Parées d’une écharpe, d’un brassard ou de gants violets, entre 20 000 et 80 000 personnes, selon les sources, ont marché le 24 novembre contre les violences sexistes et sexuelles à l’appel du collectif #NousToutes, à la veille de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes [1].
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Des défilés ont eu lieu dans une cinquantaine de villes. « C’est la plus grosse mobilisation contre les violences sexuelles et sexistes qu’on ait connue en France », s’est félicitée à Paris la militante féministe Caroline de Haas. Un an après le mouvement #MeToo, le collectif #NousToutes préparait cette mobilisation depuis six mois, espérant un « raz-de-marée féministe » [2] à l’échelle des mobilisations massives qui ont eu lieu en Espagne, au Chili ou en Argentine.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
À Marseille, les organisatrices affichent un visage fatigué mais réjoui. Elles ont compté 5 000 manifestants, la police 1 500. « C’est énorme ! D’habitude, nous sommes une quarantaine le 25 novembre », dit la comédienne Catherine Lecoq, membre de l’association Éclosion 13, qui met en avant les femmes artistes. Un succès lié à un effet #MeToo, à un intense travail de communication national, ainsi que de discussion entre les différences tendances féministes.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Alors qu’à Paris, la présence du Strass, Syndicat du travail sexuel, au sein du mouvement #NousToutes avait provoqué le retrait de certaines organisations féministes abolitionnistes, à Marseille l’unité semble avoir prévalu. « Même si nous sommes beaucoup à penser que la prostitution est un esclavage humain, il n’y a pas eu de clivage. On a réuni des copines féministes qui se disent universalistes et des féministes intersectionnelles, dit Catherine Lecoq. Nous avons des intérêts communs et il faut arriver à les faire entendre à notre seul ennemi, le patriarcat, le machisme. »
« On se focalise souvent sur le port du foulard, la prostitution et l’antiracisme. Un autre sujet clivant pour les féministes, c’est le rapport à l’État, explique la sociologue Pauline Delage, l’une des organisatrices. À Marseille, ces tensions existent, mais nous avons fait le choix d’une manifestation unitaire. Même si ce sont des mobilisations qui pourraient davantage puiser dans les organisations de femmes migrantes, de femmes portant le foulard, de prostituées, etc. »
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
« PMA, IVG, mon corps, mon choix », « Nous ne sommes pas des objets », « Moi et ma mini-jupe, on t’emmerde », « Parents, éduquez vos fils ! » : dans une ambiance joyeuse, rythmée par la batucada Mulêketú, les manifestantes ont scandé des slogans « anti-patriarcat ». Plusieurs portent un cercueil sur lequel sont inscrits les noms des132 femmes tuées par leur conjoint ou ex-compagnon en 2017. Sur le Vieux-Port, une trentaine de femmes kurdes appellent à lutter contre le patriarcat, qu’il prenne le visage de Daech ou des oppressions du régime d’Erdogan en Turquie. « Beaucoup de femmes kurdes sont en prison en Turquie, beaucoup combattent contre Daech à Kobané et Shiffrin », explique Suzanne, une jeune femme kurde commerçante, arrivée à Marseille en 1997.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Le défilé remonte la Canebière, puis le cours Lieutaud, passant sous une immense banderole « Nous toutes », pour finir devant la préfecture de police. Les manifestantes entonnent alors l’hymne des femmes, devenu emblème du Mouvement de libération des femmes : « Levons-nous, femmes esclaves, et brisons nos entraves, debout, debout, debout ! » « Faites trembler les murs de la préfecture, qu’elle s’écroule », crie une femme – les Marseillais ont récemment découvert que leur préfecture de police était frappée d’un arrêté de péril depuis 2013.
On croise un groupe de quatre amies maquillées, dont trois se présentent comme victimes de violences conjugales, qui manifestent pour la première fois pour les droits des femmes. « On est en plein dedans, on est concernées », dit Jenny, une agente des bibliothèques de 26 ans. Venue avec sa fillette de deux ans, la jeune femme est en pleine séparation et « victime de violences actuelles ».
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Agnès, une esthéticienne de 34 ans, « sort » elle du tribunal, comme elle dit. Deux jours plus tôt, son ex-compagnon a été condamné à 15 mois de prison avec sursis, 2 ans de retrait du permis de conduire, avec interdiction de l’approcher, après lui avoir foncé dessus avec sa voiture et l’avoir harcelée devant son petit garçon de 3 ans, explique-t-elle. Les quatre amies expliquent qu’elles n’osent pas appeler les policiers, « car le temps qu’ils arrivent, le temps qu’il y ait le jugement, on a peur des représailles ». « Si on n’est pas entourée par la famille, on se sent seule », dit Agnès.
Mais depuis #MeToo, estiment-elles, les policiers les prennent « au sérieux » et les « traitent en priorité dans les commissariats ». « Avant-hier, on était plusieurs femmes battues à passer. La juge et le procureur étaient intransigeants, ils avaient la haine », dit Agnès.
Venue avec plusieurs jeunes du centre social de La Capelette, Titaina, 40 ans, a l’habitude d’accompagner des femmes victimes de violences. « On se rend compte qu’il n’y a aucun suivi, dit-elle. Il y a des accueils d’urgence pour une nuit, mais, le lendemain, elles sont à la merci de leur agresseur. »
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Simone, 75 ans, manifeste elle avec sa petite-fille de 18 ans, Amanda. Elle aussi a été victime de violences conjugales à l’âge de 45 ans et s’est retrouvée à l’hôpital « avec 21 jours d’ITT ». Mais son compagnon n’a pas été condamné. « J’ai déposé plainte, il a été convoqué, la police lui a dit : “Il ne faut plus le refaire”, alors j’ai pris mon chat, mon chien, mon micro-onde et je me suis cassée », dit Simone. Sa petite-fille a elle aussi vécu une mauvaise expérience lorsque, placée en foyer, elle a voulu dénoncer à 13 ans un viol commis par son grand-frère. « On m’a dit : “Tu as sûrement dû le chercher”, alors que j’avais 6 ans à l’époque, dit la lycéenne. La brigade des mineurs ferme les yeux, il faut que ça change ! » Aujourd’hui, ce sont les sifflets et insultes qu’elle vit au quotidien dans la rue « dès qu’on met une jupe » qui lui ont donné envie de venir marcher.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Djida, 37 ans, approuve : « On est dans un pays libre, on a le droit, nous, les femmes, de circuler comme on veut en minijupe, sans se faire insulter, suivre, traiter de “sale pute”. » Cette employée d’un fastfood du Vieux-Port, qui habite dans les quartiers nord, n’a jamais entendu parler de #MeToo. Elle a rejoint le cortège, alors qu’elle était venue se promener en ville. Elle raconte : « Je me suis fait tripoter à l’arrêt de bus des Aygalades [dans le 13e arrondissement] par deux jeunes, et les policiers à Noailles m’ont dit que je n’avais qu’à m’habiller autrement. Je suis une grand-mère, c’est insupportable. »
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Toutes les manifestantes interviewées, quel que soit leur âge ou milieu social, ont une expérience de harcèlement sexiste dans la rue à raconter. Créatrice en 2012 du blog Paye Ta Shnek, un défouloir pour les femmes qui sont victimes de harcèlement de rue, Anaïs est d’ailleurs effarée de recevoir toujours autant de témoignages six ans après. Elle a récemment lancé avec deux amies marseillaises un podcast pour aider les femmes à répondre au harcèlement [3], que ce soit dans la rue, au travail ou dans l’espace privé. « Le mouvement #MeToo n’a rien changé, à part qu’il a aidé des femmes à prendre conscience que ce qu’elles croyaient acceptables ne l’était pas, dit-elle. Mais il n’y a eu aucun changement structurel, aucune prise en main politique. Comme je le craignais, le soufflé est retombé. »
Quelques « gilets jaunes », qui descendent vers le Vieux-port, applaudissent la marche au passage. Gilet jaune sur le dos, brassard violet au bras, Bernadette, 55 ans, et Marie, 54 ans, n’ont pas voulu choisir entre les deux mouvements. « Nous soutenons le mouvement général contre l’austérité émanant des ordonnances travail de Macron », dit Bernadette. Elle monte des dossier de retraite et se dit très inquiète des « violences économiques faites aux femmes » avec la « fin de la réversion des retraites ». « Ça va particulièrement toucher les femmes qui font des enfants et restent à la maison », dit Bernadette.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Au sein du collectif des Rosas [4], qui regroupe des femmes noires et métis, Joana, une afroféministe de 58 ans, insiste sur la nécessité de lutter contre « la misogynie noire ». L’association marseillaise a été créée en 2013 après les insultes racistes subies par la ministre de la justice Christiane Taubira. « On en a marre qu’on renvoie les problèmes des femmes noires à l’excision, qui est une pratique qui sévit surtout de l’Égypte au Soudan et en Somalie, et à la marge dans d’autres pays du Sahel, explique cette fonctionnaire. C’est une vision héritée de la névrose coloniale qui réduit la femme noire à sa sexualité. On subit les mêmes violences que vous, les femmes blanches, plus le racisme. »
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
À ses côtés, Chantal, 47 ans, une Française originaire du Cameroun, est surtout inquiète pour « les acquis des droits des femmes comme l’avortement, remis en cause par certains médecins au nom de leur clause de conscience ». Elle explique que l’accès à la santé est plus compliqué pour les femmes noires, qui doivent par exemple « attendre huit ans pour obtenir une PMA », faute de campagnes à destination des femmes noires pour les inciter à donner leurs ovocytes.
Caroline, 31 ans, milite elle contre les violences obstétricales au sein de l’Institut de recherche et d’actions pour la santé des femmes (IRASF). Le récent rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes sur le sujet « nous a ouvert des portes pour parler aux soignants lors de congrès de gynécologues par exemple, mais ça va prendre du temps pour faire bouger les choses », dit-elle.
Marche contre les violences sexistes et sexuelles, Marseille, le 24 novembre 2018. © LF
Le pari de réunir au-delà des militantes féministes habituelles semble donc réussi. « Ce n’est plus simplement virtuel, j’ai l’impression qu’une mobilisation s’est concrétisée autour des violences sexistes et sexuelles, ce qui n’avait jamais eu lieu en France. C’est une vraie réussite », dit la sociologue Pauline Delage, l’une des organisatrices de #NousToutes à Marseille. Dans le cortège marseillais, elle a vu « un panel de femmes de milieux sociaux et classes d’âges différents, avec des militantes aguerries et d’autres plus jeunes pour constituer la relève ». Mais on reste quand même loin des déferlantes qui, en Espagne, ont mis des millions de femmes dans la rue pour la journée du 8 mars par exemple. « Les médias ne s’emparent pas de ces sujets. En France, on considère que l’égalité est acquise », regrette Anaïs Bourdet. « Il y a des courants réactionnaires très forts en France même parmi certaines femmes qui se disent féministes mais se sont élevées contre #MeToo au nom de la galanterie », estime Laure, 60 ans, du Centre évolutif Lilith, une association féministe lesbienne.
Louise Fessard