Sous l’égide des Nations unies en 2014 puis dans le cadre national du Plan climat en 2017, la France s’est engagée à mettre un terme à la déforestation dont, rappelons-le, plus du tiers est causé par les pays européens. Le gouvernement a depuis lancé un plan de stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI), soumis à la consultation publique. Il a récemment été étudié par le Conseil national de la transition écologique (CNTE) composé d’acteurs multiples issus des collectivités territoriales, des associations, des syndicats…
Libération, qui a pris connaissance du préavis rendu ce jeudi, a interrogé Sylvain Angerand de l’ONG les Amis de la Terre qui a participé à la consultation
Aurore Coulaud – D’abord, à quoi sert cet avis ? Est-il contraignant pour le gouvernement ?
Sylvain Angerand – Il sert à donner des recommandations susceptibles d’être prises en compte par le gouvernement. Aujourd’hui, on doit connaître le contenu final de l’avis. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a un consensus très large concernant l’huile de palme et les biocarburants mais rien ne l’oblige a en tenir compte. Jusqu’à présent, les intérêts économiques ont primé sur l’urgence à enrayer la déforestation.
Justement, l’huile de palme et les biocarburants focalisent actuellement l’attention de l’opinion publique en Europe mais aussi en France avec la bioraffinerie Total de la Mède. Y-a-t-il des chances que le gouvernement prenne en compte les préconisations sur le sujet ?
L’Etat doit le faire. Depuis que Nicolas Hulot a annoncé sa volonté d’interdire l’utilisation d’huile de palme dans les carburants, il a fait face à une levée de boucliers au sein du gouvernement. Il aura fallu qu’il délivre de façon scandaleuse l’autorisation d’exploitation de la Mède pour que la France change sa position au niveau européen, et soutienne une sortie de l’huile de palme. Malheureusement trop tard, ce qui se ressent dans le compromis obtenu au final et qui laisse un plein pouvoir d’interprétation à la Commission européenne… Alors même qu’elle négocie un accord de libre-échange avec l’Indonésie. On demande à ce que la France aille plus loin car c’est le seul pays en Europe à avoir pris l’initiative d’un plan de lutte contre la déforestation importée. Sans oublier qu’elle a aussi un devoir moral.
D’autant que la France a les moyens de légiférer seule…
C’est la France qui décide en matière fiscale et c’est un puissant levier car aujourd’hui l’huile de palme, utilisée comme carburant, bénéficie d’un régime spécial qui l’exempte de taxe douanière. Pire, si un distributeur n’ajoute pas au moins 7 % de biocarburants, il doit payer une lourde amende : l’huile de palme étant le moins cher des biocarburants, c’est une véritable pompe à déforestation. A ce jour, seuls Leclerc et Système U se sont engagés à fournir un carburant sans huile de palme mais ces enseignes pourraient revenir en arrière si le gouvernement ne rectifie pas cette aberration dans la prochaine loi de finance. Il est quand même invraisemblable que les automobilistes se retrouvent à payer plus cher pour un carburant contenant de l’huile de palme alors qu’ils n’en veulent pas !
L’autre point concerne le secteur aérien. Il n’y a rien dans le rapport à ce sujet. La France doit anticiper avant qu’Air France ne fasse voler ses avions grâce à l’huile de palme. Enfin, il faut qu’elle soit plus ambitieuse sur le calendrier de sortie prévu de l’huile de palme, fixé pour le moment, à 2030.
Quels sont les points qui n’ont pas été abordés ou qui auraient mérité d’être développés ?
Il n’y a pas d’engagement clair de la France à mesurer son empreinte forêt [c’est-à-dire l’impact de notre consommation sur la destruction des forêts, ndlr] et à la réduire. Les certifications actuelles ne sont pas suffisantes et elles ne le seront jamais car elles sont trop influencées par les entreprises. Le fond du problème est que l’on consomme trop de ressources naturelles et d’énergie, et qu’en bout de chaîne, ce sont les forêts qui encaissent. Il faut consommer moins mais consommer mieux. La viande est un très bon exemple : manger moins de viande est un moyen très efficace de réduire notre pression sur les forêts. Or, l’Europe est en train de négocier avec l’Amérique latine, un nouvel accord de libre-échange qui va nous obliger à importer davantage de bœuf alors que l’élévage est une cause majeure de destruction de l’Amazonie.
Rien au sujet du papier, essentiellement utilisé pour les emballages et les prospectus. Pour répondre à notre boulimie de consommation, nous importons de grande quantité de papier, et de pâte à papier, issue encore parfois de forêts primaires mais surtout de gigantesques monocultures d’eucalyptus qui posent un problème d’accaparement des terres. Au Brésil, l’eucalyptus est appellé l’arbre de la soif car il pompe énormément d’eau pour croître.
Même chose pour les métaux. Dans de nombreux pays comme la République du Congo, le département français d’outre-mer de la Guyane, on ouvre des mines en forêt. Summum de l’hypocrisie : alors que le gouvernement publie sa stratégie de lutte contre la déforestation, le groupe minier français Eramet, dont l’Etat est actionnaire, est en train de raser l’île d’Halmahera en Indonésie pour extraire du nickel. Les impacts peuvent également être indirects : les industries extractives ont besoin de beaucoup d’énergie, d’où la construction de grands barrages, comme celui de Belo Monte au Brésil, qui ont un impact terrible sur les forêts et les communautés qui en dépendent.
L’avis fait mention de la création d’une « plateforme nationale d’information multi-sectorielle ». En quoi ça va consister ?
C’est plutôt une bonne nouvelle car cela s’articule avec la loi devoir de vigilance qui veut lutter contre l’impunité dont jouissent les multinationales. Pour nous, ça sera un moyen d’alerter les entreprises et de les mettre face à leurs responsabilité. Par exemple, aujourd’hui en Colombie, l’extension des plantations de palmiers à huile est associée à de nombreuses violations des droits humains. Avec cette plateforme, nous donnerons l’alerte et charge aux entreprises, et à leurs financeurs de s’assurer qu’elles n’ont aucun lien avec ce type de fournisseurs. Si elles ne le font pas, et qu’elles sont impliquées, nous pourrons aller plus facilement en justice.
Pour que cette initiative soit efficace, il faut des moyens et une gouvernance indépendante des entreprises et du gouvernement d’où l’idée d’un médiateur tel que Jacques Toubon, le Défenseur des droits. Si l’initiative est concluante, on pourrait ensuite élargir ce fonctionnement pour d’autres enjeux environnementaux et sociaux.