Sila Gençoğlu, une des chanteuses les plus populaires de Turquie a déposé plainte mercredi 7 novembre contre son compagnon, l’acteur Ahmet Kural, pour violences. D’après ses déclarations, les faits se seraient produits au domicile d’Ahmet Kural, le 29 octobre, aux alentours de 4 heures du matin. “J’ai été traînée par terre, il a tapé ma tête contre les murs. Quand j’ai essayé de lui échapper, Ahmet m’a rattrapée et m’a à nouveau frappée à la tête, avec un cendrier. Le tout sous un flot d’injures. Ces violences ont duré pendant 45 minutes.”
Le fait que la Turquie soit un pays majoritairement musulman aggrave peut-être les choses, mais, en réalité, les schémas de la violence masculine contre les femmes y sont semblables à ceux des autres pays.
Dans un pays où 285 femmes ont été tuées en 2017, les faits divers de violence ou le harcèlement sexuel font rarement les gros titres, particulièrement si la victime est issue d’un milieu modeste. Mais, comme dans d’autres pays, alors que la violence contre les femmes de la classe moyenne ou plus modeste peut éventuellement être dénoncée et apparaître au grand jour, il existe un tabou important chez les femmes d’un milieu très privilégié les empêchant bien souvent de dénoncer ces faits à la police ou même d’en parler avec leurs amis et leur famille. Car elles craignent que le moindre signe de faiblesse suffise à fissurer l’image de femme forte et autonome qu’elles ont mis tant de temps à refléter. Mais, qu’importent les milieux, tôt ou tard, nous, les femmes, devons faire face à une agression de la part d’un homme.
Une loi qui ne protégeait que les femmes mariées
Sila a déposé sa plainte en application de la loi 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence faite aux femmes. Une loi qui, jusqu’à récemment, ne protégeait que les femmes mariées, qui étaient les seules à pouvoir déposer plainte contre leurs conjoints. Cette loi a été amendée en 2012, après des années de lutte, et à la suite du scandale d’Ayşe Paşali. [En 2011, cette femme de 42 ans] avait plusieurs fois demandé à la justice une protection contre son ancien mari dont elle était divorcée et qu’elle accusait de l’avoir battue et violée. Ces demandes avaient été rejetées par les tribunaux au motif qu’elle n’était pas mariée. Elle a finalement été mortellement poignardée à onze reprises par son ancien mari.
La Turquie n’est pas un pays pour les femmes. Mais c’est néanmoins un pays qui abrite des mouvements déterminés et puissants en faveur des droits des femmes. Un phénomène amplifié par internet et les réseaux sociaux qui ont donné aux femmes la possibilité d’entrer facilement en contact entre elles, partager leur histoire et créer de la solidarité. Aujourd’hui, 5Harfiler (5 lettres), un site internet féministe et Reçel (confiture), un autre site avec une audience un peu plus conservatrice comptent parmi les blogs les plus populaires du pays. Les comptes des associations féministes sur les réseaux sociaux sont largement suivis et on peut souligner la forte et continue mobilisation pour suivre les procès concernant des cas de violence domestiques ou d’abus sexuels.
Scandales à répétition à la télévision et au cinéma
Au cours de l’année dernière, en partie du fait de la vague d’indignation provoquée par le mouvement MeToo, les cas d’abus sexuels dans le secteur de la télévision et du cinéma ont commencé à faire les gros titres. Au mois de juin, le célèbre acteur Talat Bulut a été accusé d’avoir agressé sexuellement une assistante de 19 ans sur un tournage. L’actrice Hande Ataizi a annoncé son soutien à la victime, disant avoir été victime des mêmes agissements il y a 18 ans. Une cinquantaine de producteurs et réalisateurs ont alors déclaré qu’ils ne travailleraient plus avec Talat Bulut, mais la compagnie de production qui l’emploie a détourné le regard et il a retrouvé le chemin des tournages. Ce mois-ci, Elit Isçan, une jeune actrice a déclaré avoir été harcelée sexuellement par l’acteur Efecan Senolsun à qui elle donne la réplique dans une série diffusée sur internet.
“Après cela, des tas de gens qui ont eu vent de l’affaire m’ont assommée de questions, comme si j’étais dans l’obligation de les convaincre un à un de ce que j’avais vécu, comme si tous avaient le droit de connaître le moindre détail de ce qui m’était arrivé, les endroits où l’on avait touché mon corps, les insultes qu’on avait prononcé à mon endroit” avait dénoncé l’actrice. Mais cette série d’exemples était néanmoins insuffisante à démontrer que la violence et le harcèlement sexuel concernaient toutes les femmes turques, y compris les plus fortes et les mieux loties d’entre elles.
C’est pour cela que la plainte de Sila a fait l’effet d’une bombe. Car il s’agit là de quelqu’un qui est devenu à la force de son talent une des pop stars les plus connues, quelqu’un qui au fil des années a créé sa propre image originale et vaguement androgyne, quelqu’un qui représente la nouvelle génération de femmes turques. C’est pour ces raisons que l’affaire Sila a déclenché une telle tempête de réactions qui font penser à un MeToo turc.
Immédiatement, les réseaux sociaux ont été envahis de hashtag #SeninleyisSila (nous sommes avec toi Sila). “C’est une expérience destructrice qui rend votre statut social, votre succès, tout ce à quoi vous êtes parvenus vide de sens. C’est un moment où vos yeux rencontrent ceux de chacune des femmes qui a été victime de violence dans ce pays”, a déclaré la chanteuse sur Twitter.
“Ce n’est pas facile de déclarer publiquement que j’ai été victime de cette violence. Mais je sais que choisir le silence serait me trahir moi-même et trahir toutes les femmes victimes de violences et tous ceux qui, dans ce pays, luttent contre ces violences”, a-t-elle conclu.
Ahmet Kural, lui, a rejeté les accusations portées contre lui, arguant qu’il s’agissait d’une simple empoignade au cours de laquelle il aurait saisi le bras de Sila. Ce n’est pas la première fois qu’il est accusé de tels faits, Naz Cekem, son ancienne petite amie l’avait accusé en 2014 de lui avoir brisé un doigt. Espérons que cette fois-ci sera la dernière.
Hale Akay
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