« Mon Dieu, écoute nos cris qui s’élèvent vers toi ! » Une main anonyme a tracé cette supplication sur un morceau de carton, hâtivement fixé sur la coque d’un vieux rafiot de pêche que la grande vague a renversé cul par-dessus tête.
A l’approche de Palu, capitale de la province centrale de Sulawesi, cet immense territoire indonésien que l’on appelait autrefois l’île Célèbes, les abords du centre-ville portent les stigmates du séisme, puis du tsunami qui ont ravagé, au soir du 28 septembre, les rivages de cette longue baie qui s’ouvre d’ordinaire paisiblement sur le détroit de Makassar.
IL Y AURAIT, SELON L’AGENCE INDONÉSIENNE DE SAUVETAGE, « UN MILLIER DE MAISONS ÉCROULÉES AVEC, DONC, PLUS D’UN MILLIER DE GENS SOUS LES DÉCOMBRES »
Le front de mer ressemble à une ligne de front et Palu à une ville qui émerge d’une guerre courte mais sanglante : la plage est jonchée de détritus de toutes sortes, le pont métallique qui enjambait la rivière s’est écroulé, une petite mosquée se penche sur la mer comme une tour de Pise orientale.
70 000 personnes déplacées
Derrière la façade de guingois de l’hôtel Mercure, construit devant la plage, on devine les lits aux draps blancs de chambres sans murs où la brise fait tristement voler les rideaux. Le bâtiment s’est affaissé de l’intérieur : le hall d’entrée dévasté, où s’agitent des sauveteurs en combinaison orange, est en fait le second étage tombé sur le premier. Ce dernier s’est enfoncé dans les profondeurs. Une dame entièrement voilée de noir, visage couvert d’un masque antipollution, explique : « J’attends que l’on déterre le cadavre de ma sœur, qui était réceptionniste. »
Les images associées ici aux aventures du marin polonais Joseph Conrad, qui trouva sous ces latitudes matière à écriture pour quelques-uns de ces plus foisonnants romans, ne sont plus de mise en ces terribles jours : une semaine après la catastrophe, la pire tragédie qui ait frappé l’archipel depuis le tremblement de terre d’Aceh, en 2004 (plus de 200 000 morts dans toute la région) a fait, selon un dernier bilan provisoire, plus de 1 500 morts, plus de 2 000 blessés graves et provoqué le déplacement de plus de 70 000 personnes.
Quant aux disparus, les estimations sont évidemment des plus floues. Officiellement, il y en aurait une centaine. Mais Yusuf Latif, porte-parole de l’Agence indonésienne de recherche et de sauvetage (Basarnas), n’a pas fait preuve d’un optimisme excessif en envisageant, vendredi, qu’il y aurait peut-être « un millier de maisons écroulées avec, donc, plus d’un millier de gens sous les décombres ».
Liquéfaction
Le quartier de Balaroa porte les stigmates de la tragédie : ici dans ce qui fut le quartier d’habitation de Perumnas, constitué de l’équivalent local d’habitations HLM, la terre s’est « liquéfiée » quand le séisme a frappé, les sols se comportant alors comme un liquide.
A l’horizon surnage le dôme doré d’une mosquée ; on dit qu’elle a été déplacée sur plusieurs centaines de mètres ; le terrain sur lequel émergeait un bouquet de cocotiers aurait bougé d’un bout à l’autre du quartier. Il ne reste, sur des monticules de boue solidifiée, que les carcasses de structures métalliques et de toitures en zinc pliées, le tout se tordant sur un paysage qui part dans tous les sens, comme torturé sous le choc qu’il a subi.
« NOTRE SŒUR A ÉTÉ VUE JUSTE AVANT LE SÉISME DEMANDANT DU SECOURS, SES DEUX ENFANTS AGRIPPÉS À ELLE. IL N’Y A PAS D’ESPOIR », MUNAWARA, ÉTUDIANTE
« La terre ondulait comme une vague, comme un tapis que l’on secoue », raconte Misna, 35 ans, qui s’en est sortie avec son mari et ses trois enfants. Elle vit aujourd’hui en pyjama sous une grande toile de tente où les centaines de rescapés du Perumnas ont été regroupés. « On a trouvé 165 cadavres mais il y a sûrement encore des centaines de corps ensevelis sous les décombres », pense le pasteur protestant Ferdinand Rollo, imposant personnage à la grosse moustache blanche qui vit au-dessus du camp de réfugiés improvisé.
Habitants errant sur les ruines
A l’hôpital de la police, où les familles se pressent depuis des jours à la recherche de leurs proches, deux sœurs cherchent la troisième, disparue dans les ruines. Munawara, qui étudie les sciences de l’éducation à Melbourne, vient juste de débarquer d’Australie et elle a rejoint sa cadette, Elida.
« Je sais que notre sœur a été vue juste avant le séisme demandant du secours, ses deux enfants agrippés à elle. Il n’y a pas d’espoir. Elle était dans le Perumnas, juste avant la prière du vendredi. » La jeune femme a du mal à retenir ses larmes : « On n’arrive pas à retrouver son corps. » Le 5 octobre avait été décrété par les sauveteurs comme le dernier jour pour espérer encore retrouver des survivants. Mais il s’agissait là d’un espoir trop mince : aucun cri ne s’est élevé ce jour-là des entrailles de la ville dévastée et de ses environs.
Le long de la route qui mène au kabupaten ( « district ») de Donggala (300 000 habitants), situé à une trentaine de kilomètres au nord de Palu, ce qui fut le décor de villages tropicaux n’est plus que la litanie d’une catastrophe inlassablement répétée : maisons pliées, débris éparpillés, habitants errant sur les ruines.
Ici, seule une verte mosquée tient encore debout, son haut minaret pointé droit vers le divin. Là, une femme en tunique bariolée jette des morceaux de poutre de sa maison sur un feu qui crépite dans le soir qui tombe. A intervalles réguliers, de jeunes gens debout au milieu de la route font signe aux automobilistes de s’arrêter en agitant des caisses de carton : « Nous avons besoin de vous ! », annoncent des pancartes.
« Voici les restes de ma maison »
Aja, 32 ans pose devant une maison détruite à Donggala, le 5 octobre. « J’ai regardé avec crainte la première vague arriver, puis la seconde était encore plus haute, et la troisième toujours plus grande, alors j’ai couru. »
Le centre de Donggala n’a pas trop souffert, adossé comme il est à des collines couvertes de jungle où beaucoup de gens ont réussi à s’enfuir pour échapper à la vague. De même dans certaines portions de villages en surplomb de quelques mètres de la plage, toutes les maisons sont debout et tout paraît presque indécemment normal.
En revanche, toute la longue bande quasi ininterrompue de villages qui épouse le rivage de la baie est par terre. L’ampleur de la destruction est ici plus totale, plus présente, plus récurrente encore qu’à Palu.
L’ensemble donne le sentiment d’un paysage alterné où se succèdent sans transition les images d’un monde qui existe encore et celles d’un autre qui a disparu.
« JE N’AI PLUS RIEN. ON M’A DONNÉ DEUX KILOS DE RIZ, DES NOUILLES INSTANTANÉES, DE L’EAU. TOUT L’EFFORT DES SECOURS SEMBLE SE CONCENTRER SUR PALU, LA CAPITALE, ICI ON EST UN PEU IGNORÉ », IGEN, DOCKER
« Voici les restes de ma maison », dit Igen, 44 ans, qui présente en souriant un amas de ruines à la nuit tombée. Avec son copain Aja, 32 ans, il « gère » l’un de ses « posko » (barrages, en indonésien) où il s’efforce sans aucun succès d’arrêter des automobilistes.
Tous les deux sont dockers dans le port de Donggala, situé quelques kilomètres plus au nord, à l’embouchure de la baie. Situé à quelques dizaines de kilomètres de l’épicentre du séisme de magnitude 7,5 qui a déclenché le tsunami dont les vagues se sont engouffrées dans la baie de Palu, c’est ici que les secousses ont été ressenties en premier. « J’ai eu le temps de m’enfuir sur la colline », raconte Igen. « Maintenant, je n’ai plus rien. On m’a donné deux kilos de riz, des nouilles instantanées, de l’eau. Tout l’effort des secours semble se concentrer sur Palu, la capitale, ici on est un peu ignoré. »
Igen est un homme souriant, qui semble ne jamais se plaindre, affichant un calme surprenant au vu de ce qu’il vient de subir. Aja est plus volubile ; son sourire brille sous les éclats du feu de camp que les deux hommes ont allumé au bord de la route. « Quand la première et la seconde vague ont frappé, je suis resté devant chez moi, j’habite un peu plus sur la hauteur. Mais quand la troisième est arrivée, j’ai fui sur la colline. » Il montre les fils électriques qui courent sur le fond noir du ciel : « La dernière vague était haute comme ça ! »
« Nous sommes là pour aider »
Les habitants de Donggala, s’ils se plaignent d’être isolés, peuvent compter sur les militants du Front de défense de l’Islam (FPI), une milice extrémiste qui à l’habitude de recruter des voyous pour aller briser les bouteilles d’alcool des bars ou casser la figure des prostituées de la capitale indonésienne de Djakarta.
Ici, ils ont dépêché Pak ( « Monsieur ») Junaidi, un quinquagénaire bien de sa personne, avec gilets à poches et talkie-walkie. Une bande de jeunes barbichus, polis mais au regard tranchant, l’encadre devant la grande mosquée verte, seule rescapée du décor, quelque part entre Donggala et Palu. « Nous sommes là pour aider les gens dans le besoin », explique le chef, debout face à des denrées diverses. Même s’il ne le dit pas, le message qu’il veut faire passer, c’est « ce que le gouvernement ne fait pas, nous y pourvoyons ». Les sbires en tenue de camouflage opinent du chef dans l’obscurité.
Le président indonésien, Joko Widodo, est déjà venu deux fois en une semaine à Palu pour assurer la population que le gouvernement sera à la hauteur. « Jokowi », comme on l’appelle familièrement, est le dirigeant le plus intègre que l’Indonésie ait jamais connu mais il pense aussi à sa réélection, l’année prochaine.
L’aide afflue en quantités depuis quelques jours. La nuit venue, des convois lourdement chargés de nourriture passent en ville, sous forte protection policière. Mais Palu, sans commerce, sans trop de circulation, désertée aux deux tiers par une population qui a fui dans la panique, garde pour l’instant des airs de capitale des âmes mortes.
Bruno Philip (Palu et Donggala, Indonésie, envoyé spécial)