Le traité de Versailles et le nouveau partage du monde
Ce devait être « la Der des Ders ». Mais en réalité, le prétendu « règlement » du premier conflit mondial du 20e siècle ne fut en rien, quand bien même il aurait mis un terme aux affrontements militaires qui avaient commencé en 1914, un pas vers l’apaisement des relations internationales et vers la construction d’un monde plus juste, plus égalitaire et moins générateur de violences.
Faire payer et contenir l’Allemagne
Le règlement du conflit, qui est entré dans l’histoire sous le nom de « traité de Versailles », signé par l’Allemagne et les Alliés le 28 juin 1919, soit cinq ans jour pour jour après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, fut avant tout marqué par la volonté, notamment sous l’impulsion française, de « faire payer » l’Allemagne. Contre toutes les évidences, cette dernière fut ainsi désignée, avec ses alliés, comme unique « responsable » du conflit, et « de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux » (art. 231). Une formulation qui résultait d’un compromis entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, et fondait juridiquement la question des réparations, dont le montant théorique était fixé à 132 milliards de marks-or. L’Allemagne est amputée d’une partie significative de son territoire, au profit de la France, du Danemark, de la Belgique et de la Pologne, et ses colonies d’outre-mer lui sont confisquées. En outre, ses capacités militaires sont considérablement limitées et plusieurs régions allemandes sont démilitarisées. En résumé, « une paix-sanction […] fut imposée à l’Allemagne pour la maintenir dans un état de faiblesse durable » [1].
L’URSS exclue, la vague révolutionnaire contenue
Mais le traité de Versailles ne fut pas seulement un instrument, aux mains des vainqueurs de la guerre, contre les vaincus, mais aussi un accord entre grandes puissances pour contenir la vague révolutionnaire alors en cours. L’écroulement des empires austro-hongrois et ottoman était en effet un facteur d’instabilité qui, couplé à l’écho international de la révolution russe, menaçait l’Europe centrale, et par extension toute l’Europe, de la « contagion révolutionnaire ». Les négociations de Versailles, auxquelles l’URSS ne fut pas associée, furent ainsi l’occasion d’un redécoupage destiné à constituer un rempart contre l’influence du bolchevisme, avec entre autres la création de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie. Il s’agissait pour les vainqueurs de la guerre, en encourageant la création d’États ou l’expansion d’autres, de s’assurer de loyautés futures, et de mettre en place un « cordon sanitaire » face à la menace révolutionnaire. La quasi-totalité de ces États sont alors, ou seront par la suite, partie prenante de l’intervention militaire en URSS (qui durera jusqu’en 1920), en soutien aux Russes blancs contre le pouvoir bolchevik.
De nouvelles relations internationales ?
La fin de la guerre et le traité de Versailles sont, enfin, l’expression de l’évolution des rapports de forces internationaux, et notamment de la place désormais centrale des États-Unis d’Amérique. La France et la Grande—Bretagne sortent en effet affaiblies de la guerre, avec des millions de morts et des destructions considérables sur leur sol, tandis que les USA, qui ont rompu avec leur politique isolationniste, s’affirment comme la principale puissance mondiale, capable d’imposer ses vues aux pays européens. C’est ainsi que le président étatsunien Wilson s’opposera à certaines prétentions territoriales françaises et italiennes sur l’Allemagne (Clemenceau souhaitait ainsi l’annexion pure et simple de la Sarre), en échange de la garantie d’une intervention militaire US en cas de nouvelle attaque allemande. Mais après les défaites électorales de Wilson et des Démocrates, l’isolationnisme étatsunien reprendra ses droits et les USA refuseront de ratifier le traité de Versailles et les autres accords internationaux consécutifs à la Première Guerre mondiale, entre autres la création de la Société des nations (SDN).
Appétits impérialistes maintenus, volonté d’écraser la contestation révolutionnaire, concurrence accrue entre grandes puissances, y compris au sein du camp des vainqueurs : autant de signes indiquant que la stabilisation de la situation internationale au sortir de la guerre n’était rien d’autre qu’une illusion, et que la « paix de Versailles » préparait bien des tragédies à venir. Le « nouveau partage du monde » issu de la guerre, réalisé sur le dos des peuples, comme l’illustre notamment le découpage/dépeçage du Moyen-Orient, et motivé par les seuls intérêts capitalistes-impérialistes, ne satisfaisait en réalité à peu près personne, ni dans le camp des vainqueurs ni dans celui des vaincus. Ce qui se vérifiera 20 ans plus tard avec une nouvelle plongée dans la barbarie.
Julien Salingue
Extraits de la résolution du 4e congrès de l’Internationale communiste (1922) sur le traité de Versailles
Les traités de paix, dont celui de Versailles constitue le noyau central, sont une tentative de stabiliser la domination mondiale [des] quatre puissances victorieuses. […]
Aujourd’hui, il est clair pour tout le monde qu’aucune des présomptions sur lesquelles étaient bâtis tous ces traités de paix n’était fondée. La tentative de rétablir un nouvel équilibre sur des bases capitalistes a échoué. L’histoire des quatre dernières années montre un chancellement continu, une insécurité permanente ; les crises économiques, le chômage et la surproduction, les crises ministérielles, les crises de parti, les crises extérieures n’en finissent plus. Au moyen d’une série infinie de conférences, les puissances impérialistes essayent d’arrêter la ruine du système mondial édifié par ces traités et de dissimuler la banqueroute de Versailles.
Les tentatives pour renverser en Russie la dictature du prolétariat ont échoué. Le prolétariat de tous les pays capitalistes prend de plus en plus résolument position en faveur de la Russie des Soviets. Même les chefs de l’Internationale d’Amsterdam sont obligés de déclarer ouvertement que la chute de la domination prolétarienne en Russie serait une victoire de la réaction mondiale sur tout le prolétariat.
La Turquie, précurseur de l’Orient en marche vers la révolution, a résisté les armes à la main à l’application du traité de paix ; à la Conférence de Lausanne ont lieu les funérailles solennelles d’une partie importante des traités.
La crise économique mondiale persistante a donné la preuve que la conception économique du traité de Versailles n’est pas soutenable. La puissance européenne capitaliste dirigeante, l’Angleterre, qui dépend dans la plus grande mesure du commerce mondial ne peut consolider sa base économique sans la restauration de l’Allemagne et de la Russie.
Les États-Unis, la plus forte puissance impérialiste, se sont complètement détournés de l’œuvre de paix et cherchent à fonder leur impérialisme mondial sur leurs propres forces. Ils ont réussi à gagner l’appui de parties importantes de l’Empire mondial anglais, du Canada et de l’Australie.
Les colonies opprimées de l’Angleterre, base de son pouvoir mondial, se rebellent ; tout le monde musulman est en révolte ouverte ou latente.
Toutes les présomptions de l’œuvre de paix ont fait défaut, sauf une : que le prolétariat de tous les pays bourgeois doit payer les charges de la guerre et de la paix de Versailles. [...]
Version intégrale en ligne sur ESSF (article 46822), Résolution sur le traité de Versailles du IV° Congrès de l’Internationale Communiste
La Première Guerre mondiale, les étrangers… et la gauche
Crédit Photo : Ouvriers Tonkinois encadrés par des soldats français le 26 mai 1917. Bibliothèque de documentation internationale contemporaine-MHC.
En 2018, la démagogie nationaliste et xénophobe gangrène le monde des politiciens, jusqu’à la gauche. Kuzmanovic, un « orateur national » de La France insoumise, l’incarne à merveille. Lui qui, à l’occasion du 11 Novembre, reproche à Macron de ne pas célébrer « la victoire de la République contre le Reich » avec suffisamment de faste et de parade guerrière. Il y a un siècle, en 1914-1918, il avait ses semblables, politiques et syndicaux (Jouhaux, secrétaire général de la CGT, en tête), qui trahissaient les ouvriers en les appelant à suivre leur bourgeoisie dans la guerre contre « l’empereur prussien ». Le tout dans un contexte où les patrons des industries d’armement faisaient venir de la main-d’œuvre du monde entier pour pallier le manque de travailleurs provoqué par la mobilisation au front.
Les camps de concentration ne font pas gagner une guerre
Au déclenchement des hostilités, l’état-major promettait un conflit de trois mois. Les salariés quittaient les usines pour aller au front et la désorganisation de la guerre créait 600 000 chômeurEs à Paris en quelques semaines. L’État obligeait, par un décret du 2 août 1914, le million d’étrangers vivant en France à demander un permis de séjour. Quatre mois plus tard 45 000 étrangerEs étaient parqués dans des « camps de concentration » (selon les termes officiels).
Sauf que la guerre ne dévore pas seulement les hommes. Elle bouffe aussi de l’acier et des chars. De 50 000 ouvriers dans les usines d’armement de 1914, on passera à 1,5 million en 1918. Dans ce contexte, 300 000 étrangers, venus des pays neutres, travaillent pour l’industrie et 150 000 dans l’agriculture pour remplacer les hommes partis combattre. 225 000 ouvriers viendront de l’empire colonial, tandis que 480 000 « indigènes » seront destinés à « mourir pour la France » à Verdun ou ailleurs. Quand leurs intérêts l’exigent, les bourgeois sont prêts à oublier provisoirement leurs préjugés.
Chaînes, cartes d’identité et cantonnement
Les patrons font coexister sur les lieux de travail différentes catégories ce qui crée des tensions entre les femmes, les « coloniaux », et les étrangers. Ils sont manœuvres dans les forges, les poudreries ou les fonderies. Ils y manipulent les gaz mortels, dont ils chargent les obus qu’ils fabriquent. Sous-payés, travaillant de nuit, à des cadences infernales, certains, n’en pouvant plus, s’absentent fréquemment, malgré la répression, préférant la prison à l’usine, tandis que des petits chefs trop arrogants sont tués par des ouvriers en colère. Les Chinois ayant participé à des luttes en Afrique du Sud se montrent compétents pour ralentir les cadences. Plus libres, Grecs et Portugais démissionnent massivement pour changer d’affectation, ou repartir au pays.
Les bourgeois sont, certes, rassurés par le soutien à la guerre des chefs syndicaux et de quasiment tous les socialistes. Mais leurs flics ne manquent pas de relever que dans les milieux militants ce sont les étrangers, notamment russes et polonais, qui sont les plus hostiles à l’Union sacrée. Et il y a tout un enjeu à les contrôler. En juin 1916, on crée une carte d’identité. « On pourra les suivre pour ainsi dire pas à pas, et les trouver quand il faudra », explique un rapporteur d’une proposition de loi en 1915. Pour « l’indigène », c’est encore plus simple : il est soumis à la loi militaire, vit dans des baraquements insalubres, ni chauffés ni protégés de la pluie. Dans des camps, qu’ils ont dû construire eux-mêmes, l’armée les groupe selon leur origine et les fantasmes racistes. Ne pas trop les faire se côtoyer avec les Européens. -Attention aux mélanges détonants.
Xénophobie et révolution
La CGT participe à cette atmosphère nationaliste. Et elle en rajoute. Elle ne s’oppose pas à la mise en place de cette carte d’identité, ou plutôt de surveillance. Pire : l’attribution de la carte nécessite l’accord des offices départementaux de placement où elle est influente. Elle cherche à exclure des usines les étrangers, notamment via des quotas, en les accusant d’être des voleurs de pain. En avril 1916, la centrale CGT demande que soit limité le nombre d’ouvriers chinois embauchés par la France. La République lui donne gain de cause en décidant de les faire embaucher par la monarchie britannique afin qu’ils puissent continuer de travailler pour la France. Puis, la fin de la guerre se rapprochant, les syndicats exigent le renvoi des ouvriers étrangers et coloniaux, présenté comme la condition pour que les mobilisés du front retrouvent du travail après la guerre. Un conseil que la bourgeoisie, cette fois, s’empresse de suivre à la lettre.
La révolution russe survient en 1917, et c’est de son côté que les ouvriers commencent à regarder. Qu’ils soient français ou étrangers. En France, les ouvriers espagnols sont d’ailleurs à la pointe des grèves très massives de 1919, tandis que la bourgeoisie fait des concessions avec les lois relatives à la journée de 8 heures ou aux conventions collectives. En août 1925, une grève éclate à l’arsenal de Saigon contre l’intervention militaire française en Chine : à sa tête un syndicat clandestin où milite Ton Duc Thang dont la biographie dit qu’il fut mécanicien à Toulon pendant la guerre mondiale. Et parmi la petite minorité des ouvriers venus des colonies françaises, qui ont réussi à rester en France après-guerre, certains ont commencé à se rapprocher du nouveau Parti communiste créé à l’appel des révolutionnaires russes. Plus tard, la dégénérescence stalinienne des PC fera de beaucoup d’entre eux des militants pour l’indépendance de leurs pays, plus nationalistes que communistes. Ton Duc Thang sera le bras droit d’Ho Chi Minh. C’est cependant déjà une autre histoire.
Kris Miclos
Les femmes dans et après la Première Guerre mondiale
Il est généralement admis que la « grande guerre » permit à l’émancipation des femmes de faire un grand pas en avant notamment au travers de l’accès aux emplois occupés majoritairement par les hommes avant guerre.
Mobilisées dans le travail
Le « déficit » de main-d’œuvre masculine lié à la mobilisation était de 8 millions. Pourtant, lors du recensement de 1921, les femmes n’étaient pas plus nombreuses à travailler qu’avant 1914 où elles représentaient un peu plus du tiers (7,2 millions) de la population active. La féminisation relative des emplois dans l’industrie avec, notamment, les « munitionnettes » des usines de guerre, aura essentiellement permis d’accompagner le développement de la taylorisation et de la fordisation de la production pendant que se développe l’emploi dans le « tertiaire ». Dans les campagnes, 3 200 000 ouvrières agricoles ou femmes d’exploitants prennent la tête des exploitations, aidées par les seuls hommes restés à la terre : les jeunes, les vieux et les plus faibles ; auxquels sont venus s’ajouter quelques milliers de prisonniers et ouvriers agricoles étrangers. Ainsi 630 000 veuves sont devenues chefs de famille, tandis que le déséquilibre entre les sexes (1 103 femmes pour 1 000 hommes) amenait nombre de femmes célibataires à assumer le rôle traditionnellement dévolu aux hommes.
La double tâche
Ce qui n’empêche que les appréciations portées sur cette évolution resteront toujours profondément ambigües : « Recruter pour l’industrie les mères possibles, c’est se priver des apprentis dans treize ans et augmenter pour l’avenir l’invasion des métiers par les ouvriers étrangers. La femme ne peut suffire à la double charge d’être ouvrière active et mère féconde. Elle se stérilise ou avorte. »[fn]Pierre Hamp dans l’Humanité en 1916, cité par Xavier Vigna, l’Espoir et l’effroi, éditions La Découverte, 2016. Même l’emblématique figure de l’infirmière, si valorisée au cœur du conflit, ne bénéficiera pas de cette popularité dans la durée. Le refus de l’État de rendre obligatoire un diplôme pour son exercice encouragera l’emploi de femmes non diplômées, rétribuées à minima. Le retour de l’obsession de la « dépopulation » va entraîner l’évolution de la profession vers une « hygiène sociale » proche de la charité, valorisant leur capacité à assurer une mission belle et ingrate à laquelle les prédisposerait leur instinct maternel.
Dès l’approche de la fin du conflit, le discours louangeur fit place au thème de la femme profiteuse, invitée à rendre la place au soldat et à l’ouvrier, à retourner au foyer ou aux métiers traditionnellement féminins (travaux domestiques, couture).
De même, si la guerre a débuté par une « union sacrée » des sexes, le développement du mouvement des marraines initié par les organisations charitables est rapidement suspecté, soupçonné de masquer des amours, des relations sexuelles, de la prostitution voire même de l’espionnage. Dans le même temps la prostitution, faute de pouvoir être empêchée, va être organisée avec l’officialisation en mars 1918 de bordels militaires à l’« avant ».
Retour à la normale
Plus brutale que la démobilisation militaire, la démobilisation des femmes marque la volonté d’un retour à la situation antérieure même si cela est impossible avec 1,4 million de soldats morts, soit plus de 10 % de la population active masculine de 1914, sans compter les blessés et les mutilés.
L’image de « la garçonne » popularisée par le roman éponyme, qui valut à Victor Marguerite d’être radié de la Légion d’honneur, ne vaudra qu’à la marge d’une société avant tout traumatisée par les horreurs de la guerre. Les catalogues de jouets des grands magasins parisiens proposent pour les étrennes des garçons des panoplies de soldats, pour les petites filles, celle d’infirmière. Les tentatives d’émancipation des femmes au travers de la guerre resteront finalement limitées aux femmes des milieux intellectuels, de la petite et grande bourgeoisie « éclairée », qui bénéficieront notamment d’un accès aux études supérieures et aux métiers qualifiés. Même si la vie publique devient plus accessible aux femmes, le droit de vote leur sera refusé alors que 138 millions des femmes ont le droit de vote dans 24 pays. Les lois du 31 juillet 1920 et du 27 mars 1923, réprimant toute information sur la contraception et « correctionnalisant » l’avortement, illustrent la préférence pour l’urgence démographique. La République préférant même tenter d’assimiler les « petits vipéraux », « enfants de boches », que d’autoriser l’avortement.
Robert Pelletier