Beaucoup d’Australiens, qui ont pour habitude d’y passer leurs vacances afin de goûter à la culture française au beau milieu du Pacifique, ignorent la lutte continue des Kanaks (les populations autochtones mélanésiennes) pour leur souveraineté, depuis leur colonisation par la France en 1853. Cette lutte a souvent été racontée à travers la musique.
Nos recherches portent sur le rôle de la musique dans les luttes politiques en Mélanésie, notamment en Papouasie occidentale et en Nouvelle-Calédonie. Dans toute la Mélanésie, la musique est non seulement un témoignage des cultures anciennes et vivantes, mais aussi une forme de célébration de la résistance, de l’action et de la résilience des populations autochtones.
Chants de résistance
A l’instant, dans la rue je voyais mes enfants
Progresser en criant « Liberté ! »
Le lycée était nu, où sont-ils les enfants ?
Dans les rues, la ville manifestait
Écrites en 1985, ces lignes, tirées de la chanson Liberté de Jean‑Pierre Swan – voix pionnière de la protestation kanak – font référence aux événements. Autrement dit, la guerre civile sanglante qui eut lieu en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980, qui culmina avec le massacre de 19 Kanaks par les commandos français en 1988 et l’assassinat en 1989 du grand pacifiste mélanésien Jean‑Marie Tjibaou.
La résistance à la domination française s’est certes affaiblie au fil du temps, mais elle fut relancée en 1969 avec la formation des Foulards Rouges, un groupe politique qui combinait gauche anticoloniale et nationalisme culturel du Pacifique.
Les Foulards rouges étaient dirigés par Nidoish Naisseline, héritier d’un grand chef autochtone. L’arrestation et l’emprisonnement de ce leader en septembre 1969 ont déclenché une émeute et ont abouti à ce qu’on nomme le réveil Kanak, une période de résistance intense à l’occupation étrangère.
Ce mouvement a été immortalisé dans la chanson Jamulo Ataï, dont les paroles ont été écrites par Naisseline lui-même. Dans le titre, Jamulo correspond au surnom de Naisseline et Ataï au nom du chef de la résistance Kanak au XIXe siècle. En associant son nom à celui d’Ataï, Naisseline s’appropriait le prestige du grand leader.
Les paroles de la chanson évoquent justement cette quête d’indépendance.
Près d’un siècle auparavant, en 1878, Ataï mena un soulèvement au cours duquel 1200 Mélanésiens furent massacrés. Ataï fut assassiné et sa tête envoyée en France en guise de trophée.
Au milieu des années 1980, le groupe funk-rock du musicien et intellectuel kanak Théo Menango, Yata (Ataï à l’envers) s’est inspiré de ces événements tragiques pour commémorer le héros assassiné dans une chanson où il est comparé au Christ, non sans provocation :
Ataï le pur, le dur le grand saint
Comme le Christ ton sang a coulé
Ataï ton nom doit durer
Comme le Christ ton œuvre est immortelle
Ataï, oh, tu montres le chemin à suivre
Sur tes pas, la liberté !
Traumatismes du passé
L’implacable volonté de démanteler la culture kanak et de mettre un terme à la résistance anticoloniale a donné naissance dans les années 1980 au genre musical kaneka, qui combine l’attitude de fierté et de défense des droits des Noirs propres au reggae jamaïcain avec le rythme des instruments à percussion autochtones.
Un grand nombre de chansons kaneka évoquent des événements traumatisants et des injustices passées et présentes. En voici une sélection :
« Ouvanu », par le groupe de kaneka Waan, commémore la décapitation par guillotine de 10 hommes kanaks à Ouvanu à Puébo, au nord de la Grande Terre (la grande île de Nouvelle Calédonie), sur ordre du gouverneur colonial, en 1868.
La complainte « Loulou » du groupe kaneka Bwanjep fait référence à l’embuscade nocturne menée par des colons à Wan’yaat en 1984 afin de piéger plusieurs voitures où se trouvaient des Kanaks haut-placés, qui furent tués par balle.
Parmi les dix victimes se trouvaient deux frères du leader visionnaire kanak Jean‑Marie Tjibaou. L’un d’eux était surnommé Loulou.
« Hommage à Eloi Machoro » par le groupe kaneka JDVK, célèbre Eloi Machoro, le militant kanak, connu pour avoir détruit des urnes lors des élections.
Il a été abattu en 1985 par la police à quelques kilomètres de l’endroit où le chef Atai était tombé, 110 ans plus tôt.
« Gossanah Iaai », interprété par le groupe kaneka Nodeak documente le massacre par les forces spéciales françaises de 19 Kanaks dans les grottes de Gossanah à Ouvéa, sur les îles Loyauté, en 1988.
Un festival de musique
Il y a un an, nous nous sommes envolés pour Lifou, sur les îles Loyauté, pour assister au Fest Mela, un week-end musical organisé à Hapetra par la superstar kaneka Edou Wamai, qui vit sur place.
Le festival était dirigé par les « Black Sistaz » un groupe de Papouasie occidentale basé à Melbourne, composé des trois filles des membres des « Black Brothers », célèbre groupe qui militait pour l’indépendance de la Papouasie occidentale dans les années 80.
La liste des groupes locaux comprenait « Kool Groove » qui jouait un style local de musique folklorique à base de guitare. Drapés dans le drapeau kanak, les membres du groupe exprimaient leur fierté à l’égard de leur langue, de leur culture et de leur future nation.
Sur Lifou, nous avons été reçus par le chef d’Hapetra, qui a demandé que les « Black Sistaz » chantent pour lui. Elles ont accepté en interprétant une chanson émouvante a cappella de l’île de Biak (Papouasie occidentale).
Tandis que les nations mélanésiennes sont encore sous domination coloniale, les Papous de l’Ouest et les Kanaks considèrent que leurs destins sont intimement liés – chaque population pense que l’autres peut l’aider à atteindre la souveraineté sur son propre sol. Les musiciens kanaks ont également composé des chansons prônant l’indépendance de la Papouasie occidentale, comme « Free West Papua » du groupe acoustique kaneka « Lyric Kanak Gong ».
En Mélanésie, lors de moments cruciaux où le destin des Premiers Peuples du Pacifique se joue, comme lors du référendum de cette semaine, les chansons peuvent rappeler les sacrifices passés et aider à imaginer des avenirs possibles.
Michael Webb et Camellia Webb-Gannon
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