Certains décrivaient une veillée d’armes et un samedi 8 décembre qui s’annonçait noir. La journée n’a pas été aussi violente que redouté. Néanmoins, des échauffourées ont éclaté dans la capitale et selon les chiffres communiqués à 19 h 20 par la préfecture de police de Paris, 920 personnes ont été interpellées, dont 619 placées en garde à vue. Plus de 70 blessés sont à déplorer dont sept dans les rangs des forces de l’ordre.
De son côté, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a annoncé que 125 000 manifestants avaient défilé dans toute la France, dont 10 000 à Paris. Des chiffres à manier avec précaution, aucun dispositif cohérent n’étant en mesure de compter le nombre de gilets jaunes parcourant Paris. Par ailleurs, le ministre a évoqué 1 385 interpellations pour l’ensemble de la France. 118 personnes ont été blessées parmi les manifestants et 17 parmi les forces de l’ordre.
À Paris, dès 6 h 45, des gilets jaunes passés par la Porte Maillot font le pied de grue devant l’unique fast-food du coin. Ils attendent l’ouverture pour boire un café chaud. La journée sera longue. Virginie, aide-soignante, mère de quatre enfants et déjà grand-mère à 47 ans, tient le rond-point « cacahuète » depuis le 17 novembre à Montargis, dans le Loiret. Elle déboule pour la première fois manifester à Paris. Ils sont une soixantaine de Montargis à s’être organisés pour venir dans la capitale et alors que le soleil n’a pas encore pointé son nez, ils enfilent leurs gilets jaunes, devenus seconde peau.
Café avalé, premier d’une longue série de contrôles, par des policiers en civil. Tout le monde se laisse faire docilement. Immédiatement, deux interpellations : « Ils ont pris Amin et Julien ! » s’affole Virginie. L’un avait un fumigène dans son sac, l’autre un masque à gaz. « Plus une tête d’Arabe, si tu veux mon avis », souligne un membre du groupe. Garde à vue pour Amin, qui passe son tour pour la manif du jour.
Julien, de retour, est « dégoûté ». « Ils prennent tout, nos masques de protection, et même les bouteilles d’eau. Et s’ils nous gazent, on fait comment ? » Julien et Virginie portent une croix rouge, et font office de service médical pour leurs collègues de Montargis, leur trousse de compresses stériles a été épargnée par la fouille. « Enfin, si ça continue, à la fin de journée, je vais finir à poil », plaisante Sabrina, intérimaire de 37 ans, quatre enfants elle aussi, qui ne lâche pas d’une semelle Virginie et son mari. Une autre manifestante a trouvé la combine : elle a caché son masque de papier dans son soutien-gorge, là où les policiers n’osent pas poser les mains.
Après un temps de flottement, la petite troupe s’ébranle vers l’Arc de triomphe. Les contrôles s’enchaînent, il faut montrer patte blanche six fois avant d’approcher du monument. Et il n’est que 8 heures du matin. « En un sens, ça me rassure, pour nous et pour eux », explique Virginie, qui a trouvé intolérable le « saccage » commis à Paris la semaine dernière, tout aussi choquant que « les flashballs contre des lycéens ». Elle répète à qui veut l’entendre : « Je ne suis pas en colère, je suis révoltée, Macron est un roi et nous sommes ses gueux. »
Les CRS aussi sont tout miel en début de journée, à mille lieues de l’ambiance du samedi 1er décembre, à la même heure : « Regardez, on sourit, nous sommes des gentils », plaisante l’un d’entre eux. « On vous rapporte un café ? », proposent en retour les compagnons de Virginie. De longs échanges ont lieu, les gilets jaunes ne perdant pas espoir de convaincre les hommes casqués de rejoindre le mouvement. « Ils ne vous payent même pas vos heures supplémentaires, rejoignez-nous ! » criera plus tard une manifestante.
Par paquets, les gilets jaunes, débarqués de leurs cars, voitures ou trains, s’agglutinent donc en haut des Champs-Élysées, sans accroc visible. Le plan initial d’une partie des gilets de Montargis était de déployer une banderole pacifique, faite d’un drap blanc, et de former une chaîne humaine autour de l’Arc de triomphe, pour le protéger. Mais la matinée s’étire bizarrement sur les Champs, et les manifestants se retrouvent à multiplier les allers-retours, de haut en bas, sur une avenue claquemurée.
Giuseppe, 24 ans, est monté de Marseille au tout petit matin pour « voir ça », dans un bus payé par un gilet jaune handicapé, désireux de participer au mouvement. « Ma mère est plutôt à gauche, elle m’a tout raconté, 36, Mai-68, que le peuple devait se battre et moi j’y ai cru. Je n’ai pas beaucoup d’espoir quant à la suite, mais c’est ça qui me fait vibrer aujourd’hui, de voir tous ces gens réunis, on aura au moins réussi ça, c’est super positif. »
Contraint d’arrêter ses études d’histoire au bout de deux ans pour gagner sa vie, il a hésité un peu avant d’endosser le gilet jaune : « Tu vois les partis, de gauche, de droite, qui veulent se refaire la cerise sur notre dos… Mais on ne veut pas de soutien de parti, on veut une solution ! » Giuseppe partage l’avis de son voisin, ancien ingénieur dans le nucléaire, retraité et chef d’entreprise, qui tape des pieds contre le froid, et qui semble n’avoir que mépris pour Emmanuel Macron, « ce petit con prétentieux et arrogant ». « Quand je vois comment ils se gavent, autour de lui, alors qu’on se galère, c’est de la gourmandise, il n’y a pas d’autre mot ! »
Dans le premier arrondissement, il n’est pas encore 9 heures et quatre ouvriers du bâtiment déambulent dans un Paris désert. Le plus jeune, âgé de 24 ans, s’adresse à la tête qui dépasse soudain d’un bar-tabac. « Eh chef, tu n’as pas un gilet jaune pour moi ? » Les quatre amis sont partis très tôt et dans la précipitation de leur ville de Chauny, dans l’Aisne, et le petit dernier n’a pas pu s’acheter l’habit signe de ralliement.
C’est la première manifestation de ce mouvement à laquelle ils participent. « On regardait à la télé, on attendait que monsieur Emmanuel parle, mais il ne le fait pas… Alors on en a eu ras-le-bol. Un président qui ne répond pas à son peuple, ce n’est pas un président. » Alors ils ont fait le voyage, mais, attention, préviennent-ils : ils sont pacifistes. « On vient foutre l’ambiance, mais on va rester à l’écart des jets de brique ! On veut simplement crier sur Macron. On n’est pas bête, nous n’allons pas occasionner des dégâts, on est solvable », résume l’aîné Madjid.
Ils se font contrôler à deux reprises à cinquante mètres d’écart par les forces de l’ordre rue de Rivoli alors qu’ils espèrent atteindre les Champs-Élysées.
« Cela risque de se reproduire ? demande l’un d’eux.
– Il faut vous y attendre… reconnaît un policier encagoulé.
– Pas de souci. Vous faites votre boulot, bonne journée et faites attention à vous ! »
Enfin, devant leurs bières matinales, ils reviennent sur les raisons de leur engagement. « On gagne bien nos vies, 2 000 euros par mois, mais on pense à nos enfants. Qu’est-ce qu’il va leur arriver ? » Ils trinquent leurs demi-fraises à la santé du président de la République. « À Macron ! Il faut qu’il nous réponde enfin ! »
Des gilets jaunes et un « Peau-Rouge »
Vers 10 heures, les premiers gaz lacrymogènes sont tirés, après des frictions dans l’une des rues proches de l’Arc de triomphe. La plupart des manifestants prennent ça avec bonhomie. « Pas mal, cette ambiance sud-américaine », rigole l’un d’entre eux, alors que les premières compresses imbibées de Coca circulent de main en main.
L’ambiance de la journée s’installe, chacun discute avec son voisin, avant de courir quelques mètres pour éviter les gaz lacrymogènes. Deux agriculteurs – le plus jeune a enfilé sa cotte et gardé ses bottes, le plus vieux est perché sur un banc – discutent à bâtons rompus sur l’élevage de vaches laitières, ces prêts à la banque impossibles à rembourser. Près d’eux, Malika, ex-aide-soignante en formation de naturopathe, venue de Grenoble. Gilet jaune pour la première fois ce 8 décembre, rien ne semble fonctionner. Ni les deux ans qu’il a fallu à la justice pour condamner son mari violent, ni les études de son fils de 18 ans impossible à financer avec son RSA ni la dégradation de l’hôpital public, qu’elle a quitté.
Les Champs-Élysées se retrouvent vite fermés par en haut, vers l’Arc de triomphe, et par en bas, au niveau du métro Franklin-Roosevelt. L’objectif est désormais connu, empêcher les manifestants de foncer vers l’Élysée alors que se multiplient les « Macron démission », quasi seul mot d’ordre sonore de cette journée.
Les cheminots de Saint-Lazare défilent devant leur gare. © M.S.
Plus loin, la place de l’Opéra n’est occupée que par quelques touristes italiens et japonais qui filment, à défaut d’autre chose, les cars de police. Des forces de l’ordre qui sont les seules à « profiter » des vitrines de Noël, fermées pour l’occasion, des grands magasins. On pense trouver des gilets jaunes, on leur court après avant de réaliser qu’il s’agit d’éboueurs…
Pour trouver une trace d’un rassemblement conséquent dans le secteur, il faut se rendre sur le parvis de la gare Saint-Lazare où plusieurs organisations syndicales se sont donné rendez-vous. Deux militants se gaussent : les gens de gauche sont plus organisés que les gilets jaunes. Il n’empêche que la plupart ont revêtu le désormais célèbre vêtement.
Fabien a 33 ans et descend du train de Mantes-la-Jolie. Ouvrier à Renault-Flins, il s’est engagé, comme beaucoup de ses collègues, depuis le début avec les gilets jaunes. « Les violences il y en a dans toutes les manifs. Même à la Coupe du monde il y a eu des violences. Il faut arrêter avec ça ! » s’agace-t-il en rappelant que lui qui a des enfants vient ici « pacifiquement comme la majorité des gilets jaunes ».
Et puis, c’est tout sauf le moment de céder. « Nous ça fait des années que le 20 du mois on est dans la galère. Quand on se lève tôt le matin pour aller travailler, on doit pouvoir vivre normalement, c’est comme ça que mes parents m’ont élevé. » Pas hostile aux syndicats, il se réjouit de leur invisibilité aujourd’hui « là c’est un mouvement populiste. On n’en a pas besoin aujourd’hui ». Qu’est-ce qui les ferait arrêter ? « Il faut qu’ils augmentent les salaires pour que les gens vivent mieux. Parce que là au bout d’un moment, les gens comme nous ils pètent les plombs. Il faut qu’ils comprennent qu’en bas, on crève la dalle. » Il votait blanc, il ne vote plus. « Ils sont tous pareils. On ne peut pas leur faire confiance, il faut qu’ils dégagent ! »
Audrey a 31 ans et est aide-soignante dans un Ehpad. Elle aussi arrive du train à la gare Saint-Lazare. « Je n’ai jamais manifesté. J’ai deux enfants en bas âge et j’aimerais mieux être avec eux, mais je me suis dit que si on ne bouge pas maintenant on ne bougera jamais », souligne-t-elle, avant de préciser qu’elle travaille désormais de nuit pour gagner 1 300 euros par mois, « c’est juste 100 euros de plus, mais j’en ai besoin ». « Je ne suis pas pour les violences, mais en même temps il n’y a que ça qui a fait bouger le gouvernement. Au début, alors qu’on faisait des opérations de filtrage bien tranquillement, ils nous ont ri au nez », s’énerve-t-elle. L’annulation de la taxe sur le carburant l’indiffère. « En dix ans, le Caddie a pris 50 euros et mon salaire 5 euros. On n’y arrive plus », explique-t-elle avant de lancer : « J’espère vraiment qu’on ne fait pas ça pour rien. »
En face de la gare, des plombiers confient n’avoir « aucune confiance dans ce gouvernement ». « Ce ne sont pas des professionnels de la politique, ils viennent de leurs grandes entreprises et n’y comprennent rien », critiquent ceux qui dirigent pourtant des PME. Là encore, le silence du président de la République dans la crise actuelle revient en boucle : « Macron, dès le début du mouvement, il aurait pu prendre la parole. C’est notre chef tout de même… »
À 15 ans, Marius affiche ses convictions politiques. © M.S.
On croise sur le parvis de Saint-Lazare des gilets jaunes et un Peau-Rouge. Un adolescent torse nu recouvert d’une peinture sanguinolente. Sur la pancarte qu’il arbore, on lit : « Macron m’a tué ».
Marius est âgé de quinze ans. Il n’a pas participé aux premières manifestations pour cause d’emploi du temps surchargé (ses études en 1re ES et ses matchs de handball), mais là, il a tenu à venir. Sa mère en béquilles s’inquiète d’éventuelles violences : elle a chargé quatre amis d’encadrer son fils. Mais pour parler politique et violence sociale, le jeune homme n’a besoin d’aucun cordon de sécurité. Il énumère les raisons de la colère : « La CSG, les retraites, l’ISF… » Il a le sens de la formule : « Il faut faire des efforts, c’est bien de le dire aux pauvres, mais il faut le dire aussi aux riches. »
Un gilet jaune l’apostrophe : « Tu aurais dû écrire “Tuer’’ sur ta pancarte (en référence à la faute de conjugaison faite par une victime dans un crime célèbre) ! » « Oui, mais Macron aurait dit qu’on ne sait pas écrire ! » lui répond un garde chiourme de Marius. Pendant ce temps, les députés LFI Clémentine Autain et Éric Coquerel, la sénatrice EELV Esther Benbassa discutent avec des journalistes. Et un peu plus loin, l’écrivain Édouard Louis, membre du comité Adama, échange quelques phrases avec l’anthropologue anarchiste David Graeber, venu spécialement à Paris pour l’occasion.
Plus discrètes, deux jeunes femmes du Collectif féministe révolutionnaire attendent leurs amies. Ces étudiantes de 21 et 22 ans à la fac de Paris 3 sont là parce qu’elles ont constaté qu’il y avait beaucoup de femmes parmi les gilets jaunes, preuve supplémentaire, selon elles, qu’elles sont les premières touchées par la précarité. Alors, elles ont décidé de faire converger les luttes. « On ne va pas porter le gilet, nous ne sommes pas d’accord sur toutes leurs revendications, mais on s’intègre dans le mouvement, car il faut que les minorités de genre soient représentées. » Elles refusent de communiquer ne serait-ce que leurs prénoms. Leurs parents les croient au travail ou chez elles. Elles ont même menti, pour ne pas les inquiéter, à des amis à l’étranger. « Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, ils pensent que Paris est en feu… »
Dans la même tranche d’âge, Meïween, Mariam, Maëlys n’ont pas de problème à donner leur identité. Elles font partie du collectif Adama luttant contre les violences policières. Elles ne décolèrent pas contre ce « gouvernement (qui) a tenté de dissuader les gens de venir à la manifestation en fermant une trentaine de stations de métro et en dépeignant une ambiance de veillée d’armes. Nous, cela ne nous a pas découragées, on est là ! »
Le cortège finit par avancer. En 10 minutes, le parvis de la gare Saint-Lazare se vide. Avant de se remplir d’une partie de ses occupants reflués par les forces de l’ordre. Il est midi et on ne passe pas. Surtout pour ceux qui manifestent l’envie de rejoindre les Champs-Élysées, théâtre privilégié des affrontements les deux semaines précédentes.
Les forces de l’ordre suivent dans des rues parallèles les manifestants avant de les bloquer quand ils menacent de rejoindre des grands axes. Les opérations se déroulent dans le calme, même si on entend un CRS affirmer dans son talkie-walkie « faire face aux blacks blocs » à l’angle rue Caumartin et rue de Provence.
À partir de midi, une partie du cortège qui a démarré à la gare Saint-Lazare reflue vers l’Est, sous la pression des lacrymogènes et des canons à eau. Boulevard des Italiens, quelques manifestants rejouent devant les forces de l’ordre la posture imposée aux lycéens de Mantes-la-jolie.
Boulevard des Italiens, le 8 décembre. © JC
« À part des “Macron démission”, on ne faisait rien de mal »
Finalement en début d’après-midi, sans que l’on sache pourquoi ni comment, le boulevard Haussmann se libère, la route vers le quartier des Champs-Élysées est ouverte. Une marée de gilets jaunes converge vers l’ouest de Paris au son des Eagles ou d’IAM. Certains s’adressent aux CRS qui les regardent passer : « Avec nous ! Vous faites partie du peuple ! » Des personnes âgées, des couples. Le cortège est à l’image du mouvement, disparate. Mais, de nouveau, cela s’engorge. On ne passe plus.
« Allez ! Il faut y aller ! Ça traîne ! » s’impatientent des hommes encapuchonnés, avec masque à gaz, sweat-shirt noir et gilet jaune. Ils se précipitent en file indienne dans la rue Washington dans l’espoir de rejoindre enfin les Champs. En sens inverse, d’autres, plus âgés, visages découverts, repartent vers le centre de la capitale. Ils répètent de slogans se moquant d’Emmanuel Macron, chantent : « Aux Champs-Élysées, la, la, la, la… » L’un d’eux propose de faire la chenille. Proposition qui ne sera pas suivie d’effet.
De l’autre côté de l’Arc de triomphe, porte Maillot, la situation est tendue. Alors que l’air est saturé de lacrymo, deux petits groupes de gilets jaunes se réfugient dans une pizzeria. Trois hommes qui viennent de Dourdan. Trois Marseillaises. La discussion s’engage sur la question de la représentation du mouvement. « Surtout pas de représentants ! À Marseille c’est clair, on ne veut pas de porte-parole ! Y a personne qui parle à notre place », dit l’une des femmes. « À peine il devient porte-parole, le mec, il veut du pouvoir, il se vend. » « Et pas de partis politiques ! » ajoute un jeune homme.
L’usage de la violence fait aussi débat. « À un moment pour se faire entendre, il va quand même falloir y aller ! lance l’un d’eux. C’est la seule chose qu’ils comprennent ! » « Mais non, ils n’attendent que ça ! lui rétorque un autre. Moi je suis marié à une Arménienne et là-bas ils ont fait une révolution complètement pacifique. L’armée, la police les ont rejoints, le gouvernement corrompu a dû partir. C’est ça qu’il faut faire ! » Les autres interlocuteurs restent plutôt dubitatifs. Un important dispositif de CRS passe devant la pizzeria. « Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’on est en train de faire l’Histoire. »
Sur les Champs-Élysées, Cédric et Sandra sont arrivés ce matin en voiture de Lyon, pas rebutés par les images de casse de samedi dernier. « On a trois enfants, on n’est pas là pour revenir avec un bras en moins. » Ils sont choqués par le dispositif policier : « Ils nous ont parqués sur un bout des Champs-Élysées, juste sous les caméras de BFM. C’est cousu main pour que ça dégénère », affirme Cédric qui dirige une petite entreprise de piscines et aménagement de jardin. « Ils veulent faire peur aux gens pour que le mouvement ne prenne pas de l’ampleur », abonde Sandra.
« Moi ça fait trois-quatre ans que je le dis : on est arrivé au bout du système. Sur l’économie, sur les banques. Depuis 2008, ils font semblant de stabiliser l’économie, mais ils trichent », avance Cédric qui fustige « les dépenses de l’État, les salaires des ministres, des députés alors que nous on est taxé à 65 % de notre chiffre d’affaires et que parfois pour pouvoir payer nos quatre employés on ne se verse pas de salaire ».
« C’est pas à nous de payer ce que Macron rend sur l’ISF », s’offusque Sandra qui, après avoir longtemps voté pour Marine Le Pen, ne croit plus du tout aux partis. Ils se disent prêts à « aller jusqu’au bout. On a déjà fait des sacrifices, mais on peut continuer. On le fait pour nos enfants », affirme Sandra. « On a trop laissé faire pendant trente ans parce qu’on pouvait se nourrir, partir en vacances. Mais là, ça y est, les gens se sont réveillés. »
Finalement, le scénario du 1er décembre se reproduit : un cœur de manifestation, réduit à marcher ou stagner sur une partie des Champs-Élysées, sous une pluie bientôt continue de gaz lacrymogène, et tout le reste du cortège qui déambule dans un Paris déserté. Alors que les gens galopent, des jeunes cassent un Abribus rue de La Boétie. Les préventions des gilets jaunes du matin ont volé en éclats : « C’est pas nos impôts, c’est JCDecaux », hurle la foule, encouragée par une jeune femme avec un mégaphone.
Près des Champs-Elysées le 8 décembre à Paris © MG
Les affrontements entre gilets jaunes et policiers se multiplient, se rapprochent, au fur et à mesure que l’après-midi avance. Rassemblement impromptu place Saint-Augustin, renvoyé vers Saint-Lazare, où on lance déjà des pavés. La vitrine d’un café Starbucks est brisée à coups de pieds par plusieurs manifestants. Des gilets jaunes venus s’y réchauffer assistent à la scène, sans frémir. Deux retraités sortent par une porte de derrière. « Le peuple est excédé, c’est normal que ce genre de choses arrivent », assure, avec un sang-froid à toute épreuve, le plus âgé des deux. Une volée de gilets jaunes et de manifestants cagoulés partent vers Saint-Lazare, une autre s’engouffre rue de Rome, bientôt chassés par des CRS venus de la place de l’Europe. « Je sais qu’il ne faut pas courir, mais c’est difficile de ne pas avoir peur », avoue une jeune femme, dans sa doudoune bleue.
Le café Starbucks investi à Saint-Lazare © JC
Sur les Champs-Élysées, embrasement également, vers 16 h, raconté par Giuseppe, rencontré six heures plus tôt, à quelques 500 mètres de là : « En un instant sur les Champs-Élysées, on était en état de guerre. J’ai essayé de partir, les flics ne nous ont pas laissés passer. Une brèche s’est ouverte dans une rue, on a été accueillis par les CRS d’un côté et la BAC de l’autre. J’en ai encore les jambes toutes flageolantes et les yeux rougis. »
De quoi faire basculer un Giuseppe pourtant hésitant : « À part des “Macron démission”, on ne faisait rien de mal. Respect pour la patience des gens, car la foule s’est fait gazer pendant un quart d’heure avant que la rage ne se déclenche. La violence qui a suivi chez les manifestants, elle était plus que justifiée. » Dans son bus, de retour vers Marseille, Guiseppe le Marseillais se dit « plus motivé que jamais ».
Une partie du cortège, largement dispersé, continue d’affronter sporadiquement la police sur les grands boulevards, et plusieurs vitrines volent en éclats, d’Opéra à République. Boulevard de Bonne-Nouvelle, devant le verre brisé d’un magasin de vêtements jonché de cintres, un jeune cagoulé confie : « Je préférais la semaine dernière, quand c’était vraiment les magasins de luxe. »
À l’instar de la question posée au dos d’un gilet jaune, du côté des manifestants comme du gouvernement, une seule interrogation subsiste : « Et maintenant ? »
JOSEPH CONFAVREUX, LUCIE DELAPORTE, MATHILDE GOANEC ET MATTHIEU SUC