Un homme vieux, malade et impotent, un deuxième également souffrant, mais surtout souvent absent de son pays, et un troisième très âgé, au point de ne pouvoir consacrer que quelques heures par jour aux affaires de l’État. Voilà comment on pourrait décrire — certes de manière lapidaire — l’incarnation du pouvoir dans les trois pays du Maghreb central : Algérie, Maroc et Tunisie. Dans cette région qui compte plus de 90 millions d’habitants, 60% de la population a moins de 30 ans. Malgré des conditions de vie difficiles, dues à de nombreux problèmes socio-économiques, dont un taux de chômage oscillant entre 15 et 20%, la vigueur de cette jeunesse contraste avec l’apathie de ses dirigeants, accrochés au pouvoir.
En Algérie, le président Abdelaziz Bouteflika, victime d’un grave accident vasculaire cérébral en avril 2013, s’est exprimé pour la dernière fois en public un an plus tard, lors de sa prestation de serment pour son quatrième mandat. Depuis, il n’a fait que de brèves apparitions muettes, en fauteuil roulant, son air hagard entretenant le doute sur sa capacité à gérer les affaires de l’État. Pourtant, fin octobre, M. Djamel Ould Abbès, alors secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), annonçait que M. Bouteflika, 81 ans, briguerait un cinquième mandat à l’élection présidentielle d’avril 2019. Cette déclaration n’a pas été confirmée — et pour cause — par l’intéressé, qui vit dans une résidence d’État médicalisée à l’ouest d’Alger. Mais elle s’ajoutait à d’autres initiatives « spontanées », tel l’appel pressant à une nouvelle candidature lancé en septembre par le Forum des chefs d’entreprise (FCE, patronat privé). Réunis dans le collectif Mouwatana (Citoyenneté), des personnalités politiques de l’opposition, d’anciens membres du FLN et des intellectuels tentent de s’opposer à ce cinquième mandat jugé « illégal » pour cause d’« empêchement du président ». Ils réclament l’application de l’article 102 de la Constitution, qui dispose : « Lorsque le président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et, après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. » Une demande que le Conseil constitutionnel refuse de prendre en compte, comme il le fit en 2014, alors que M. Bouteflika était déjà incapable de mener campagne.
Qui gouverne vraiment ?
Le président tunisien Béji Caïd Essebsi, 92 ans, apparaît bien plus alerte que son homologue algérien. Il s’adresse à ses compatriotes de manière régulière et démontre chaque fois qu’il le peut sa volonté de diriger la vie politique agitée de son pays. Pour autant, son agenda officiel est très allégé au quotidien. La présence constante à ses côtés de son gendre, le cardiologue Moez Belkhodja, ne manque pas d’alimenter les rumeurs. En juin 2018, plusieurs responsables, y compris des membres du parti présidentiel Nidaa Tounès, nous assuraient en privé que M. Caïd Essebsi n’avait plus la capacité physique de diriger le pays ni l’énergie pour faire cesser les déchirements internes de sa formation. L’intéressé, qui se refuse à publier son bilan de santé, dément. Dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Elhiwar Ettounsi, le 24 septembre, il déclarait ainsi avoir « le droit de [s]e représenter » à l’élection présidentielle de décembre 2019, tout en enfonçant le clou : « On dit que je suis âgé. Que celui qui possède mes capacités mentales se présente à cette élection. »
Au Maroc, personne n’ignore que le roi Mohammed VI est malade, comme en témoigne la récurrence de ses séjours médicaux à l’étranger. Mais, si le souverain a rompu avec l’opacité totale qui entourait l’état de santé de son père Hassan II, notamment par le biais de communiqués informant les Marocains de ses diverses affections et hospitalisations, on ne sait officiellement rien de sa maladie. Le 18 janvier 2017, le député français Jean Glavany déclarait, lors de la présentation d’un rapport parlementaire sur les atouts et les faiblesses du Maghreb, que Mohammed VI souffrait d’une « maladie à évolution lente soignée à coups de cortisone ». Une semaine plus tard, devant l’Assemblée nationale, il démentait formellement « détenir des informations médicales sur l’état de santé du roi du Maroc ».
Plus que les soucis médicaux du roi, cependant, ses absences suscitent les commentaires. Spécialiste du Maroc, le journaliste Ignacio Cembrero a calculé que, d’avril à septembre 2017, il a passé 45% de son temps à l’étranger [1] : un record. Opéré fin février 2018 à Paris d’une arythmie cardiaque, il a attendu un mois et demi avant de retourner au Maroc, fournissant aux réseaux sociaux de nombreuses photographies prises parfois en compagnie de certains de ses sujets ou de vedettes du monde du spectacle. En 2018, Mohammed VI aura passé au moins un tiers de son temps à l’étranger (Gabon, France, Asie…), au point d’alimenter les spéculations sur son intention d’abdiquer quand son fils Moulay Hassan, 15 ans, aura atteint sa majorité.
Qui gouverne vraiment ? Dans le cas algérien, on touche ici à l’une des caractéristiques majeures du système politique, à savoir l’opacité. Lorsqu’il était en pleine possession de ses moyens, M. Bouteflika affirmait ne partager le pouvoir avec personne, pas même les services de sécurité de l’armée. Aujourd’hui, comme l’explique le politiste algérien Hasni Abidi, « l’exercice du pouvoir est réparti entre plusieurs clans qui sont à la fois rivaux et solidaires dans la préservation du système ». Un premier clan, clairement identifié, gravite autour de M. Saïd Bouteflika, le frère du président. Tout le monde — journalistes, personnel politique, diplomates étrangers — lui prête des ambitions présidentielles, mais cet homme de bientôt 61 ans à la santé fragile ne s’est jamais ouvertement déclaré candidat à la succession de son aîné. Ses soutiens directs se recrutent parmi les hommes d’affaires qui ont réussi à bâtir d’imposantes fortunes en quelques années, à l’ombre des grands plans d’investissement publics.
Le deuxième clan est celui de M. Ahmed Gaïd Salah, général de corps d’armée (le plus haut rang de l’Armée nationale populaire), chef d’état-major et vice-ministre de la défense. Longtemps présenté comme un allié du président — il l’a aidé à mettre au pas certains officiers supérieurs —, il aurait, selon un officier qui requiert l’anonymat, des ambitions présidentielles dans le cas d’un empêchement de M. Bouteflika. Problème : il aura 79 ans lors de la prochaine élection et ne pourra donc prétendre incarner le renouvellement.
Les services secrets de l’armée représentent un troisième clan, dont on parle moins. Depuis septembre 2015, et la mise à la retraite du chef du département du renseignement et de la sécurité (DRS, ex-sécurité militaire), le général Mohamed Mediène, dit « Toufik », s’est installée l’idée que les « services », comme on les appelle en Algérie, auraient perdu de leur influence politique au profit du clan présidentiel et de M. Gaïd Salah. Une thèse étayée par le fait que le DRS a été officiellement dissous début 2016 et remplacé par le département de surveillance et de sécurité (DSS), placé sous le contrôle direct de la présidence.
Toutefois, l’affaiblissement soudain d’une entité qui a influencé les destinées de l’Algérie depuis l’indépendance paraît peu plausible. Si l’on ne peut nier un rééquilibrage des pouvoirs en faveur du clan présidentiel, de nombreux Algériens demeurent convaincus que les « services » continuent de tirer les ficelles, ce qui expliquerait que le pays fonctionne malgré la maladie de M. Bouteflika. L’universitaire Mohammed Hachemaoui va plus loin : pour lui, les services secrets ont eux-mêmes décidé de se restructurer, et leur affaiblissement apparent ne serait qu’une façade leur permettant de garder la mainmise sur l’État [2].
Au Maroc, le roi est peut-être absent et malade, mais personne ne décide à sa place. Chef suprême du pays, sur les plans politique, religieux et militaire, il a par exemple le pouvoir de nommer les ministres et de révoquer le premier d’entre eux à sa guise. En son absence, la machine gouvernementale patine. Elle est aussi exposée aux colères royales. Le retour du monarque se traduit souvent par des limogeages aussi soudains qu’inattendus. Le 1er août dernier, par exemple, M. Mohamed Boussaïd, ministre de l’économie et des finances depuis 2013, a été congédié en raison, selon le communiqué officiel, d’une trop grande lenteur dans l’application des réformes. La vraie cause de ce renvoi tient plutôt à la persistance d’un fort mécontentement social, qui s’est notamment traduit par la contestation dans le Rif depuis 2017 et par un boycott de certains produits jugés trop chers par les consommateurs [3].
Le roi gouverne aussi par l’intermédiaire de plusieurs conseillers dont les arbitrages orientent les décisions gouvernementales. L’un des plus influents est M. Fouad Ali El-Himma, ami du roi qui a fondé en 2008 le Parti authenticité et modernité (PAM) pour proposer une solution de rechange au courant islamiste. Né en 1962, il a été ministre de l’intérieur de novembre 2002 à août 2007 et incarne les « yeux du roi » dans la sphère politique. C’est lui, notamment, qui surveille de près le gouvernement dirigé par le Parti de la justice et du développement (PJD), la formation islamiste qui a remporté les élections législatives en 2011, puis en 2016. Quand Mohammed VI est absent, son cabinet veille à ce que le pays continue, vaille que vaille, de fonctionner [4].
Engagée depuis 2011 dans une transition démocratique, la Tunisie n’échappe pas aux interrogations concernant la réalité du pouvoir. Depuis plusieurs mois, une crise oppose le président Caïd Essebsi à son premier ministre Youssef Chahed, lequel tend à s’affranchir. Dernière illustration en date : en novembre, le chef du gouvernement a procédé à un remaniement ministériel très critiqué par le président, qui a expliqué l’avoir appris « à la dernière minute ». M. Chahed a même obtenu un vote de confiance du Parlement malgré les injonctions en sens contraire du président.
Ébahis, les Tunisiens suivent ce bras de fer qui révèle l’affaiblissement du pouvoir présidentiel voulu par la Constitution de 2014. Cela amène nombre d’entre eux à penser que le scrutin à venir le plus important sera les législatives de 2019. Au-delà du nom du futur président, la composition de l’Assemblée des représentants du peuple primera. Cela explique pourquoi le parti islamiste Ennahda privilégie désormais le soutien au premier ministre. Ce calcul a un but pédagogique : il permet de faire comprendre à la base d’Ennahda pourquoi le parti pourrait ne pas présenter de candidat à l’élection présidentielle afin d’accorder la priorité aux législatives.
Les trois pouvoirs maghrébins présentent une autre caractéristique commune : une vulnérabilité que trahissent leurs discours incessants sur la « stabilité ». Au Maroc, Mohammed VI procède de manière régulière à des mouvements et des réaffectations au sein de l’armée. Ce fut par exemple le cas en octobre 2017. Certes, les velléités putschistes des militaires marocains durant les années 1970 ne sont plus qu’un souvenir, mais le souverain n’ignore pas que nombre de coups d’État en Afrique et dans le monde arabe ont eu lieu lorsque le dirigeant visé était à l’étranger. Cette crainte d’un putsch oblige le palais à garder constamment un œil sur les forces de sécurité. En avril 2018, après son mois et demi passé en France, Mohammed VI s’est rendu pour la première fois au siège de la direction générale de la surveillance du territoire (DGST), l’un des piliers sur lesquels la monarchie assoit son pouvoir grâce à un quadrillage serré de la société et de la classe politique.
En Tunisie, les acquis démocratiques de 2011 demeurent fragiles. Le spectre d’un coup d’État resurgit de loin en loin. En juin 2018, le ministre de l’intérieur Lotfi Brahem était brusquement limogé. Officiellement, cette décision faisait suite à la mort de plusieurs dizaines de migrants tunisiens dans le naufrage de leur embarcation au large des îles Kerkennah. Mais une autre thèse qui circule à Tunis affirme qu’il était en cheville avec les services secrets des Émirats arabes unis pour préparer un coup d’État et mettre au pas Ennahda, que les responsables émiratis estiment inféodé aux Frères musulmans [5]. Un autre ancien ministre de l’intérieur, M. Mohamed Najem Gharsalli, est quant à lui poursuivi pour « complot contre la sûreté de l’État et mise à disposition de soi au service d’une armée étrangère en temps de paix ». Ennahda est lui-même accusé de conspirer contre l’État. Le comité qui cherche à établir la vérité concernant les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux personnalités politiques de gauche tuées en 2013, affirme que ce parti a espionné le ministère de la défense.
Mutations et mises à la retraite
En Algérie, le risque d’un coup d’État militaire s’est accru dans la perspective de l’élection présidentielle de 2019. Qu’il s’agisse de maintenir coûte que coûte la candidature de M. Bouteflika ou de trouver un « plan B », les possibilités d’une aventure sont dans toutes les têtes. Depuis deux ans, l’armée vit au rythme des mutations et des mises à la retraite d’officiers supérieurs. En octobre 2018, cinq généraux-majors, dont d’anciens chefs de région militaire, ont été placés en détention pour « enrichissement illicite »et « abus de pouvoir », avant d’être libérés sur ordre de la présidence. Le message n’ayant peut-être pas été compris ou jugé assez fort, trois autres généraux-majors ont été limogés en novembre 2018, de même que le patron de la direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), M. Belmiloud Othmane, nommé à ce poste en août. Au Maghreb, les chefs sont malades ou absents, et cela ne peut qu’éperonner les ambitions et attiser la paranoïa dans les cercles du pouvoir.
Akram Belkaïd
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