionnelle, d’admission dans un établissement d’enseignement ou même d’enquête politique.
Un fichage désormais numérisé et public
Au XXIe siècle, ce dossier se métamorphose donc en “crédit”, en se perfectionnant au passage sur plusieurs plans.
Tout d’abord, il est désormais informatisé. Auparavant, le dossier personnel tenait dans une grande enveloppe et n’était mis à la disposition que des supérieurs hiérarchiques [et, le cas échéant, du Parti communiste ou de la police], il n’y avait pas moyen de le diffuser sur un réseau. Aujourd’hui, la Chine est en train d’agréger toutes les données numériques dispersées provenant d’entités gouvernementales ou non, c’est ce qu’on appelle le big data. Les données désormais rassemblées ne sont plus seulement enregistrées, elles peuvent être analysées grâce à des algorithmes. Et pour peu que les autorités maîtrisent l’usage des chaînes de blocs (blockchains), il n’y a aucun risque de les voir disparaître ou s’altérer.
Par ailleurs, le dossier est désormais public. Chaque mois, les tribunaux peuvent publier sur Internet une mise à jour de leurs “listes noires”, qui sont même lues parfois sur les places publiques, le but étant de remettre dans le droit chemin, sous la pression de l’opinion, ceux qui ont manqué à leurs engagements. Dans ce domaine, les autorités locales ne sont pas à court d’idées. À Laizhou, dans le Shandong, lorsqu’on appelle un “sans-crédit”, on tombe sur le message suivant :
Le tribunal populaire se permet de vous signaler que la personne à qui vous téléphonez fait l’objet d’une condamnation pour manquement à ses obligations.”
Le tribunal de Kaifeng, au Henan, est encore plus “à la page”, puisqu’il monte un diaporama musical avec les photos des personnes ayant “perdu leur crédit”, puis le diffuse sur Douyin [ou Tik Tok], l’appli de vidéos courtes qui fait fureur parmi les jeunes Chinois.
Alors, ces systèmes de crédit social ne sont-ils que la forme revisitée d’une vieille pratique ? Non, la Chine a mangé son pain blanc.
Les règles du jeu varient selon les endroits [on dénombre 44 systèmes différents expérimentés à travers la Chine. Quel que soit la nature de la faute commise – grave, comme une violation de la loi, ou bénigne, comme un retard de paiement de factures d’eau ou d’électricité –, elle a une incidence sur la notation d’un individu. À la longue, les mieux notés peuvent bénéficier d’une aide gouvernementale en cas de création d’entreprise, d’un accès privilégié aux services publics et même d’une entrée facilitée dans le Parti ou l’armée. À l’inverse, les moins bien notés en seront réduits à rester dans les bas-fonds de la société.
Les systèmes diffèrent, mais les sanctions ont en commun de limiter les libertés individuelles, que ce soit en matière d’emploi, de logement, de crédit ou de déplacement. La “peine suprême” est la “privation à vie des droits politiques” (autrement dit, l’impossibilité de devenir membre du Parti), accompagnée du châtiment étendu aux “neuf degrés de parenté” [allusion à la sanction infligée à la famille d’un criminel pendant la période classique], avec l’impossibilité pour les enfants du fautif d’être admis dans de bonnes écoles.
Assaut contre un bâtiment du Parti : moins 50 points
Les habitants de Suining, dans le Jiangsu, ont été les premiers cobayes de cette expérience. La mesure était déjà en application chez eux quatre ans avant son entrée en vigueur officielle. Un habitant de la préfecture, un certain M. Zhang, sanctionné pour avoir simplement grillé deux fois un feu rouge en un an, n’a pu s’empêcher de râler : “Une amende, c’est une broutille, mais un retrait de points, c’est grave !” a-t-il dit à la presse officielle,
Le programme-cadre du gouvernement indique qu’un système de crédit social vise à couper à la racine les maux de la société. Si l’on regarde le tableau de notation, le comportement classé comme le plus répréhensible est la diffamation sur Internet, qui entraîne la perte maximale de 100 points, tandis que le “blocage ou l’assaut donné à un bâtiment du Parti ou du gouvernement, d’une entreprise ou d’un chantier, le harcèlement des pouvoirs publics pour exposer ses doléances de manière bruyante et insistante” vaut à son auteur un retrait de 50 points. Sans être un “contestataire”, M. Zhang ne cache pas sa mauvaise humeur : pourquoi ôter 50 points pour un feu grillé, et seulement 35 pour fabrication ou vente de contrefaçons avec enrichissement au détriment de la vie d’autrui ?
Au Guizhou, notez votre voisin
Ce système de crédit social a clairement pour but d’élever le degré de moralité, mais son barème va souvent à l’encontre des bonnes visions du monde, de la vie et des valeurs humaines.
Les habitants de Qingzhen, dans la province du Guizhou, ont un système de notation encore plus déroutant que celui de Suining. La grille de notation ne prévoit pas moins de 1 000 critères, dont l’avis des pairs et des gardes du quartier. Mais la quantité n’est pas un gage de qualité. Même les experts critiquent un tel assemblage hétéroclite de critères “sans aucune logique”. Le laboratoire d’idées américain PIIE n’hésite pas à affirmer que le “modèle de Qingzhen” n’est qu’un remake de Nosedive, le premier épisode de la série américaine Black Mirror [où les personnages s’attribuent mutuellement des étoiles à chaque interaction], et s’inquiète de ses effets pervers sur la nature humaine.
La responsabilité sociale des stars de cinéma
La notation manque d’objectivité. Pour s’en convaincre, certains analystes recommandent de consulter le Rapport d’études sur la responsabilité sociale des stars chinoises de la télé et du cinéma. C’est la première fois que les autorités publient un tel classement de célébrités évaluées selon des éléments subjectifs tels que “le sens de l’intérêt général, la conscience de l’importance du respect des lois, l’esprit patriotique”.
Certains résultats sont quelque peu étonnants : si l’actrice Fan Bingbing, condamnée pour fraude fiscale après avoir omis de déclarer des dizaines de millions de yuans, arrive logiquement bonne dernière avec 0 point, le chanteur Jacky Cheung (Zhang Xueyou), qui a pourtant aidé à plusieurs reprises les autorités à démêler des affaires criminelles [en permettant l’arrestation de malfaiteurs venus assister à ses concerts], pointe également dans les profondeurs du classement.
Comment avoir la cote auprès de Zhima Credit
Il faut également examiner les critères employés par le système Zhima Credit [ou Sesame Credit]. Cette application pour téléphone mobile [développée par la plateforme de vente en ligne Alibaba] a pris son essor en Chine il y a trois ans. Elle permet de noter les utilisateurs en enregistrant les données relatives à leur consommation [les achats sur Alibaba ou avec le porte-monnaie électronique Alipay]. Le nombre de points varie entre 350 et 950 et dépend entre autres de vos “caractéristiques personnelles”, de votre “comportement”, de vos “relations personnelles”, de vos “antécédents bancaires” et de votre “capacité à tenir vos engagements”.
Aujourd’hui, certains internautes aiment à se vanter de leur score, même si la manière de compter les points est très discutable : par exemple, si l’on passe dix heures par jour à taper sur son ordinateur, on peut être considéré comme quelqu’un qui se tourne les pouces, et par conséquent perdre des points. À l’inverse, acheter souvent des couches pour bébé peut montrer que vous êtes un parent responsable et donc faire monter votre note. Cela n’empêche pas des centaines de milliers d’utilisateurs de continuer à utiliser cette application dans l’espoir de gagner les “récompenses” que Zhima Credit décerne avec parcimonie.
Depuis quatre ans que des systèmes de crédit social sont appliqués dans certaines provinces et municipalités chinoises, les sanctions ont bien souvent été plus nombreuses que les récompenses. Il est vrai que dans le cas de Zhima, la capacité à tenir ses engagements est récompensée : ceux qui ont plus de 600 points de cote de crédit peuvent louer un véhicule ou une salle de restaurant sans avoir à déposer de caution ; il n’est pas nécessaire de fournir des documents pour demander un visa pour Singapour si on a plus de 700 points à son actif et, avec plus de 750 points, il est même possible de demander [sans certificat de solvabilité] un visa pour le Luxembourg, qui ouvre les portes du reste de l’Union européenne. [Le Canada vient également d’introduire l’utilisation de la certification par Zhima pour l’attribution de visas aux voyageurs chinois.]
Si tous les mieux notés se mettaient en couple…
Pour gagner le plus de “récompenses”, rien ne vaut un(e) conjoint(e) bien noté(e). D’ailleurs, j’ai de plus en plus d’amis en Chine populaire qui cherchent l’âme sœur en se fondant sur les cotes de crédit. Selon le responsable du site de rencontres Baihewang, “le physique reste important, mais la capacité à bien conduire sa vie compte encore plus”, et le site met activement en avant ce critère. “Si les mieux notés se mettaient ensemble, qui sait si notre société ne serait pas meilleure !” fait remarquer ce célibataire de Huizhou dont la cote Zhima Credit dépasse les 700 points, avant d’ajouter en plaisantant à moitié :
Si jamais je rencontre une fille avec une cote élevée, je vais encore grappiller quelques points supplémentaires !”
La première généralisation d’un volet de ce système, qui attire l’attention du monde entier, est intervenue le 1er mai 2018. Pour la première fois, des sanctions ont été fixées au niveau national, les mauvais payeurs étant limités dans leurs déplacements en avion ou en train. Mais des intermédiaires exploitant les failles du système ont déjà fait leur apparition : ils fournissent d’autres pièces d’identité aux “sans-crédit”, leur permettant d’acheter leur billet sans être bloqués par une de ces listes noires.
Lee Yun-yan
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