Il y a vingt-cinq ans, les chars entraient dans le centre de Pékin pour évacuer la place Tiananmen occupée par les étudiants. Aujourd’hui encore, le nombre de victimes de la répression reste inconnu : de plusieurs centaines à plusieurs milliers. Au cours de la deuxième moitié de l’année 89, une vague de fond allait renverser les régimes de l’Europe centrale et orientale et aboutir à la destruction du mur de Berlin. L’année 1989 a ébranlé le monde.
Pourtant, en Chine, la majorité des jeunes nés après les événements ignore jusqu’à leur existence. A l’heure de la mondialisation, alors que la République populaire est à l’avant-garde de la cyber-communication avec plus de 590 millions d’internautes, le parti communiste chinois reste capable d’imposer l’amnésie. Et plus le temps passe, plus sa politique est efficace. Un tel succès n’était pourtant pas évident : c’est la première fois de son histoire que le Parti parvient à effacer un événement si considérable. Même s’il s’est toujours présenté comme infaillible depuis l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong, il n’en a pas moins été capable de reconnaître ses erreurs : ainsi, vingt-cinq ans après le mouvement d’élimination des contre-révolutionnaires de 1955, la principale cible de ce mouvement, le critique littéraire Hu Feng, a été réhabilitée. Evidemment, il était incapable d’en profiter, puisqu’il avait largement perdu ses facultés mentales. Par ailleurs, il n’a fallu (si l’on peut dire) que vingt-deux ans pour que le Parti reconnaisse que le mouvement antidroitier de 1957 avait frappé un bien trop grand nombre de citoyens (kuadahua) puisque selon les chiffres officiels, 553.000 personnes ont été condamnées alors qu’il n’y aurait eu en réalité que cinq droitiers ! Quant à la Révolution culturelle, ses victimes ont été réhabilitées un peu plus d’une décennie après son déclenchement.
Or, aujourd’hui, bien que la Chine soit devenue la deuxième puissance mondiale et parle haut et fort sur la scène internationale, la simple mention des chiffres 6.4 (qui désigne le 4 juin en chinois) reste taboue sur la toile et, plus encore, dans la presse. Le 5 mai, cinq personnes qui avaient participé à un séminaire pour commémorer l’événement et discuter de son importance dans un appartement privé ont été arrêtées pour avoir troublé l’ordre public ! Ce ne sont pas de dangereux activistes puisqu’il s’agit du philosophe de l’Académie des sciences sociales de Chine Xu Youyu, invité par les universités du monde entier (dont l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales), du professeur de l’Académie du Cinéma Hao Jian, de l’ancien professeur de l’Université des Langues étrangères Hu Shigen (un habitué des prisons puisqu’il y a passé 15 ans après le 4 juin) de l’avocat des droits civiques Pu Zhiqiang (qui l’an dernier faisait la couverture d’un magazine populaire [1]) et de l’internaute Liu Di que son humour avait déjà conduit en détention pour une année au début du siècle [2]. Les participants à ce séminaire n’ont fait que réclamer la vérité sur les événements et le droit de discuter de leur influence sur l’évolution du pays.
Mais, comme le rappelle l’écrivain Yan Lianke, l’amnésie appuyée par l’Etat est un trait caractéristique du pouvoir en Chine : « Tout élément négatif sur le pays ou le régime est rapidement effacé. La suppression de la mémoire est mise en œuvre en censurant les journaux, magazines, informations télévisées et tout ce qui préserve la mémoire….Le meilleur moyen de réaliser ce type d’amnésie consiste à développer des tactiques qui recourent au pouvoir d’Etat pout menotter les esprits et bloquer les canaux de transmission de la mémoire en altérant les archives historiques, en manipulant le contenu des manuels et en contrôlant la littérature, l’art et les représentations sous toutes leurs formes » [3].
Mais pourquoi cet acharnement alors qu’aucun des sept membres de la direction suprême n’occupait de poste de responsabilité à Pékin à l’époque ? A un moment où les contradictions qui déchirent la société chinoise s’aggravent, décréter une amnistie générale et réhabiliter les victimes de la répression permettrait de convaincre la société que le nouveau pouvoir est décidé à rompre avec les excès du passé et de mobiliser les forces vives de la nation pour réaliser le « rêve chinois » cher à Xi Jinping.
Pourtant, la nouvelle direction persiste à imposer l’amnésie. Quels démons risquerait de réveiller une réévaluation du mouvement de 1989 ?
Dialoguer avec la société ?
D’abord bien entendu, si les faits étaient révélés au grand jour, il resterait extrêmement difficile de justifier le recours à l’Armée pour mettre un terme à un mouvement resté pacifique jusqu’au bout.
Mais surtout, le mouvement a failli provoquer une scission au sein d’un Parti qui accorde une valeur suprême à l’unité. Pendant les années 1980, la vie politique avait été dominée par la lutte entre d’abord les inconditionnels de Mao regroupés autour de Wang Dongxing et de Hua Guofeng et les réformateurs dirigés par Deng Xiaoping et Chen Yun ; puis par une opposition entre les réformateurs partisans du marché emmenés par Deng Xiaoping et les conservateurs soucieux d’accorder une plus grande importance à l’économie planifiée regroupés autour de Chen Yun. Il y avait naturellement des sous-groupes dans ces deux grandes tendances et le limogeage du secrétaire général Hu Yaobang en 1986, par exemple, avait éliminé une partie des partisans de la réforme du système politique [4]. Le mouvement étudiant, bientôt appuyé par une grande partie de la population urbaine, en demandant un approfondissement de cette réforme que le secrétaire général Zhao Ziyang avait commencé à mener à bien, a failli provoquer une scission entre les partisans du dialogue et les partisans de la répression. Tandis que Zhao cherchait à convaincre Deng Xiaoping que les manifestants, loin de remettre en question le pouvoir du Parti, ne demandaient qu’à améliorer son fonctionnement en le démocratisant, les conservateurs affirmaient qu’il s’agissait d’un défi insupportable à l’hégémonie du PC, d’une menace mortelle pour le régime. Deng s’était en réalité prononcé dès le 25 avril [5] lorsqu’il avait dénoncé les manifestations comme des « troubles contre-révolutionnaires ». Zhao n’a pas pu le convaincre de la nécessité du dialogue, et le fait qu’il ait déclaré à Gorbatchev que c’était le patriarche qui avait le dernier mot, a convaincu ce dernier qu’il avait cherché à l’abattre, tout en révélant une décision secrète à un dirigeant étranger [6]. C’en était trop pour le petit Timonier, et lorsque Zhao s’est rendu sur la place Tiananmen le 19 mai 1989 pour s’excuser auprès des étudiants d’être venu trop tard [7], il avait déjà perdu la partie.
Une fois prise la décision de « réprimer l’émeute », il ne restait plus qu’à éliminer les partisans du dialogue qui avaient refusé de la mettre en œuvre. Zhao a été limogé au plénum de juin [8] et placé en résidence surveillée jusqu’à sa mort en 2005. L’unité du Parti a été scellée sur le sang versé : tous ceux qui se sont succédés au pouvoir depuis cette date fatidique ont assumé cette décision.
L’unité à tout prix
Le massacre du 4 juin a convaincu les dirigeants que quelles que soient les divergences sur la ligne à suivre, il était extrêmement dangereux pour le pouvoir de les porter sur la place publique. Depuis 1989, on n’a plus vu d’affrontement entre lignes politiques au sommet du Parti. Le consensus issu du 4 juin est le suivant : les divergences doivent rester secrètes et se régler au sein de l’appareil, et il n’est pas question que l’une des factions cherche à s’appuyer sur une société qui pourrait s’organiser de manière autonome. En d’autres termes, tous s’accordent pour empêcher l’institutionnalisation d’une société civile qui menacerait l’hégémonie du Parti qu’il n’est possible de préserver que s’il présente une façade d’unité.
Et de fait, depuis vingt-cinq ans, on n’a plus vu se dérouler de luttes entre des lignes politiques concurrentes. Les contradictions au sommet n’ont pas manqué, mais jamais elles n’ont été posées en termes de divergences politiques : qu’il s’agisse de l’élimination du secrétaire de la municipalité de Pékin Chen Xitong en 1998 [9], de celle du secrétaire du comité du Parti de la municipalité de Shanghai Chen Liangyu en 2006 [10] ou de celle du Prince de Chongqing Bo Xilai en 2012, c’est toujours la corruption qui a servi de prétexte aux purges.
On avait bien cru en 2012 que le consensus issu du 4 juin était sur le point d’éclater, lorsque Bo a tenté d’entrer en force au comité permanent du Bureau politique à l’occasion du 18e congrès du Parti. Sa politique populiste consistant à racketter ou à éliminer les entrepreneurs privés liées aux équipes précédentes au nom de la « lutte contre la mafia » (da hei frapper le noir, c’est à dire la mafia) et la remise en vogue d’un discours maoïste attractif pour les nostalgiques de l’économie d’Etat (chanter les chansons révolutionnaires) semblait pouvoir constituer une alternative au discours dominant. Le mépris de la loi et la brutalité avec laquelle il a mis en œuvre sa politique l’ont conduit à sa perte, mais le procès qui a abouti à sa condamnation à la prison à perpétuité n’a jamais fait allusion à sa politique. En apparence, la ligne qu’il défendait n’a joué aucun rôle dans sa chute.
De même, lorsque le numéro un de la province du Guangdong, Wang Yang, au lieu de lancer la police armée contre les manifestants du village de Wukan qui réclamaient le limogeage de leur chef de village, a dépêché un vice-secrétaire du comité provincial du Parti pour discuter avec leurs représentants élus, résolvant cette contradiction sans violence [11], on n’a pas parlé de ligne politique alternative. Si la ligne néo-maoïste de Bo Xilai l’a conduit en prison, la ligne de dialogue de Wang Yang n’a pas été plus reconnue, et sa nomination au poste de vice-ministre des affaires étrangères, montre qu’il n’est pas question qu’il la mette en œuvre.
Retour du pouvoir personnel ?
Pour s’assurer que le consensus au sommet établi au lendemain du 4 juin soit maintenu, Deng Xiaoping est revenu sur une mesure qu’il avait imposée au lendemain de la mort de Mao : à l’époque, afin d’éviter que n’émerge un nouveau culte de la personnalité, il avait été décidé que le Parti, l’Etat et l’Armée seraient dirigés par trois personnes différentes. A l’époque, on parlait de mettre fin au « système patriarcal ». Les divergences apparues entre les dirigeants au cours du mouvement de 1989 l’ont convaincu qu’il fallait changer cela. Depuis le limogeage de Zhao Ziyang, le secrétaire général du Parti est également Chef de l’Etat et président de la Commission militaire centrale. Tandis que Jiang Zemin et Hu Jintao n’en ont pas profité pour imposer leur pouvoir personnel, la situation semble avoir changé avec Xi Jinping. En effet, non content d’assumer ces trois fonctions, il a également créé deux nouvelles institutions, la commission pour la sécurité d’Etat, et le groupe central de direction sur l’approfondissement des réformes [12], dont il a pris la tête. Alors que depuis le début des années 1980, c’était le premier ministre qui avait la haute main sur la gestion de l’économie, les choses pourraient bien changer avec cette nouvelle structuration. Le risque de retour du pouvoir personnel n’est pas négligeable.
La stabilité l’emporte sur tout
Autre conséquence du 4 juin : afin d’éviter la répétition de manifestations de masses, des moyens énormes (puisqu’ils dépassent le budget de l’Armée) ont été affectés au maintien de la stabilité (weiwen). Après une période de répression tous azimuts qui s’est soldée par des milliers d’arrestations au lendemain du massacre, les autorités ont affiné leurs méthodes de répression : l’objectif est d’empêcher que ne se déploient des manifestations de grande envergure. Il faut donc intimider les « meneurs » potentiels, et si l’intimidation ne fonctionne pas, les arrêter. Déjà Jiang Zemin avait déclaré son intention d’étouffer dans l’œuf toute tentative de création d’organisations politiques [13]. Son successeur Hu Jintao, en créant une administration du maintien de la stabilité, a encore renforcé cette politique, et Xi Jinping l’a étendue en renforçant le contrôle de la circulation de l’information (il a pris la direction d’une commission de sécurité informatique [14]), et la répression contre ceux qui sont trop critiques sur weibo, le twitter chinois [15].
Depuis le 4 juin, la répression des activités dissidentes continue d’avoir la priorité, mais, soucieux de son image internationale, en 1997, le pouvoir a supprimé le crime d’activités contre-révolutionnaires du code pénal pour le remplacer par celui de subversion du pouvoir d’Etat (ou d’incitation à la subversion) [16], donnant l’impression d’une normalisation du système pénal par la suppression des délits politiques. Sous Xi Jinping, on a franchi encore un pas dans la normalisation puisque c’est simplement sous l’inculpation de trouble de l’ordre public que les dissidents sont mis hors d’état de nuire [17]. Toutefois, aujourd’hui comme au lendemain du massacre, les associations autonomes de défense des droits de l’homme, les organisations qui affichent des visées politiques etc. continuent d’être interdites, et tous les médias appartiennent au Parti. Certes, de nombreuses informations échappant au contrôle circulent sur l’Internet, mais ceux qui les répandent risquent leur liberté tandis que les « mots sensibles » sont régulièrement éliminés.
Depuis vingt-cinq ans, le Parti a adapté son contrôle sur la sphère politique à la révolution de l’information, et dans le combat qui oppose le chat de l’appareil à la souris de la société, celle-ci n’a pas l’avantage.
Répression et promotion agressive de la consommation
Au lendemain du massacre, Deng Xiaoping avait déclaré que les deux raisons pour lesquelles le mouvement de 1989 avait pris une telle ampleur étaient d’une part l’absence de conviction des deux derniers secrétaires généraux dans le combat contre la « libéralisation bourgeoise » (nom de code des idées démocratiques), et d’autre part la faiblesse de l’éducation idéologique des jeunes.
Jiang Zemin et Hu Jintao ont insisté sur l’éducation patriotique : lever du drapeau dans les écoles, encouragement au « tourisme rouge », cours sur la supériorité du Parti, stages dans l’armée pour les étudiants de première année, rien n’a été épargné. Mais c’est surtout en encourageant les jeunes à se lancer dans une course effrénée à la consommation que le Parti a atteint son objectif. Plus question de lutter contre la « pollution spirituelle » : les soap operas brésiliens, coréens et chinois, les concours de chansons pop, la course aux autographes des stars, tout cela est encouragé par le pouvoir de même que l’est la passion pour le sport, surtout depuis les Jeux olympiques de Pékin. En revanche, il ne fait pas bon s’interroger sur l’histoire du parti communiste et de se demander par exemple ce qui s’est passé il y a vingt-cinq ans. Cette politique d’éducation atteint largement son but : dépolitiser une jeunesse urbaine qui se désintéresse des combats de ses aînés pour profiter d’une vie « moderne ». Paradoxalement, le parti communiste de l’après-4 juin a adopté une politique qui rappelle celle de l’Espagne franquiste où patriotisme et football constituaient l’essentiel de la vie culturelle de la jeunesse. Les jeunes des classes moyennes peuvent du reste à l’occasion faire preuve d’un nationalisme exacerbé, dirigé contre le Japon présenté comme un ennemi héréditaire, mais parfois aussi contre l’Occident. Tout cela permet de détourner la jeunesse du combat pour la démocratie.
Une opposition désorientée
Les héritiers du mouvement de 1989 se trouvent du reste dans une situation très difficile. Les dissidents, ceux qui refusent le mensonge, ont du mal à s’exprimer. Il n’est pas facile de refuser de collaborer avec un régime qui est en mesure d’offrir de nombreux avantages matériels à ceux qui acceptent de ne pas le critiquer publiquement. Certes, certains intellectuels, appartenant souvent à la génération de la Révolution culturelle, continuent d’appeler à l’instauration de la démocratie et du constitutionnalisme. Ils sont parfois rejoints par des chercheurs et des professeurs d’université.
Mais le libéralisme ne jouit plus d’une position hégémonique sur les campus. Les nationalistes, les néo-confucianistes, les néo-maoïstes lui disputent la place. Renouant avec la position du conseiller du Prince, de nombreux intellectuels pensent qu’il faut tenter d’influencer le Parti pour éviter au pays de sombrer dans le chaos. Une grande méfiance à l’égard des travailleurs ordinaires considérés comme insuffisamment éduqués renforce leur réticence à l’égard de la démocratie.
Avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, on a vu une scission au sein même du camp libéral. Certains de ses membres ont retrouvé les positions du néo-autoritarisme qui avait connu de beaux jours sous Zhao Ziyang en 1987 [18]. Cette théorie pourrait être qualifiée de « paradoxe de la réforme » : dans un pays où les groupes d’intérêts se partagent le pouvoir, il est très difficile de procéder à une réforme démocratique. Seul un dirigeant fort disposant de pouvoirs extraordinaires peut imposer les réformes nécessaires à l’écrasement de ces groupes qui s’opposent à toute évolution démocratique. Dans ces conditions, la concentration des pouvoirs entre les mains de Xi Jinping est vue d’un bon œil par une partie des partisans du changement. Selon eux, seul un homme fort pourra mettre un terme à l’immobilisme qui a régné pendant la décennie du pouvoir de Hu Jintao et Wen Jiabao (2003-2013).
Une autre partie des libéraux est sceptique face à cette analyse : en effet, ils affirment que les déclarations réformatrices de Xi sont trop vagues pour pouvoir être prises au sérieux et que ses campagnes contre la corruption, ses appels au rétablissement des « bonnes traditions du Parti », le recours aux héros des années 1960 (Lei Feng et Jiao Yulu) ne laissent guère présager une ouverture politique. Ils font remarquer qu’aucune réforme institutionnelle n’a été entreprise pour limiter la corruption, à la différence des mesures qui avaient été prises au lendemain du 13e congrès, que Xi n’a jamais fait allusion à une éventuelle séparation du Parti et de l’Etat et que les citoyens qui ont osé demander l’application des droits accordés par la constitutions ont été arrêtés et condamnés. Les avocats défenseurs des droits civiques sont souvent harcelés par la police, certains ont été détenus pénalement, en un mot, on a assisté à un recul de l’espace d’expression dans la société [19].
Une nouvelle légitimité ?
Aujourd’hui, le pouvoir du Parti ne semble pas véritablement menacé par une société qui reste atomisée. Au lendemain du massacre du 4 juin, le PC avait perdu toute légitimité auprès des citadins. En 1992, avec son voyage dans le Sud, Deng Xiaoping est parvenu à la refonder sur la performance économique. Le pouvoir du PC était légitimé par sa capacité à améliorer le niveau de vie de la population et la richesse du pays. La classe moyenne qui s’est développée à la faveur de cette politique constitue l’un des soutiens essentiels du régime. Elle a certes des sujets de mécontentement, mais elle ne remet pas en question le pouvoir d’un parti qui a rempli son contrat. Aujourd’hui toutefois, devant les menaces de ralentissement de la croissance provoquées par la détérioration de l’économie mondiale, les nouveaux dirigeants cherchent à diversifier leur légitimité. Le rêve chinois cher à Xi Jinping consiste à faire de la Chine une grande puissance sur la scène internationale, et il n’hésite pas pour cela à adopter une attitude ferme, voire arrogante face à ses voisins. Mais Xi cherche également à développer les aspects moraux et politiques de la légitimité : en faisant appel aux « saines traditions du Parti », en rappelant que le PC avait été capable d’éliminer la corruption au lendemain de la prise de pouvoir, Xi cherche à développer la théorie de la supériorité du système à un moment où l’Occident est plongé dans la crise : éléments de la tradition chinoise empruntés à un « confucianisme » syncrétique [20], ajoutés à ce que l’on appelait du temps de Mao, l’affirmation de « la supériorité du système socialiste ». Xi affirme ses trois confiances, confiances dans le système, dans l’idéologie et dans la théorie. Parviendra-t-il à emporter l’adhésion de citoyens qui réclament des résultats concrets à cette idée ? C’est sans doute l’un des principaux défis qui attend la nouvelle direction. En attendant, il est toujours interdit de réfléchir sur le passé.
Jean-Philippe Béja
Le massacre du 4 juin : une tache indélébile sur l’histoire de la Chine contemporaine
Vingt-trois ans jour pour jour après le massacre du 4 juin 1989, sous un soleil de plomb, la place Tiananmen est pratiquement vide. Les touristes ne sont pas au rendez-vous, et les seules personnes que l’on rencontre sont des policiers, en civil et en uniforme, et des soldats.
Vingt-trois ans jour pour jour après le massacre du 4 juin 1989, sous un soleil de plomb, la place Tiananmen est pratiquement vide. Les touristes ne sont pas au rendez-vous, et les seules personnes que l’on rencontre sont des policiers, en civil et en uniforme, et des soldats. Comme chaque année pendant cette « période sensible », la plupart des démocrates et des défenseurs des droits de l’Homme, sont, comme Ding Zilin, la fondatrice du groupe des « Mères de Tiananmen » qui demande au gouvernement de changer son jugement sur le mouvement, maintenus à leur domicile par les policiers du Guobao,. Cette professeure à la retraite n’a pourtant rien d’une pétroleuse. Mais, en Chine, ceux qui se battent pour maintenir la mémoire d’un mouvement qui a été effacé des manuels scolaires et n’est jamais mentionné dans la presse, continuent d’être inquiétés.
Il est sans doute nécessaire de rappeler l’essentiel des faits. Souvenons nous. Il y a vingt-trois ans, les regards du monde entier étaient tournés vers le centre symbolique du pouvoir à Pékin, la place Tiananmen. Dans la nuit précédente, les soldats de l’Armée populaire de libération, bloqués depuis quinze jours aux portes de la ville par les habitants qui avaient élevé des barricades, étaient entrés en force pour en finir avec un mouvement social qui agitait le pays depuis près de deux mois. Après une progression marquée par une violence inimaginable faisant des centaines de morts, ils arrivaient sur la place. Une négociation, entreprise par des intellectuels qui avaient lancé une grève de la faim contre l’intervention militaire, aboutissait à un accord permettant aux derniers étudiants occupant la place de l’évacuer sans que l’Armée tire. Le négociateur principal s’appelait Liu Xiaobo ; quelques jours plus tard, il était arrêté et envoyé en prison sans jugement pour deux ans sous l’accusation d’être « la main noire derrière le mouvement ». En 2008, il était à nouveau arrêté pour avoir co-organisé une pétition demandant la démocratisation du régime, la Charte 08, et avoir écrit des articles critiquant le Parti ; en 2009, il était condamné à onze ans de prison pour « incitation à la subversion de l’Etat socialiste » et en 2010, il obtenait le prix Nobel de la paix. Il passera ce triste anniversaire dans la prison de Jinzhou, à quelques centaines de kilomètres au Nord-Est de Pékin, tandis que son épouse, Liu Xia, reste en résidence surveillée depuis plus de dix-neuf mois. Sur le twitter chinois, bien des activistes ont inscrit le 4 juin 1989 comme date de naissance. Et il est vrai que la répression du mouvement pour la démocratie a ouvert les yeux d’un grand nombre d’entre eux sur la nature du régime.
Pourquoi choisir l’amnésie ?
Dès 1990, les autorités ont décidé d’ignorer l’événement. C’est d’autant plus étonnant que si ceux qui se sont soulevés pacifiquement à Pékin et dans plus de trois cents villes étaient véritablement les émeutiers contre-révolutionnaires dénoncés à l’époque, la décision d’envoyer l’Armée pour les écraser a permis de sauver le pouvoir. Ses dirigeants devraient donc en être fiers. Ils auraient pu décréter le 4 juin fête nationale et organiser des cérémonies à la gloire des vaillants soldats de l’APL qui se sont sacrifiés pour sauver le gouvernement. [21]
Mais ils ont choisi le silence. L’« émeute contre-révolutionnaire » s’est transformée en une « tempête » que l’on évite de mentionner tant dans la presse que dans les livres d’histoire. Mieux encore, le maire de Pékin de l’époque, Chen Xitong, vient de publier un livre d’entretiens dans lequel il affirme qu’il n’a aucune responsabilité dans le massacre [22]. Or, à l’époque, tous les témoins affirmaient qu’il avait brossé un tableau dramatique de la situation dans la capitale qui avait largement pesé dans la décision de Deng Xiaoping d’envoyer l’Armée. Du reste, son rapport sur le 4 juin selon laquelle cette décision était « correcte » et « inévitable » montre qu’il était totalement favorable à la répression. Mais aujourd’hui, au lieu de s’en enorgueillir, il déclare qu’il n’était pas l’auteur de ce rapport, qu’il avait été obligé de le lire, mais qu’au fond de son cœur, était favorable au dialogue avec les étudiants [23]. Et de faire l’éloge de Zhao Ziyang, pourtant limogé pour avoir tenté de diviser le Parti.
Les tourments psychologiques de Chen ne sont guère intéressants, mais ses déclarations sont la preuve que même un « dur » comme lui cherche à prendre ses distances par rapport au massacre, qualifié du reste depuis de « tempête ». Il rejoint ainsi Li Peng, le premier ministre de l’époque dont chacun se rappelle le discours proclamant la loi martiale, qui déclarait dans son journal publié en 2010 qu’il n’avait jamais cherché à persuader Deng Xiaoping d’envoyer l’armée. Alors, si ni Li Peng, ni Chen Xitong n’acceptent pas d’assumer la responsabilité du massacre, s’agissait-il d’une décision erronnée ? S’approche-t-on d’une révision des verdicts ?
La décision de refuser le dialogue avec les étudiants et le refus de reconnaître l’autonomie de la société civile constituent pourtant la base du consensus établi entre tous les dirigeants depuis plus de vingt ans. Tous se sont accordés pour estimer que la ligne consistant à accepter le dialogue avec la société soutenue par Zhao Ziyang, risquait d’aboutir à la fin du pouvoir du parti communiste, conviction renforcée par l’effodrement du socialisme en Europe de l’Est et en Union soviétique.
Alors qui osera remettre en cause le verdict sur l’événement et par là même le consensus qui fonde l’autorité du pouvoir ? Wen Jiabao, qui depuis deux ans, ne cesse de réclamer la mise en œuvre d’une réforme politique ? Mais son mandat viendra bientôt à expiration. La nouvelle génération, qui n’a aucune responsabilité dans la décision d’envoyer les chars ?
Réhabiliter le mouvement pour la démocratie de 1989 serait une décision grave et lourde de conséquences. Lorsque le 15 novembre 1978, Deng Xiaoping a décidé de réhabiliter la manifestation de Tiananmen du 5 avril 1976, jusque là considérée comme un « incident contre-révolutionnaire », cette décision a été considérée par l’ensemble de la société et du Parti comme un changement profond de politique. Un mois plus tard, le 3e plénum du onzième comité central lançait la politique de réforme et d’ouverture.
Le successeur désigné de Deng Xiaoping, Xi Jinping, et ses camarades seront-ils prêts à reconnaître que la décision de Deng d’envoyer les chars contre la population de Pékin était erronée ? Que la ligne de dialogue soutenue par Zhao Ziyang, loin d’être une tentative de faire éclater le Parti, était une initiative courageuse ? Etant donnée l’opacité qui règne sur les discussions qui ont lieu au sommet du Parti, il est difficile de se prononcer.
Pourtant, de nombreux éléments montrent que le consensus post-4 juin commence à s’effriter. Les déclarations du premier ministre Wen Jiabao en faveur de la réforme politique remettent au premier plan un sujet demeuré tabou pendant plus de vingt ans. Les luttes au sommet illustrées par le limogeage de Bo Xilai, l’ambitieux membre néo-maoïste du Bureau politique, montrent que les conflits s’aggravent au sommet.
Par ailleurs, certains changements sont perceptibles. Ainsi, la semaine dernière, dans les provinces du Shandong à l’Est, du Guizhou au Sud-ouest et du Fujian au Sud-est ont eu lieu des manifestations de quelques dizaines de personnes qui ont déployé des banderoles et réclamé un renversement du verdict sur le massacre. Et pour la première fois les manifestants n’ont pas été envoyés en prison.
La nouvelle génération destinée à prendre les rênes du pouvoir à l’automne à l’occasion du 18e congrès du Parti serait-elle prête à réhabiliter le mouvement ? Il est trop tôt pour l’affirmer, mais il est clair que le massacre reste que l’omerta observée par le Parti n’empêche pas les plus hauts dirigeants du pays de considérer que le massacre de Tiananmen est une tache sur l’histoire contemporaine de la Chine.
Jean-Philippe Béja
• MEDIAPART. LE BLOG DE JEAN-PHILIPPE BÉJA. 4 JUIN 2012 :
https://blogs.mediapart.fr/jean-philippe-beja/blog/040612/le-massacre-du-4-juin-une-tache-indelebile-sur-l-histoire-de-la-