Les révélations ont fait grand bruit outre-Manche. À quelques jours d’intervalle, la véritable identité des deux suspects de l’affaire Skripal a été rendue publique par un site internet : Bellingcat. Le premier, qu’on connaissait sous le nom de Rouslane Bochirov, serait en réalité un colonel du GRU – direction générale des renseignements des forces armées russes – du nom d’Anatoliy Cheplga, tandis que le second, identifié en début de semaine, ne s’appellerait pas Alexandre Petrov mais Alexandre Mickine, et serait un médecin militaire russe. “Les ramifications géopolitiques de ces deux informations sont gigantesques comparées à la taille de la source, constate New Statesman. Celle-ci est minuscule, en réalité. Une poignée de journalistes, une douzaine au total, qui contribue à un site lancé en 2014 par un blogueur de 39 ans, dans la ville de Leicester.”
À l’origine de ce projet, Eliot Higgins, décrit par The Guardian comme un “décrocheur scolaire devenu champion du journalisme d’investigation”. Après des études avortées en technologie des médias, Higgins travaille dans l’administratif, et ouvre en parallèle un blog. “À la base, c’était plutôt un hobby, confie-t-il au quotidien britannique. Je n’avais pas forcément de connaissances liées aux sujets que je traitais. Mon intérêt s’est développé en 2011, lorsque je suivais le conflit en Libye et que je me suis rendu compte que la majorité du contenu partagé sur les réseaux sociaux n’était pas exploité parce qu’il était difficilement vérifiable.”
Des “analystes de salon”
Grâce au visionnage de centaines de vidéos chaque jour, le jeune homme parvient à assembler des bribes d’informations. Sans jamais avoir visité la Syrie ou appris l’arabe, Higgins réussit à prouver l’utilisation de bombes barils par le régime de Bachar El-Assad. “L’analyse minutieuse des réseaux sociaux, de photos, de cartes, d’images satellites et de montages émanant de la Russie permet au Britannique et à ses amis analystes d’établir un lien entre les missiles utilisés pour abattre le vol MH17 [au-dessus de l’Ukraine] et la Russie”, relate New Statesman.
Connue sous le nom de Renseignement d’origine source ouverte (“Open source intelligence”, ou OSINT), la technique employée par Bellingcat consiste à rassembler des données accessibles par tout un chacun afin de vérifier ou de sortir une information. “En Octobre 2013, le think tank “Google Ideas” invente un nom plus accrocheur : “analystes de salon””, s’amuse l’hebdomadaire britannique ; en référence au fait que ce genre d’enquête peut être menée depuis son canapé.
Dans le viseur de RT, la chaîne d’État russe
Les outils utilisés par les salariés et les bénévoles de Bellingcat sont tous disponibles en ligne et Higgins publie systématiquement la méthode utilisée. Au point de taper dans l’oeil de journalistes, d’employés d’ONG et même d’agents des services, qui se bousculent pour accéder aux formations qu’il dispense, raconte le magazine américain New Yorker.
“Mais le partage de ces capacités et de ces connaissances a un prix, assure New Statesman. RT, ancienne Russia Today, la chaîne d’informations de l’État russe, ne lui laisse pas de répit. Elle tourne en dérision ses ‘enquêtes Instagram en béton’, le traite de ‘blogueur financé par l’OTAN’, réalise des documentaires qui s’en prennent à sa crédibilité et traque ses proches. Il a également été présenté calomnieusement comme le larbin des services de renseignement occidentaux.”
Le jeu du chat et de la souris
Financé uniquement grâce à une campagne de financement participatif au moment de son lancement, Bellincat est désormais soutenu par l’Open Society Foundation, du philanthrope américain George Soros, et pour 50% par les droits d’inscriptions demandés en amont des formations. “Higgins se sent-il en danger ?, demande The Guardian. “‘Dire non serait mentir, mais si une camionnette noire se gare devant chez lui et que quatre Russes en sortent, je ne pourrais pas faire grand chose. Donc j’essaie de ne pas trop m’en faire’.”
Et le journal basé à Londres de conclure. “Le nom du groupe, ‘Bellingcat’, vient d’une fable médiévale qui raconte comment des souris, souhaitant se protéger d’un chat, décident de placer une clochette (‘bell’) autour de son cou, d’où l’idée de ‘belling the cat’, littéralement ‘de mettre une cloche au chat’. Mais problème, aucune des souris ne se porte volontaire pour le faire. ‘Tout le monde nous appelle les Bellingcats, déclare Higgins. Mais nous ne sommes pas le chat, nous sommes les souris.’”
Sasha Mitchell
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