La dernière fois qu’on était ici, c’était pour larguer des bombes. » Avec un certain romantisme, un officier de l’armée de l’air se félicite de l’atterrissage « historique », à Hanoï, le 26 août, de trois Rafale — les premiers avions de combat français à se poser dans le nord du Vietnam depuis 1954. Sur une base aérienne à proximité immédiate de l’aéroport, une douzaine de Français font face à leurs homologues. Les bâtiments ont de vieux airs coloniaux, de même que les meubles laqués au style désuet. Le général commandant le régiment 921 de l’armée de l’air vietnamienne présente ses adjoints : deux responsables des opérations et… le commissaire politique, présenté comme tel par le traducteur de l’armée vietnamienne. À ses côtés, le général français Patrick Charaix fait de même. De jeunes femmes en robe traditionnelle servent le thé selon un protocole strict, voire un peu guindé.
Sous un portrait de Ho Chi Minh, le père du Parti communiste vietnamien et de la République démocratique du Vietnam, le général conte les victoires de son armée de l’air, au rythme lent de l’interprète. Il fait l’impasse sur la guerre d’Indochine (1946-1954), livrée contre les Français, mais raconte avec passion comment, pendant la guerre du Vietnam (1955-1975), ses prédécesseurs ont accumulé les victoires aériennes, abattant « des dizaines d’avions américains ». En réponse, un pilote de Rafale partage un récit de la seconde guerre mondiale : lors d’un raid sur Paris, l’équipage d’un bombardier touché par la défense antiaérienne allemande avait préféré renoncer à l’éjection, de peur que l’avion ne s’écrase sur des habitations, et s’était sacrifié en le guidant vers la Seine. Le commissaire politique vietnamien salue ce geste en hochant la tête.
De telles rencontres ont émaillé la mission Pegase (projection d’un dispositif aérien d’envergure en Asie du Sud-Est), menée par l’armée de l’air française du 19 août au 4 septembre 2018, après un passage par l’Australie. Dans chacun des pays visités (Indonésie, Malaisie, Vietnam, Singapour, Inde), trois Rafale, un A400M et un A310 pour la logistique, ainsi qu’un C-135 pour le ravitaillement lors de la dernière étape, devaient démontrer ce que la France s’engageait à déployer au profit de ses partenaires. Les cent vingt militaires qui pilotaient et entretenaient ces avions ont découvert ces pays et leurs armées : la plupart d’entre eux n’avaient pas encore eu l’occasion de côtoyer des pilotes et des équipages asiatiques. La Corée du Sud et le Japon ont été un temps envisagés, mais il a fallu y renoncer pour des raisons budgétaires. L’expédition s’est déjà révélée particulièrement coûteuse : 3,4 millions d’euros, qu’il faudra récupérer sur d’autres exercices selon le général Charaix. Les Philippines ont elles aussi été laissées de côté, le président Rodrigo Duterte n’étant pas jugé fréquentable.
Une fois le protocole honoré, il faut rapidement parler des choses sérieuses : coopération, diplomatie et fourniture d’armements. Les divergences de vues compliquent parfois le dialogue. Au Vietnam, par exemple, après avoir partagé les récits de guerres du passé, le général Charaix a voulu évoquer des affrontements plus récents : « Nous pouvons partager avec vous notre expérience des opérations menées ces dernières années au Sahel, en Syrie et en Irak. » Réponse de l’officier vietnamien : « Nous, nous ne voulons pas envahir les autres. Mais pourquoi pas des retours d’expérience sur les opérations de maintien de la paix ? »
Le général de corps aérien qui commande la mission Pegase a quitté le service actif, mais, comme tous les généraux placés en deuxième section, il peut être mobilisé selon les besoins des états-majors. Ce jeune retraité de l’armée affiche un curriculum vitae en or : ancien patron des forces aériennes stratégiques, chargées de la dissuasion nucléaire, il est le symbole d’un fort engagement géopolitique de la France. Fin communicant, à l’aise au milieu des civils, il officie régulièrement comme expert sur les plateaux télévisés.
Cette campagne, une première pour l’armée de l’air, exige de s’adapter à des milieux méconnus des aviateurs. Sur le plan culturel et stratégique, l’Asie est traditionnellement, pour les forces françaises, un territoire de marins. Les forces aériennes sont plus familières de l’Afrique et du Proche-Orient.
À Djakarta et à Kuala Lumpur, de hauts gradés des armées de l’air locales ont pu embarquer sur les Rafale (Dassault) [1], et même en tester le pilotage. En Indonésie, en Malaisie et au Vietnam, des délégations de responsables civils et militaires ont bénéficié de démonstrations de l’A400M, leurs pilotes se relayant au manche de l’appareil. Ces avions, rares dans les ciels d’Asie, ont suscité la curiosité. « L’important », se félicite un cadre d’Airbus, fabricant de l’A400M, en voyant les « unes » de journaux locaux, « c’est que l’on parle de nous. » Les objectifs commerciaux ne sont jamais très loin des objectifs diplomatiques (lire l’article ci-dessous).
Tout au long de la mission, les aviateurs n’ont cessé de le répéter : la France est aussi une puissance asiatique. Une ambition géopolitique fortement rappelée par le président Emmanuel Macron à Nouméa, le 5 mai 2018 : « Il y a un axe Paris - New Delhi - Canberra, mais cet axe-là se prolonge de Papeete à Nouméa. Et à travers tous nos territoires, c’est celui qui nous permettra de construire sur le plan géopolitique la neutralité de cet espace indo-pacifique ; c’est celui qui, de la Corne de l’Afrique aux Amériques, nous permettra de participer avec nos alliés à ces grands équilibres et d’assurer la liberté de circulation dans les mers, la liberté de circulation dans les airs et les équilibres indispensables à cette région du globe. » Mme Florence Parly, ministre des armées, avait insisté sur ce thème le 3 juin, lors de son discours au Shangri-La Dialogue, la conférence internationale sur les questions de défense qui se tient chaque année à Singapour : « Je suis enchantée d’être ici, car cette région est notre chez-nous à nous aussi. Il est bon de rappeler que la France a neuf millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive dans l’espace indo-pacifique, qu’un million et demi de citoyens vivent dans nos territoires d’outre-mer, ainsi que 200 000 expatriés, divers contingents militaires permanents et des intérêts économiques vitaux. » Énumérant les risques liés à la prolifération nucléaire, aux transgressions du droit maritime international et au terrorisme, elle avait identifié un axe prioritaire pour la France : la coopération.
Regards inquiets en direction de Pékin
La mission Pegase se veut l’illustration concrète de cette ambition géopolitique. Lors de chaque rencontre, de chaque conférence de presse, le général Charaix justifie le format de son dispositif en ces termes : « Trois Rafale et un A400M, c’est ce que je peux ramener de France en dix heures si vous en avez besoin. » La présence des Rafale n’est pas anodine : au-delà des offres traditionnelles de soutien en cas de catastrophe naturelle, les Français évoquent aussi de possibles coalitions militaires. Pour se défendre contre qui ? Les Indonésiens et les Malaisiens sont surtout confrontés au phénomène djihadiste ; mais la majorité des militaires de la région regardent avec inquiétude du côté de Pékin.
« Dans cette région du globe, la Chine est en train de construire son hégémonie pas à pas. Il ne s’agit pas de soulever les peurs, mais de regarder la réalité : elle est faite d’opportunités. La Chine doit être un partenaire pour cette région et plus largement », avait rappelé le président Macron à Nouméa, avant de lancer un avertissement : « Si nous ne nous organisons pas, ce sera quand même bientôt une hégémonie qui réduira nos libertés, nos opportunités, et que nous subirons. »
En Asie, la France se présente aussi comme une puissance militaire qui déploie en permanence sept mille soldats de Tahiti aux Émirats arabes unis, selon le ministère des armées. Les aviateurs ont trouvé dans cette mission une occasion de faire connaître leurs propres moyens : des avions de transport et des hélicoptères basés à La Réunion, à Nouméa et à Tahiti ; des moyens qui peuvent servir pour faire face à des catastrophes. Ces événements étant de plus en plus fréquents, les pays riverains expriment un fort besoin de formation et de soutien logistique.
Pour convaincre leurs partenaires de s’engager dans une relation privilégiée, les armées françaises proposent toutes sortes de coups de main. Singapour a été parmi les premiers pays à bénéficier d’un accord de ce type. Depuis maintenant vingt ans, le 150e escadron de la cité-État est installé sur la base aérienne de Cazaux (Gironde) : 180 de ses pilotes ont été formés depuis 1998 sur cette base où vivent et travaillent 130 de leurs compatriotes qui participent à l’encadrement avec les instructeurs français. À Kuala Lumpur, un officier supérieur de l’armée de l’air spécialiste de la logistique conseille depuis 2015 l’état-major sur la bonne utilisation des quatre A400M flambant neufs. Les spécialistes du guidage indonésiens apprennent en France à diriger au sol des missions de bombardement.
Se montrer, se rencontrer, voire prendre quelques verres ou se retrouver autour d’un bon repas, permet de jeter les bases de relations qui se veulent durables dans cette quête d’influence auprès des puissances montantes d’Asie du Sud-Est. Ici, on invite des militaires indonésiens à participer à des exercices avec l’armée de l’air française en Nouvelle-Calédonie. Là, on insiste longuement sur l’exigence et la précision des opérations menées au Sahel et en Irak, toujours en valorisant des armements français. Il s’agit d’ancrer dans les esprits l’idée que Paris peut être un partenaire de premier plan. En s’entraînant avec les aviateurs français et en envoyant ses officiers dans les écoles militaires de l’Hexagone, on apprend à faire la guerre comme les Français : avec leurs protocoles, leurs méthodes, leurs valeurs et, dans l’idéal, leurs équipements.
Les tensions en mer de Chine semblent dans tous les esprits. Au cours de son étape entre la Malaisie et le Vietnam, l’armée de l’air a proposé d’approcher les espaces aériens sur lesquels Pékin revendique une souveraineté contestée par ses voisins. Les Français ont envisagé un vol pour rappeler leur détermination à se déplacer librement. Jusqu’au dernier moment, le choix était en suspens à l’Élysée. Plusieurs hypothèses ont été soumises au chef de l’État. La plus agressive consistait à passer clairement avec l’ensemble du détachement, dont les Rafale, dans un couloir aérien contesté ; la plus pacifique suivait les voies utilisées par l’aviation civile, à distance de la zone de crise. C’est finalement celle-ci qui a été retenue. Selon le général Charaix, l’ambassade de France à Pékin était partisane d’une approche musclée, mais les diplomates chinois ont manifesté leur colère au ministère des affaires étrangères en invitant la France à ne pas jouer les « supplétifs des Anglo-Saxons »…
Quelques jours plus tôt, les Américains avaient procédé à une manœuvre plus téméraire. Familiers de ce type de bras de fer aériens, ils avaient même monté une équipe de journalistes de Cable News Network (CNN) à bord d’un P-8A Poseidon, un avion de reconnaissance. Les reporters ont pu diffuser les images des îlots construits par les Chinois et, surtout, filmer l’interception de l’appareil par la chasse chinoise. Cette dernière exigea du pilote américain qu’il quitte immédiatement la zone afin d’éviter tout « malentendu ». Réponse ferme de l’US Navy : « Nous sommes un avion de la marine américaine qui poursuit des activités militaires légales en dehors des limites de tout État, selon les droits garantis par les lois internationales. »
Pour les pays riverains de ces espaces contestés, dont le Vietnam, l’Indonésie et la Malaisie, Pékin est à la fois un adversaire à la puissance démesurée et un partenaire économique incontournable. Ils recherchent des alliés pour peser dans les négociations diplomatiques. La marine nationale en a conscience de longue date, et de nombreux bâtiments militaires croisent régulièrement dans ces eaux. Dès 2002, le porte-avions Charles-de-Gaulle faisait escale à Singapour, moins d’un an après un sous-marin nucléaire. Depuis, la plupart des grandes bases navales de la région se sont habituées à voir débarquer des marins français, dans les pays visités par Pegase mais aussi au Japon et en Corée du Sud. Au printemps 2018, par exemple, la mission Jeanne d’Arc, qui forme les officiers de l’École navale, a accosté en Australie, en Indonésie, à Singapour, en Malaisie et au Vietnam, avant de mener, à la veille du Shangri-La Dialogue, une opération à proximité des îles Spratleys, point-clé des tensions avec Pékin, avec à son bord des observateurs européens. Ces derniers, cinq représentants du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), étaient venus scruter les pratiques de la marine chinoise. Ils sont restés très discrets sur leur mission et leurs conclusions. Pour les futurs commandants de la marine nationale, ce fut l’occasion de voir grandeur nature les manœuvres de leurs homologues chinois, rapidement venus surveiller leurs activités.
L’espoir d’un développement des importations
Avec des perspectives de croissance annuelle de 6,5% en moyenne, l’« Asie émergente » (Asie du Sud-Est, Inde, Chine) présente un fort attrait commercial pour la France [2]. Plusieurs pays visités figurent parmi ceux qui suscitent le plus d’espoir chez les investisseurs : le produit intérieur brut (PIB) indien devrait encore grimper de 7,5% en 2019, devant le Vietnam, à 6,6%, et la Malaisie et l’Indonésie, à 5,4 et 5,1%. Un pari sur le long terme pour les Français, qui enregistrent pour l’instant des balances commerciales majoritairement négatives avec ces pays, notamment le Vietnam et l’Inde.
Les investissements se multiplient pourtant, chacun espérant ainsi être bien positionné lorsque ces pays deviendront plus largement importateurs : un millier d’entreprises françaises sont présentes en Inde. Paris apporte par ailleurs une aide publique au développement au Vietnam, la deuxième par son montant, après celle du Japon. L’Agence française de développement (AFD) soutient également l’Indonésie dans les secteurs de l’énergie, des transports et de la mer. Tous ces pays pourraient afficher un jour la bonne santé de Singapour, troisième excédent commercial de la France en 2016, avec des exportations dépassant de 4 milliards d’euros les importations. Un domaine, en particulier, a permis cette performance : l’aéronautique civile, avec l’achat en 2016 d’une dizaine d’Airbus A350 pour 1,4 milliard d’euros.
Ce potentiel économique attise les convoitises, mais suscite aussi des tensions. Un axe stratégique concentre toutes les attentions : le détroit de Malacca, entre Singapour, la Malaisie et l’Indonésie, voit passer maintenant plus de 80 000 navires par an, contre à peine 50 000 en 2000. La question de la fluidité se posera dès lors que leur nombre atteindra les 100 000 bâtiments par an. Depuis le début du XXIe siècle, les attaques de pirates ont fait de ce secteur un point aussi délicat, sinon davantage, que le canal de Suez ou celui de Panama pour le transport maritime mondial. Singapour, la Malaisie, le Vietnam et l’Indonésie, pour ne citer que les pays visités par l’armée de l’air française lors de cette mission, regroupent sept des dix plus grands ports à conteneurs de la région.
Dans son rapport annuel, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) dresse la liste des économies émergentes exposées à des risques sécuritaires croissants. Ces pays font l’objet de prospection : séminaires pour les petites et moyennes entreprises (PME), mise en relation avec les décideurs locaux ou dans la presse locale.
Durant la période 2008-2017, plusieurs des pays visités par la mission Pegase ont figuré parmi les plus gros acheteurs d’armement de la France, tous secteurs confondus (aéronautique, spatial, maritime, terrestre et électronique) [3] : Singapour en huitième position, la Malaisie en onzième et l’Indonésie en quinzième. L’Inde reste indétrônable, à la première place, devant l’Arabie saoudite, avec un total cumulé de plus de 12 milliards de dollars de contrats signés en dix ans. Sans compter les fameux Rafale qui n’ont pas encore été payés…
Romain Mielcarek
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