C’était un magnifique aéroport qui devait voir le jour à 60 km de Freetown. Splendide, cher mais inutile. Ce projet à 318 millions de dollars (275 millions d’euros), que la Chine devait financer, construire, gérer et entretenir, a été annulé par les nouvelles autorités de Sierra Leone.
« Le gouvernement considère qu’il n’est pas rentable économiquement de poursuivre la construction d’un nouvel aéroport alors que l’actuel est gravement sous-utilisé », a justifié le ministère des transports et de l’aviation dans un courrier consulté mercredi 10 octobre par l’AFP. Le porte-parole de la diplomatie chinoise, Lu Kang, s’est évertué à éteindre l’incendie le lendemain : « Je ne pense pas que ce dossier particulier indique qu’il y ait des problèmes entre la Chine et la Sierra Leone », a-t-il assuré en conférence de presse.
Car la stratégie chinoise de financement de grands projets d’infrastructures, généralement regroupés sous l’étiquette de « nouvelles routes de la soie », connaît ses premiers déboires. Lancée il y a cinq ans par le président chinois, elle a rapidement associé une soixantaine de pays et permis de signer des centaines de contrats.
« Dérives d’endettement insoutenables »
Mais, depuis quelques mois, rien ne va plus. En Malaisie, au Pakistan, au Sri Lanka, au Népal, en Birmanie et maintenant en Sierra Leone, des projets sont rediscutés, voire annulés. A chaque fois, ce sont les conditions financières qui pêchent.
« L’ampleur des financements accordés par la Chine accroît le risque que soient financés des projets économiquement non viables qui pourraient notamment entraîner les Etats concernés dans des dérives d’endettement insoutenables en l’absence de gains de productivité ou d’activité suffisants », analysent les auteurs d’un rapport du Trésor français publié le 11 octobre.
Même analyse du côté du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, mais aussi des Etats-Unis et de l’Union européenne, qui dénoncent cette « diplomatie de la dette ». En outre, Washington lance un projet concurrent, l’Overseas Private Investment Corporation (OPIC), une agence d’aide au développement dotée d’un fonds de 60 milliards de dollars, soit exactement la même somme que celle annoncée par Pékin lors du dernier sommet Chine-Afrique, début septembre à Pékin.
Les acteurs chinois de ces projets sont tous contrôlés par l’Etat et donc en mesure de proposer des financements attractifs grâce à une garantie implicite de Pékin, qui mobilise une partie de ses réserves de change. Les taux pratiqués sont compris entre 2 % et 3 % pour des financements d’une maturité supérieure à vingt-cinq ans et assortis de périodes de grâce importantes, allant jusqu’à huit ans. Les financements chinois sont d’autant plus attractifs qu’ils n’exigent pas de garantie souveraine du pays hôte, rappellent les experts du Trésor français.
Le cas du Sri Lanka devrait inquiéter Djibouti
Mais il y a un revers à cette jolie médaille, car l’absence de garantie n’exclut pas des exigences de « collatéralisation » portant sur des terres, des matières premières ou des conditions tarifaires attractives dans la production d’énergie.
Le Soudan du Sud va ainsi utiliser son pétrole pour payer à la Chine ses projets routiers. Le même schéma a été utilisé par l’Angola et le Nigeria. Parfois même ces prêts sont alloués à un consortium d’entreprises et donc plus ou moins directement aux entreprises chinoises elles-mêmes. Au niveau mondial, seuls 3,4 % des projets financés par la Chine sont attribués à des entreprises non chinoises. En Afrique, on est proche de zéro.
L’argent donné d’une main par la Chine revient ainsi dans la poche de Pékin via ses entreprises publiques. Au Pakistan, 91 % des revenus générés dans les quarante prochaines années par le port de Gwadar devraient revenir à Pékin. En Afrique, on est proche de 100 %…
L’Afrique doit regarder en détail ce qui se passe ailleurs. Le vent nouveau qui souffle contre les intérêts chinois en Asie doit inciter à davantage de prudence afin de ne pas entamer les intérêts stratégiques des pays africains. Le cas du Sri Lanka, où la Chine a obtenu la concession du port de Hambantota pour quatre-vingt-dix-neuf ans suite à un défaut de paiement, devrait inquiéter Djibouti…
Alternances politiques
La décision de la Sierra Leone est un symbole important de cette capacité qu’a l’Afrique de dire « non » lorsque ses intérêts ne sont pas pris en compte ou lorsque les risques sont trop importants. Car de nombreux pays sont déjà étranglés et la Chine détient à elle seule plus de 20 % des dettes publiques africaines.
Le Botswana est ainsi devenu le deuxième pays africain, après l’Ethiopie, à annoncer que Pékin avait accepté de prolonger la période de remboursement de ses emprunts pour les infrastructures ferroviaires et routières. Le président Mokgweetsi Masisi a en outre déclaré avoir obtenu une annulation d’une partie de la dette et des intérêts, à hauteur de 7,2 millions de dollars. Quant à l’Ethiopie, elle a annoncé que la Chine avait accepté de restructurer un prêt de 4 milliards de dollars pour le chemin de fer qui relie sa capitale à Djibouti. « Le prêt pour le chemin de fer, qui devait être payé sur dix ans, a été porté à trente ans », a déclaré le premier ministre, Abiy Ahmed.
Au Kenya, le gouvernement a demandé à Pékin d’envisager de fournir la moitié des 3,8 milliards de dollars alloués à la deuxième phase du chemin de fer Naivasha-Kisumu en guise de subvention et l’autre moitié sous forme de prêt. Enfin, en Zambie, des rumeurs annonçant la reprise par la Chine des services publics de l’électricité, de la télévision et du nouvel aéroport, en échange d’un allégement de la dette, ont été démenties par la suite.
L’Angola, l’Ethiopie et le Kenya sont les trois plus importants débiteurs de la Chine sur le continent. Si le premier peut compter sur ses exportations de pétrole pour régler la note, les deux suivants parient sur la croissance et l’industrialisation pour rembourser. Un pari forcément risqué non seulement pour eux mais aussi pour Pékin, qui découvre combien les alternances politiques peuvent jouer contre ses intérêts. Cela explique le soutien chinois aux régimes forts : pour Pékin, un dictateur dépensier est bien plus intéressant qu’un démocrate économe.
Sébastien Le Belzic, (chroniqueur Le Monde Afrique, Pékin
• LE MONDE Le 15.10.2018 à 15h15 :
https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/10/15/la-strategie-chinoise-connait-ses-premiers-deboires-en-afrique_5369683_3212.html
Au Forum Chine-Afrique, Pékin célèbre ses « nouvelles routes de la soie »
Les investissements chinois sur le continent suscitent des critiques croissantes de l’Occident, qui dénonce l’envolée de la dette de certains pays africains.
La Chine accueille, lundi 3 septembre, des dirigeants de cinquante-trois pays africains pour un sommet célébrant la coopération économique entre le géant asiatique et le continent, qui soulève des craintes quant à l’endettement de certaines nations envers Pékin. Durant deux jours, le septième Forum sur la coopération sino-africaine (Focac) réunit dans la capitale chinoise de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement. Parmi eux, l’Ivoirien Alassane Ouattara, le Sud-Africain Cyril Ramaphosa ou encore le Congolais Denis Sassou-Nguesso.
L’Eswatini (ex-Swaziland) est le seul pays manquant à l’appel. Dernière alliée en Afrique de Taïwan, île rivale du régime chinois, la monarchie d’Afrique australe n’a pas été conviée à l’événement.
Plus de 100 milliards d’euros
Le sommet est l’occasion pour le président chinois Xi Jinping de célébrer ses « nouvelles routes de la soie ». Lancée en 2013, cette initiative vise à développer la connectivité commerciale de la Chine avec le reste du monde et à sécuriser ses approvisionnements. Le géant asiatique a investi annuellement plusieurs milliards de dollars en Afrique depuis 2015 dans des infrastructures (routes, chemins de fer, ports) ou des parcs industriels. Des investissements largement salués par les pays africains, qui espèrent ainsi accélérer leur développement économique.
Mais les investissements chinois suscitent également des critiques croissantes venues de l’Occident qui soulignent l’envolée de l’endettement de certains pays africains, au point d’inquiéter le Fonds monétaire international (FMI). Selon le cabinet américain China Africa Research Initiative (CARI) de l’université Johns-Hopkins basée à Washington, la Chine a prêté à l’Afrique un total de 125 milliards de dollars (107 milliards d’euros) entre 2000 et 2016.
« Les investissements de la Chine en Afrique ne s’accompagnent d’aucune condition politique. La Chine ne s’immisce pas dans les affaires intérieures de l’Afrique et ne lui impose pas sa volonté », a affirmé Xi Jinping lundi devant un parterre d’acteurs du monde économique et commercial. Il a toutefois reconnu la nécessité de « s’assurer de la viabilité commerciale des projets » afin de « réduire le risque des investissements ».
Le président rwandais Paul Kagame, dont le pays assure la présidence tournante de l’Union africaine, a rejeté, dimanche, auprès de l’agence de presse officielle Chine nouvelle les critiques sur un « piège de la dette » présumé. Il les accuse d’avoir comme objectif de décourager les relations commerciales sino-africaines. « Une autre facette de la question, c’est que ceux qui critiquent la Chine sur la dette donnent trop peu », a-t-il souligné en référence aux pays occidentaux, soulignant le besoin crucial de financement de l’Afrique.
Importance stratégique
Lors du dernier sommet, à Johannesburg en 2015, le président chinois avait annoncé une enveloppe de 60 milliards de dollars d’aide et de prêts à destination des pays africains. Le forum de Pékin doit s’accompagner d’une série de contrats signés entre la Chine et ses partenaires.
Le président nigérian Muhammadu Buhari devrait ainsi assister à la signature d’un accord sur les télécommunications, financé par un prêt de 328 millions de dollars de la banque chinoise d’import-export (Exim), selon son cabinet. Xi Jinping s’est par ailleurs entretenu durant le week-end en tête-à-tête avec un grand nombre de chefs d’Etat comme les présidents égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et sénégalais Macky Sall.
Le numéro un chinois a également reçu son homologue soudanais, le controversé Omar Al-Bachir, cible de mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) pour « génocide », « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre » au Darfour, dans l’ouest du Soudan.
Pékin fournit une aide aux pays africains depuis l’époque des guerres d’indépendance contre les ex-colonisateurs occidentaux. Mais la présence de Pékin sur le continent s’est renforcée à mesure de la spectaculaire envolée de la Chine, devenue deuxième économie mondiale.
Signe de l’importance stratégique de l’Afrique pour le géant asiatique, il a choisi Djibouti pour ouvrir en 2017 sa première base militaire à l’étranger. Selon Pékin, elle est destinée à soutenir les opérations de maintien de la paix de l’ONU, d’évacuation de ses ressortissants et d’escorte navale contre la piraterie.
• LE MONDE Le 03.09.2018 à 11h34 • Mis à jour le 04.10.2018 à 18h04 :
https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/03/au-forum-chine-afrique-pekin-celebre-ses-nouvelles-routes-de-la-soie_5349532_3212.html
Le yuan chinois continue sa conquête de l’Afrique
Deuxième monnaie commerciale du Nigeria, pétroyuan en Angola, paiement de la dette : Pékin installe son billet rouge dans les Banques centrales du continent.
Après deux longues années de négociations entre la plus grande banque de Chine, ICBC, et la Banque centrale du Nigeria, le yuan chinois devient donc la deuxième monnaie commerciale de la première économie africaine. Abuja pourra désormais libeller 10 % de ses 33 milliards de dollars (28 milliards d’euros) de devises étrangères dans la monnaie chinoise.
Cela constitue une avancée majeure pour Pékin dans sa volonté d’internationaliser sa monnaie et d’affaiblir le dollar américain. Une nouvelle fois le continent sert de laboratoire à cette offensive économique et politique.
Diversifier leurs réserves de change
Déjà, cette année, la Chine avait porté un premier coup à la forteresse dollar en inaugurant à Shanghaï la capacité de payer ses achats de pétrole en yuan. L’Angola, premier fournisseur africain de pétrole de la Chine, est le premier pays à avoir adopté ce mécanisme. Une pierre dans le jardin des Etats-Unis, mais de petite taille, puisque le dollar représente encore 90 % des transactions en matières premières. Qu’importe, l’affaire est d’abord symbolique même si la Chine est le premier importateur mondial de pétrole, avec neuf millions de barils jour.
Après avoir lancé ce « pétroyuan », Pékin va donc encore plus loin et installe son billet rouge en bonne place dans les Banques centrales du continent. Le yuan n’est que la septième monnaie de réserve au niveau mondial, loin derrière le dollar, l’euro ou le yen japonais, mais son importance gonfle sur le continent. D’abord, l’usage du yuan permet d’éviter les fluctuations trop grandes des monnaies nationales et de passer outre un dollar américain qui fait le Yo-Yo depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
Mais, pour Pékin, c’est surtout une très bonne affaire. Les économies africaines vont pouvoir rembourser leurs dettes gigantesques (environ 22 % de la dette africaine est détenue par la Chine) en yuans. Elles vont pouvoir vendre directement en yuans leurs matières premières (comme avec le « pétroyuan » d’Angola) et diversifier du même coup leurs réserves de change en s’ouvrant à leur premier partenaire commercial.
Mouvement de fond
En mars, le Nigeria avait déjà signé avec la Chine un échange de devises de 2,5 milliards de dollars afin de faciliter les échanges commerciaux entre les deux pays sans avoir à passer par une monnaie tierce, en l’occurrence américaine.
Un mouvement de fond puisque, fin mai, quatorze pays d’Afrique et dix-sept Banques centrales se réunissaient à Harare pour faire du yuan l’une de leurs monnaies officielles de réserve. Ces pays situés pour l’essentiel dans le sud et l’est du continent sont déjà hyperdépendants de la Chine pour leurs échanges commerciaux. Se convertir au yuan leur permettra donc de limiter les risques de change et d’approfondir des relations avec leur premier partenaire économique.
Le yuan ne représente encore que moins de 2 % des échanges commerciaux internationaux, et encore les trois quarts d’entre eux se font-ils via Hongkong. Cette politique d’internationalisation du yuan, si elle vise à asseoir la monnaie chinoise sur le plan international et à affaiblir le dollar, se heurte encore aux stricts contrôles des changes de Pékin qui veille sur sa monnaie comme le lait sur le feu. Le yuan n’est toujours pas librement convertible et il est soumis à la politique d’exportation de l’usine du monde, notamment de la guerre commerciale qu’elle livre contre les Etats-Unis.
En Afrique, les enjeux financiers sont certes moindres mais, symboliquement, ils permettent d’installer la monnaie chinoise sur le continent et sans doute de le rendre encore plus dépendant à son principal banquier.
Sébastien Le Belzic, (chroniqueur Le Monde Afrique, Pékin
• LE MONDE Le 12.06.2018 à 16h04 :
https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/12/le-yuan-chinois-continue-sa-conquete-de-l-afrique_5313670_3212.html
L’Afrique sous la menace du surendettement, effet pervers des prêts chinois
L’abondance des financements accordés par Pékin pour des projets d’infrastructures inquiète le FMI et la Banque mondiale.
Le Kenya est le dernier pays africain en date à adhérer à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), chargée de financer les projets chinois dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ». L’Egypte et l’Ethiopie font déjà partie des 86 pays membres de cette institution née en janvier 2016 et dirigée par la Chine. Nairobi pourra désormais profiter de ses deniers. Mais pour le Kenya, le risque de voir sa dette publique, déjà très importante, exploser est préoccupant.
« Ce fardeau reste lourd pour le Kenya et les prêts chinois peuvent le rendre insoutenable », prévient Apurva Sanghi, ancien économiste en chef de la Banque mondiale pour plusieurs pays d’Afrique de l’Est, dont le Kenya.
Selon l’agence de notation Moody’s, le risque de « stress financier » va s’accroître au début de la prochaine décennie… La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) tirent également la sonnette d’alarme. La directrice générale du FMI a mis en garde le mois dernier contre le piège de l’endettement. Christine Lagarde s’exprimait à Pékin à l’occasion d’un forum sur les « nouvelles routes de la soie », le colossal plan lancé en 2013 par le président chinois, Xi Jinping, pour déployer routes, ports, voies ferrées et parcs industriels à travers le monde. Il ne faut pas que les pays acceptant d’accueillir certains de ces chantiers aient le sentiment que « c’est un repas gratuit », a-t-elle observé, plaidant pour des investissements plus collectifs et une gestion plus attentive.
« Ni un plan Marshall, ni un complot chinois »
Il faut dire que les conditions posées par Pékin – ou plutôt l’absence de conditions – sont séduisantes : pas de contrepartie politique, pas ou peu de contrôle de la corruption, pas d’obligation de privatisation… On est loin de la feuille de route imposée par l’Occident, le FMI et la Banque mondiale.
Christine Lagarde a plaidé pour la mise en place d’une agence commune de la Chine et du FMI afin de s’assurer de la pérennité des financements. Mais Pékin devrait continuer à jouer en solo. Vitrine de la politique étrangère mise en place par Xi Jinping en 2013, ce projet constitue en effet un symbole fort. « Il ne s’agit ni d’un plan Marshall, ni d’un complot chinois, s’est ainsi défendu le chef d’Etat. Il s’agit d’une initiative suivant son cours en pleine lumière. »
Pourtant, même dans son pays, on commence à s’inquiéter des possibles dérapages. L’économiste Li Ruogu, ancien président de la Banque chinoise d’import-export (Exim Bank), explique que « peu d’Etats africains ont la capacité de rembourser les sommes prêtées dans le cadre ». La plupart des projets sont actuellement financés par la seule Chine, via la BAII, la Banque chinoise de développement, l’Exim Bank et le Fonds des routes de la soie. Mais il manque encore 500 millions de dollars (près de 420 millions d’euros) par an pour faire face au coût des chantiers, ce qui pousse Pékin à puiser dans son portefeuille et à assouplir les conditions de ses prêts, quitte à refroidir d’autres investisseurs qui auraient pu participer à ce grand projet.
Premier créancier bilatéral
La dette publique en Afrique subsaharienne représentait 45 % du PIB fin 2017, en hausse de 40 % en trois ans ! Dans son dernier rapport, la Banque mondiale considère que 11 des 35 pays à faible revenu de la zone présentent un haut risque de surendettement. Et la Chine est leur premier créancier : près de 70 % de la dette publique bilatérale camerounaise sont détenus par Pékin. Même situation au Kenya, où la dette publique a régulièrement augmenté, passant de 43,1 % du PIB en 2011 à 54,1 % en 2016.
En janvier 2017, le Mozambique s’est déclaré en défaut de paiement. Le gouvernement a été contraint de dévoiler l’existence d’une dette occultée de 1,8 milliard d’euros, souscrite par les entreprises publiques. La Chine a déjà effacé une partie de l’ardoise…
Au Congo, l’inauguration à Brazzaville du siège de la Banque sino-congolaise pour l’Afrique (BSCA-Bank), fruit de la coopération avec la Chine – auprès de laquelle ce pays a contracté une partie de sa lourde dette publique qui inquiète tant le FMI –, est un autre exemple. La construction de cet immeuble de quinze étages, d’un coût de 53 millions d’euros, a été entièrement financée par « l’argent du pétrole congolais », a indiqué Rigobert-Roger Andely, président du conseil d’administration de la BSCA-Bank. Brazzaville et Pékin ont signé un partenariat de stratégie économique qui a permis à la Chine de préfinancer plusieurs projets d’infrastructures, augmentant du même coup la dette du Congo, estimée par le FMI à 117 % de son PIB. Après avoir masqué une partie de ses emprunts, le pays d’Afrique centrale a repris des négociations avec l’institution.
La situation n’est guère meilleure au Nigeria, où le service de la dette absorbe 60 % des recettes de l’Etat, pénalisant les investissements publics. Même tableau au Ghana, en Angola et en Zambie…
Sans mettre en doute les bienfaits de certains travaux d’infrastructures entrepris sur le continent, Pékin doit aujourd’hui s’interroger sur leur financement. Le banquier de l’Afrique pourrait ainsi revenir sur sa politique de crédit trop facile. La question sera à l’ordre du jour lors du prochain forum Chine-Afrique, à Pékin en septembre.
Sébastien Le Belzic, (chroniqueur Le Monde Afrique, Pékin
• LE MONDE Le 14.05.2018 à 17h23 :
https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/05/14/l-afrique-sous-la-menace-du-surendettement-effet-pervers-des-prets-chinois_5298844_3212.html
A Djibouti, « la Chine commence à déchanter »
Six mois après l’inauguration de sa première base militaire en Afrique, Pékin a fait part de son « mécontentement » au président djiboutien, observe notre chroniqueur.
En novembre 2017, le président djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh, a été reçu à Pékin en grande pompe par le président chinois. Mais derrière les déclarations officielles et la signature d’un « partenariat stratégique », Xi Jinping a tenu aussi à rappeler que les investissements chinois à Djibouti étaient une source d’inquiétudes pour son gouvernement.
Le président djiboutien a beau louer à longueur de discours la relation privilégiée qu’il a nouée avec la Chine, la réalité du terrain est tout autre. Lenteur administrative, pagaille politique, corruption à tous les étages, sans compter les crises environnantes au Yémen, au Soudan et en Somalie… La zone n’est pas aisée pour faire du commerce, mais elle reste vitale pour le transit des matières premières – et surtout de pétrole – entre l’Afrique et la Chine.
Des contrats annulés
Le torchon est-il en train de brûler ? Les entreprises chinoises qui espéraient décrocher des contrats dans la zone commencent à déchanter. Ainsi, les travaux des deux nouveaux aéroports confiés à China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC) sont remis en cause. Celui d’Ali Sabieh, la deuxième ville de Djibouti, devait compter deux pistes d’atterrissage, avec la capacité de traiter 600 000 tonnes de fret par an. Le second devait quant à lui desservir le détroit de Bab Al-Mandeb, une zone stratégique pour le commerce international et pour la Chine.
Mais les deux contrats signés par CCECC en janvier 2015 ont été brutalement remis en cause. La raison de la brouille n’est pas claire, personne ne souhaitant évidemment commenter, ni côté chinois, ni côté djiboutien. Electricité, transport, logistique… Les contrats sont tous plus ou moins remis en cause les uns après les autres, et rien n’est vraiment acquis pour les entreprises chinoises, qui apprennent sur le terrain la dure réalité des négociations dans une zone rongée par la corruption et les conflits politiques.
Selon Africa Intelligence, l’exaspération des Chinois a atteint son comble lorsque le président Ismaïl Omar Guelleh est revenu sur sa promesse de leur laisser le monopole des zones franches dans le pays, ouvrant ainsi le jeu à des groupes indiens et émiratis. Une concurrence que vit très mal Pékin, qui pensait écraser tout le monde grâce à sa puissance militaire et financière et à ce fameux « partenariat stratégique ». Mais le jeu national est beaucoup plus complexe.
10 000 soldats chinois
En janvier, l’ambassadeur de Chine à Djibouti, Fu Huaquiang, a présenté à Ismaïl Omar Guelleh un message de « mécontentement » du gouvernement chinois. De son côté, Djibouti s’agace de l’attitude hautaine de la Chine, dont les militaires sont beaucoup plus nombreux que prévus sur son territoire. On parle de 10 000 soldats dans la base forteresse inaugurée par Pékin en août 2017, où les exercices de l’armée populaire sont impressionnants, notamment avec ses blindés de types 095 et 90-II, les plus modernes jamais utilisés en Afrique.
Ismaïl Omar Guelleh a même fait part de son désarroi à Paris. Lors de sa rencontre avec le président François Hollande il y a tout juste un an, il s’est inquiété ouvertement de la présence beaucoup plus massive que prévue de soldats chinois. Selon les comptes rendus des entretiens, le président djiboutien a également révélé lors de ce tête-à-tête que la location du terrain par l’armée chinoise venait en déduction de la dette contractée par Djibouti envers la Chine, qui détient 60 % de la dette djiboutienne.
Le président Guelleh joue gros dans cette affaire. S’il veut rester l’enfant chéri du président chinois, il va devoir très vite remettre un peu d’ordre dans les dossiers, alors qu’Américains et Français espèrent calmer les ardeurs chinoises dans leur jardin. La base américaine de Camp Lemonnier est en effet à une encablure de la base chinoise, et jamais les soldats des deux pays n’ont été aussi près les uns des autres.
Solution de rechange
La Chine a beaucoup misé sur Djibouti et sa position stratégique dans la Corne de l’Afrique. En cinq ans, Pékin a injecté quelque 14 milliards de dollars (11 milliards d’euros) dans l’économie djiboutienne. On parlait même de l’émergence d’un Dubaï africain, mais l’affaire pourrait tourner court.
« Djibouti n’est que le début d’une nouvelle ère pour la Chine. Il s’agit avant tout de protéger ses intérêts commerciaux, nous explique Benjamin Barton, professeur de relations internationales à l’Université de Kuala Lumpur. Jusque-là, la Chine n’avait accès à aucun port militaire dans la région. Un navire chinois est même resté cent trente-quatre jours en mer faute de port d’accueil. Autre problème, on l’a vu avec la Libye et le Yémen, la capacité de la Chine à évacuer ses expatriés en cas de guerre ou de crise grave. Les attachés de défense chinois en Afrique ont eu beaucoup de difficultés à trouver des solutions logistiques pour évacuer leurs concitoyens. La Chine a donc besoin d’un pied-à-terre permanent dans la région. »
Mais Djibouti n’est peut-être finalement pas le plan idéal et Pékin est déjà en train de chercher une solution de rechange. Les négociations ont repris activement avec la Namibie pour construire une deuxième base militaire en Afrique, à Walvis Bay. Plus au nord aussi, Pékin cherche à placer ses pions entre l’Egypte, la Syrie et le Yémen. Une implantation à Oman est également envisagée par l’Armée populaire de libération, mais aussi par l’armée indienne, ce qui promet d’accroître encore les tensions entre les deux géants asiatiques. Plus à l’est, on parle d’une base militaire chinoise au Pakistan, alors qu’une autre vient d’être confirmée en Afghanistan. Un cordon sanitaire, en quelque sorte, qui permettrait à Pékin de sécuriser entièrement ses routes de la soie maritimes entre la Chine et l’Afrique.
Sébastien Le Belzic, (chroniqueur Le Monde Afrique, Pékin
• LE MONDE Le 05.02.2018 à 17h20 • Mis à jour le 06.02.2018 à 17h36 :
https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/02/05/a-djibouti-la-chine-commence-a-dechanter_5252153_3212.html