A première vue la visite en Europe du premier ministre Shinzo Abe ne s’imposait pas. Aussi rapidement du moins : à peine cinq mois après son accession au pouvoir et avant la rituelle visite en début de mandat des chefs de gouvernement japonais à Washington, M. Abe entreprend, du 9 au 13 janvier, une tournée européenne. Les relations entre le Japon et l’Union européenne « ronronnent », sans problème épineux. Et il peut paraître surprenant que le plus fidèle allié des Etats-Unis, qui a démontré une loyauté sans faille à l’administration Bush, choisisse le Vieux Continent comme destination de la seconde visite de son premier ministre, juste après que celles en Chine et en Corée du Sud où, là, s’imposait un geste d’apaisement après les turbulences créées par son prédécesseur Junichiro Koizumi.
L’intérêt japonais pour l’Europe est significatif d’une prise de conscience à Tokyo de la nécessité de ne plus se fier exclusivement à l’alliance avec les Etats-Unis, mais d’élargir son horizon en cherchant à renforcer d’autres convergences stratégiques. Equilibrer les relations extérieures de l’Archipel, axées sur les Etats-Unis, en approfondissant les liens avec l’Union européenne est depuis la fin de la guerre froide une antienne de la diplomatie nippone. Cette fois, il ne s’agit plus d’une courtoise bonne volonté dont les effets n’allaient guère au-delà du domaine économique : Tokyo prend conscience du poids politique croissant de l’Europe face aux grands problèmes du moment (Moyen-Orient, montée en puissance de la Chine et de la Russie, ambitions nucléaires iranienne et nord-coréenne).
Cette « découverte » de l’Europe comme « partenaire stratégique », selon l’expression employée à Tokyo, a pour arrière-plan des interrogations diffuses sur la puissance américaine qui achoppe à régenter le monde et l’ambition de Tokyo de rehausser sa stature internationale. Les Etats-Unis demeurent certes la superpuissance. Mais Tokyo s’aperçoit que cette puissance se traduit de moins en moins en pouvoir, entendu comme la capacité à imposer aux autres sa vision. Le triomphalisme de la fin de la guerre froide, de cette « fin de l’Histoire » - l’inexorable avancée de la démocratie et du marché - pronostiquée par Francis Fukuyama, a fait long feu : symptomatique de l’état d’esprit diffus d’une partie de l’opinion nippone, le titre du dernier livre de cet auteur (America at the Croosroads) est devenu dans la traduction japonaise La Fin de l’Amérique...
L’incapacité des Etats-Unis à se dégager de l’ornière irakienne, en dépit de leur puissance de feu, fait réfléchir un pays qui dépend de Washington pour sa sécurité. Les Etats-Unis paraissent « pétrifiés » par eux-mêmes à la suite de la défaite des républicains, confie un diplomate japonais. Une paralysie qui incite Tokyo à se poser des questions sur la pax americana. Sans remettre en cause l’alliance avec les Etats-Unis, qui reste le « socle » de sa politique étrangère, le Japon entend élargir l’éventail de ses choix afin d’être à même de faire entendre sa voix, - non plus simplement en écho de Washington -, et de formuler sa propre vision des enjeux.
Tokyo est à la recherche d’une voie entre le pacifisme intégral sous l’ombrelle nucléaire américaine, qu’il pratiqua au cours de la guerre froide, et un proaméricanisme entier comme ce fut le cas pour l’invasion de l’Irak, soutenue sans réserve dès la première heure. Depuis sa défaite, le Japon a fondé sa diplomatie sur la suprématie des Nations unies. Avec l’invasion de l’Irak, il a évincé tout débat sur le « coup de pic » porté au multilatéralisme pour se ranger sans état d’âme sous la bannière de « l’hégémonie des bonnes intentions » américaines.
Tokyo fait valoir qu’il n’a pas eu d’autre choix que de soutenir l’offensive anglo-américaine - et par la suite de déployer un petit contingent en Irak - afin d’éviter l’humiliation d’une contribution purement financière acceptée avec condescendance par ses alliés, comme ce fut le cas lors de la première guerre du Golfe et de garantir sa propre sécurité face aux menaces chinoise et nord-coréenne en démontrant une loyauté sans faille à Washington. Tokyo, qui a retiré ses troupes d’Irak en juillet, maintient ses opérations aériennes de soutien à la force multilatérale depuis le Koweït.
ROMPRE AVEC L’ORDRE DE L’APRÈS-GUERRE
L’administration Clinton avait dédaigné l’allié nippon pour le dialogue avec la Chine. Et Junichiro Koizumi s’est « lové » dans l’étreinte de George Bush. Couplé à cet alignement sans réserve, la « diplomatie querelleuse » de l’ex-premier ministre avec ses voisins chinois et coréen a nui à l’image extérieure du Japon : isolement dans sa région et rebuffades à l’ONU où il brigue un siège de membre permanent du Conseil de sécurité.
Le Japon prend conscience que rester dans l’ombre des Etats-Unis le voue à la passivité. M. Abe entend rompre avec l’ordre de l’après-guerre. En d’autres termes, la « doctrine Yoshida », du nom du premier ministre qui signa le traité de San Francisco (1951) par lequel l’Archipel recouvrait son indépendance. Elle reposait sur deux piliers : l’idéalisme pacifiste de la Constitution et le réalisme du traité de sécurité avec les Etats-Unis.
Tokyo cherche à passer d’un « pacifisme passif » à un « pacifisme actif » en se dégageant des contraintes constitutionnelles qu’il s’est imposées en 1947 afin de pouvoir intervenir dans le cadre de missions liées à la sécurité internationale. Des ambitions stratégiques qui ne sont certes pas étrangères à la montée en puissance du voisin chinois. Mais, pour l’instant, en dépit de déclarations intempestives de politiciens attisant un néocolonialisme plus émotionnel que reflétant un militarisme renaissant, le Japon paraît surtout en quête d’une stratégie diplomatique multilatérale plus affirmée.
En se rendant en Europe, M. Abe entend rappeler à ses interlocuteurs, obnubilés par la Chine, que le Japon existe, qu’il s’est dégagé de la stagnation et reste la seconde puissance économique du monde. Mais il veut surtout présenter son pays comme un partenaire politique crédible, partageant avec les Européens des valeurs - en termes de démocratie, de respect des droits, de fonctionnement des institutions internationales - et le souci de faire prévaloir la persuasion et la négociation sur le recours à la force.
Premier chef de gouvernement japonais à se rendre au siège de l’OTAN, M. Abe souhaite une plus grande implication de celle-ci dans les affaires asiatiques et davantage d’actions concertées, comme c’est le cas en Afghanistan, où le Japon poursuit un programme de réinsertion sociale des combattants talibans salué par ses partenaires.