Le bitcoin, ce doux rêve de libertarien, va-t-il tourner au cauchemar pour le climat ? C’est ce que concluent deux études des plus sérieuses. Elles avancent que la généralisation de cette monnaie virtuelle (cryptomonnaie), par ses seules émissions, conduirait la planète à dépasser le seuil fatidique des 2 °C de réchauffement – la limite fixée par l’accord de Paris – en moins de deux décennies. Et que cet « or 2.0 » consommerait plus d’énergie que l’extraction d’or véritable, de cuivre, de platine ou de terres rares pour produire la même valeur marchande.
Ce spectre de la demande énergétique hante le monde du bitcoin – né en 2009 – depuis plusieurs années déjà. On estime que sa consommation, évaluée à au moins 58 térawattheures (58 milliards de kilowattheures) par an [1], équivaudrait à celle de l’Autriche ou à entre dix et vingt fois celle de l’ensemble des data centers de Google [2]. Et qu’une seule de ses transactions engloutirait autant d’électricité qu’un ménage américain pendant une semaine [3].
Les deux nouvelles études, encore plus alarmistes, relancent le débat. Dans la première, publiée fin octobre dans Nature Climate Change [4], une équipe de chercheurs de l’université d’Hawaï a calculé que l’usage du bitcoin a émis 69 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) en 2017. Cette année-là, la cryptomonnaie ne représentait que 0,03 % des 300 milliards de transactions dématérialisées effectuées dans le monde. Si le bitcoin venait à être massivement adopté par la société, il pourrait à lui seul faire grimper le thermomètre mondial au-dessus des 2 °C d’ici à seize ans, dans un scénario moyen – vingt-deux ans en cas de diffusion plus lente.
Une cryptomonnaie gourmande en énergie
La seconde recherche, publiée lundi 5 novembre dans Nature Sustainability, a quant à elle comparé le coût énergétique de quatre des principales cryptomonnaies à celui de métaux précieux. Entre le 1er janvier 2016 et le 30 juin 2018, la fabrication (le « minage » dans le jargon des cryptomonnaies) de bitcoins, d’« ethereums », de « litecoins » et de « moneros », a nécessité respectivement 17, 7, 7 et 14 mégajoules (MJ) pour produire un dollar américain, soit davantage que l’extraction conventionnelle du cuivre, de l’or, du platine et des oxydes de terres rares avec 4, 5, 7 et 9 MJ (à l’exception de l’aluminium qui nécessite 122 MJ), selon les scientifiques du Oak Ridge Institute for Science and Education, dans l’Ohio.
De précédents travaux avaient déjà comparé le bitcoin à d’autres systèmes de paiement : l’une de ses transactions serait 460 000 fois plus énergivore que si elle était effectuée avec une carte bleue Visa, selon le site spécialisé Digiconomist [5].
Si la cryptomonnaie est si gourmande en énergie, c’est qu’elle nécessite une énorme puissance de calcul de la part d’ordinateurs, générant une très forte consommation d’électricité. Car, en l’absence d’autorité centralisée pour confirmer les transactions, comme le font les banques pour les autres monnaies, le bitcoin est soutenu par ce que l’on appelle des « mineurs ». Ils valident les échanges de la cryptodevise et les inscrivent dans un immense registre décentralisé (la blockchain), public et en théorie inviolable, en contrepartie de quoi ils sont rémunérés par ladite monnaie.
Mais, pour décrocher la récompense, les mineurs doivent s’affronter dans un concours de calcul informatique. Seuls ceux ayant résolu ces équations mathématiques en premier seront rémunérés… ce qui signifie que tous les autres auront fait tourner leurs machines pour rien.
De plus en plus de « mineurs »
Or, à mesure que le cours du bitcoin augmente (il est valorisé à 6 500 dollars [6], 5 690 euros), les mineurs sont de plus en plus nombreux à se lancer dans la compétition, et les opérations se complexifient [7], nécessitant des ordinateurs spécialisés qui tournent en continu. Lorsque l’on sait qu’une majorité de ces ordinateurs sont installés en Chine, où l’électricité provient essentiellement du charbon, on comprend la menace que le bitcoin fait peser sur le climat.
« Actuellement, les émissions provenant des transports, du logement et de l’alimentation sont considérées comme les principales responsables du changement climatique en cours. Notre recherche montre que le bitcoin devrait être ajouté à cette liste », juge Katie Taladay, coauteure de l’étude publiée dans Nature Climate Change.
Ces conclusions ne font pourtant pas consensus. « Elles ne tiennent qu’à une seule hypothèse, cruciale : celle que le bitcoin sera la cryptomonnaie de référence de l’avenir, dit Michel Berne, économiste à l’Institut Mines-Télécom Business School. Or, il est probable que cela ne soit pas le cas, car il en existe d’autres moins énergivores, et on peut penser que les gouvernements interviendraient pour limiter cette consommation. »
Surtout, de telles projections impliqueraient de connaître le cours du bitcoin dans le futur, une donnée « trop imprévisible », selon Jean-Paul Delahaye, professeur d’informatique à l’université de Lille. « Même si le bitcoin se généralisait, la hausse du nombre de transactions n’entraînerait pas forcément une augmentation de la consommation énergétique puisque cette dernière dépend du nombre de mineurs », explique-t-il. Or, un cours relativement bas pourrait décourager certains d’entrer dans la compétition.
D’autres facteurs, enfin, pourraient changer la donne : l’amélioration de l’efficacité énergétique des équipements et la mise au point d’une nouvelle méthode d’attribution des rétributions, moins énergivore. Mais, d’après M. Delahaye, quelle que soit son évolution, « le bitcoin est une folie totale, avec des dépenses énergétiques démentes, surtout qu’il ne sert aujourd’hui qu’à spéculer, et non à acheter son pain ».
Audrey Garric
• LE MONDE | 08.11.2018 à 06h33 • Mis à jour le 08.11.2018 à 09h43 :
https://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2018/11/08/le-bitcoin-pourrait-accelerer-le-changement-climatique_5380452_3244.html
Comment la flambée du bitcoin réchauffe la Terre
Fabriquer cette cryptomonnaie nécessite un nombre croissant d’ordinateurs toujours plus performants et gourmands en énergie.
Le bitcoin ne révolutionne pas seulement le monde monétaire : il a aussi un impact énergétique très fort – avec des conséquences indirectes sur le climat. Contrairement à une mine d’or, il n’a pas besoin de stocks de dynamite ou de mineurs casqués pour extraire de la valeur. Pourtant, cette monnaie virtuelle est extrêmement énergivore. Pour permettre l’inviolabilité du système qui certifie les transactions, il faut une puissance de calcul très importante, qui nécessite une énorme production électrique.
Concrètement, fabriquer (ou « miner » dans le langage de la cryptomonnaie) des bitcoins revient à résoudre des problèmes mathématiques qui deviennent de plus en plus difficiles. Au début de l’histoire de cette cryptomonnaie, ces calculs pouvaient être assurés par un ordinateur familial allumé en permanence, puisqu’il y avait peu de transactions, et que le cours du bitcoin était très bas.
Mais sa hausse a changé la donne : ces opérations deviennent progressivement de plus en plus complexes et nécessitent une puissance de calcul démultipliée.
« C’est comme un sudoku »
« C’est le principe même du bitcoin : la décentralisation totale et le fait que beaucoup de gens fassent ces calculs en même temps permettent d’assurer la sécurité du système. Finalement c’est comme un sudoku, c’est difficile à faire, mais une fois que la grille est faite, tout le monde peut vérifier que la grille a été correctement remplie », explique Michel Berne, économiste à Télécom Ecole de management, qui dépend de Mines-Télécom.
Pour résoudre ces équations complexes, les mineurs achètent des machines équipées des matériels spécifiques, comme un circuit intégré à l’ordinateur qui permet de le rendre particulièrement rapide. Pourquoi un tel investissement ? Tout simplement car seuls les mineurs ayant résolu ces équations en premier seront rémunérés… en bitcoins. « Cela provoque une course à l’armement, stimulée par l’augmentation du cours. Plus il est élevé, plus c’est intéressant, et plus il y a des gens qui veulent s’y mettre. Or, si vous n’êtes pas rapide, vous êtes morts », détaille M. Berne.
Ces machines ont une consommation électrique massive et doivent fonctionner en permanence. Difficile, pour autant, de dire avec précision quels sont les besoins énergétiques de cette monnaie virtuelle.
Impact écologique
Le site spécialisé Digiconomist a conclu que maintenir le système du bitcoin – à son cours actuel de mi-décembre 2017 – nécessitait l’équivalent de la consommation électrique du Danemark en 2015. Un calcul contesté par plusieurs spécialistes du secteur, puisqu’il se base sur une hypothèse estimant que 60 % du coût d’un bitcoin sont consacrés à la production d’électricité.
Mais même les calculs les plus prudents estiment que la consommation électrique du bitcoin est très importante et ne fait que progresser. En partant d’une autre hypothèse – l’idée que tous les mineurs de bitcoin utilisent du matériel dernier cri – Aurian de Maupeou, le fondateur du comparateur Selectra, arrive, lui, à une consommation équivalente à celle du Sri Lanka, soit l’équivalent de près de deux réacteurs nucléaires qui fonctionneraient en continu.
Quelles que soient les hypothèses avancées, le coût énergétique et son impact écologique sont réels. Une part importante de ces puissants ordinateurs sont situés en Chine. Or plus de 60 % de l’électricité produite dans le pays proviennent de centrales à charbon, qui émettent énormément de CO2.
Certains spécialistes du secteur estiment que ces machines vont devenir de plus en plus économes en énergie, et que la consommation d’électricité baissera. Surtout, si la bulle du bitcoin venait à exploser, faire fonctionner ces coûteuses machines à plein régime n’aurait plus grand intérêt.
Nabil Wakim
• LE MONDE ECONOMIE | 19.12.2017 à 12h04 • Mis à jour le 19.12.2017 à 15h57 :
https://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2017/12/19/comment-la-flambee-du-bitcoin-rechauffe-la-planete_5231870_3234.html