"1er septembre 1969… La zone libérée, environ un tiers du Dhofar, s’étend de Ras Darbat Ali à la frontière avec le Yémen du Sud à Raysout…
Les arbres à encens sont en fleur, des fleurs jaunes au cœur écarlate."
Sonallah Ibrahim, Warda [1].
Les Mémoires du Bahreïnien Abdulnabi Al-Ekry alias Hussein Moussa (son pseudo de révolutionnaire) vont peut-être surprendre plus d’un lecteur. Ils y découvriront son itinéraire, qui est aussi celui de toute une génération de militants, engagés dans le nationalisme arabe, puis dans l’action socialiste et révolutionnaire, enfin dans la lutte pour les droits humains.
Ils apprendront qu’existait il y a un demi-siècle une gauche arabe active « de l’Atlantique au Golfe ». C’était à l’époque de la « révolution dans le système mondial de 1968 [2] ». Des militants et militantes « partaient à l’assaut du ciel » jusque dans les coins les plus reculés de la péninsule Arabique.
Carte La péninsule Arabique : © Laura Serrand, 2018.
Cette vague révolutionnaire a été brisée par les contre-révolutions, la réaction féroce des puissances extérieures post-coloniales et impériales, de leurs alliés conservateurs locaux, et aussi trop souvent celle des nouveaux régimes républicains supposés « progressistes » et devenus autoritaires et corrompus.
Cela n’a pas fait disparaître les aspirations des peuples à plus d’équité et de dignité, de justice sociale et de liberté politique. Ni les militants dont beaucoup se sont investis dans l’action des « sociétés civiles ».
Quarante ans plus tard, dans les années 2009-2013, une autre génération d’activistes s’est emparée des places publiques et a mis en cause les pouvoirs… de Wall Street à Hong Kong, Téhéran ou Madrid et bien sûr, et avec quelle force, pendant le « printemps arabe » de 2011 du Maroc à Oman, retrouvant les aspirations de la génération précédente, mais dans un contexte différent et avec des méthodes autres.
Là encore la réaction a été brutale et violente. Elle se poursuit sous nos yeux. Avec la contre-révolution des anciens régimes [3], et les insurrections djihadistes.
Le petit émirat de Bahreïn (autoproclamé royaume en 2002) a connu les mêmes évolutions : un mouvement national-démocrate (et aussi ouvrier), précoce pour la région, réprimé puis écrasé dans les années 1970-80, contraignant les jeunes militants comme Abdulnabi à l’exil. Puis une libéralisation relative au début des années 2000, permettant le retour des exilés. Enfin la répression brutale du soulèvement pacifique « de la place de la Perle », en mars 2011, avec intervention militaire des voisins, principalement le « patron » saoudien.
Le « 68 » arabe, la gauche oubliée ou perdue
Au milieu des années 1960, quand Abdulnabi Al-Ekry arrive à Beyrouth pour ses études, le monde arabe est divisé entre d’une part les pouvoirs traditionnels monarchiques, la « réaction arabe » encore puissante malgré la chute des rois d’Égypte (1952) et d’Irak (1958), assujettis aux Britanniques (Émirats du Golfe, Jordanie) ou alliés des Américains (Arabie saoudite, Maroc), et d’autre part les « régimes progressistes », avec les Algériens, les Irakiens, les Syriens et bien sûr l’Égypte de Nasser. Les mouvements libéraux, qui ont connu leur heure de gloire en Égypte (Wafd), ont quasiment disparu. Et si les organisations de l’islam politique – principalement les Frères musulmans, sont actives, elles n’ont pas, sauf en Égypte, beaucoup d’influence… L’heure semble être celle des « gauches » arabes. Mais quelles gauches ?
Les communistes sont à l’époque loin d’être quantité négligeable. Des organisations existent dans presque tous les pays arabes, avec parfois une influence sociale considérable : pendant une brève période au Soudan, et de manière plus prolongée en Irak (principalement chez les chiites et la minorité chrétienne). À Bahreïn le Front national de libération (FNL-B), a été créé en 1955 par les communistes [4]. Dans l’ensemble ils suivent la ligne soviétique. Même si Nasser et d’autres pays dirigés par des nationalistes arabes se sont approchés de l’URSS dans les années 1955-65, les communistes sont en rivalité avec les divers mouvements nationalistes arabes. Après la révolution de 1958 en Irak, le puissant Parti communiste local qui soutient le régime du général Kassem, est en violent conflit avec les nassériens et les baasistes.
Les divers courants nationalistes arabes sont alors les plus dynamiques dans toute la région. Depuis la prise de pouvoir par les « officiers libres » en Égypte en 1952, Gamal Abdel Nasser est, pour tous, le leader arabe par excellence. Mais les courants nationalistes sont très divers. Il y a une « galaxie » proprement nassérienne, avec des groupes et réseaux plus ou moins contrôlés par les Égyptiens et des mouvements panarabes construits totalement indépendamment des initiatives égyptiennes : le parti Baas et le Mouvement des nationalistes arabes (qui n’ont jamais été autorisés à s’organiser en Égypte).
Le Baas, Parti socialiste de la résurrection arabe, a été créé en 1947 à Damas par Michel Aflak et Salah Eddine Bitar. Ses organisations « régionales », (dans chacun des États) vont se développer à travers le Machrek, la péninsule Arabique et un peu le Maghreb, sous l’égide de la direction « nationale » (c’est-à-dire panarabe). La création en 1958 de la République arabe unie (RAU) entre l’Égypte et la Syrie qui soulève l’enthousiasme dans tout le monde arabe, est soutenue par le Baas… mais les Égyptiens veulent un contrôle total du nouvel État, ce qui entraîne en 1961 la « sécession » de la Syrie, et la rupture de la direction nationale du Baas avec Nasser et ceux qui s’en réclament. Par ailleurs le Baas lui-même va se diviser à partir de 1966 en plusieurs fractions, la « direction nationale » historique va quitter Damas pour Bagdad (où le Baas contrôle le pouvoir après 1968 avec Saddam Hussein), tandis qu’une autre direction rivale est constituée à Damas. Baas syrien et Baas irakien vont se combattre sans répit.
Le Mouvement nationaliste arabe (MNA) des Harakiyyin a été créé à Beyrouth en 1950 par le Palestinien Georges Habache et le syrien Constantin Zureik, après la défaite des armées arabes face à Israël en 1947-48. Nationaliste, sans référence socialiste, attirant dans les années 1960 de nombreux jeunes, dont Abdulnabi, il s’est développé en Palestine, au Liban, au Yémen, au Koweït puis dans le reste du Golfe. Il se réclame de Nasser (et s’oppose par exemple à la sécession syrienne de la RAU) sans pour autant être inféodé aux Égyptiens (par exemple au Sud-Yémen – encore colonie britannique – le Front national de libération créé par des militants MNA, a refusé de se rallier au FLOSY d’obédience nassérienne et armé par l’Égypte). En juin 1967, la naksa, la défaite dans la guerre des Six-Jours avec Israël, mais aussi en novembre la victoire du Front national de libération contre les Britanniques au Sud-Yémen, vont accélérer un processus de radicalisation déjà en cours dans les sections du MNA. Les références ne sont plus Nasser mais la Chine, le Viêt Nam, Cuba et la Tricontinentale [5] (et le message d’avril 1967 de Che Guevara, faire fleurir deux, trois, plusieurs Viêt Nam) ; l’unité arabe et la libération nationale ET la lutte anti-impérialiste ET l’égalité et la révolution sociale… Outre le FNL sud-yéménite déjà cité, les sections du MNA vont créer le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP, scission du précédent), l’Organisation de l’action communiste au Liban, et de nombreuses autres organisations de moindre importance dans les divers pays. Des fractions dissidentes des partis communistes vont se rapprocher de cette mouvance (en Irak le PC-direction centrale, en Syrie le PC-bureau politique – plus tard Parti démocratique du peuple et le Parti de l’action communiste) de même que quelques dissidents du Baas (tendance syrienne).
Révolution dans le Golfe et en Oman
La même radicalisation a lieu dans le Golfe où les militants du MNA créent, lors d’une conférence à Dubaï en février 1968, un Mouvement révolutionnaire en Oman et dans le golfe Arabique (MNR)…
Or depuis le 9 juin 1965 une lutte armée a commencé dans la lointaine province omanaise du Dhofar. Pour en comprendre les raisons il faut revenir un peu en arrière.
Les sultans d’« Oman et Mascate » avaient créé un vaste réseau militaire et commercial dans l’océan Indien et la côte de l’Afrique de l’Est (en particulier le sultanat de Zanzibar) que la pression européenne, portugaise puis française et surtout britannique a détruit. Soucieux de sécuriser la route des Indes, dès 1798 les Britanniques ont « protégé » le sultan de Mascate (il va dépendre du « Raj », le système de contrôle britannique de l’Inde), puis en 1820 les petits émirats du golfe Arabo-Persique (dits États de la Trêve) avant de s’implanter à Aden, au débouché de la mer Rouge en 1832, de « protéger » son arrière-pays (Hadramaout) en 1874, et enfin de « protéger » le Koweït en 1899. La plupart de ces protectorats ne deviendront indépendants qu’en 1971.
Depuis leur capitale, Mascate, les sultans ne contrôlaient pas vraiment l’intérieur du pays (l’Oman intérieur ou toute la région du Djebel Akhdar – la montagne Verte), siège d’un imanat (principauté religieuse) ibadite – une variante de l’islam distincte du chiisme et du sunnisme [6]. En 1955-57 le sultan Saïd ben Taïmour (au pouvoir de 1932 à 1970) et ses protecteurs britanniques ont détruit militairement l’imanat sur fond de rivalité pétrolière (par crainte que les sociétés américano-saoudiennes ne s’implantent dans une zone réservée à la Shell).
Le Dhofar, région montagneuse et humide en période de mousson, est séparée du reste d’Oman par un désert et la population y parle une langue distincte. L’ultra-réactionnaire et esclavagiste Saïd ibn Taimour en avait fait une sorte de propriété privée, surexploitée et opprimée. C’est dans ce contexte que des travailleurs et des étudiants émigrés dhofariens et des chefs tribaux ont créé en 1965 le Front de libération du Dhofar, certains de ses fondateurs étant membres du MNA.
Dans ce tout petit coin de la péninsule Arabique de moins de 80 000 habitants va se développer une expérience étonnante qu’Abdulnabi va rejoindre en 1971.
Les militants du Front (FLD puis FPLGAO, FPLOGA, FPLO, cf. encadré), voient la lutte armée du Dhofar comme la base initiale d’une guerre populaire prolongée (au sens maoïste), menée à partir de zones libérées et concernant à terme toute la région. Cette guérilla mal armée (un peu de soutien chinois au début, soviétique plus tard) résistera plus de dix années aux assauts des forces britanniques, avec leurs mercenaires népalais (des Gurkhas), pakistanais (des Baloutches), l’appoint d’un corps expéditionnaire jordanien et de rares soldats omanais… En 1970-72 les militants du MNR ont tenté de créer en Oman intérieur un second front, un foyer de guérilla ou foco selon la pratique cubaine théorisée par Che Guevara et Regis Debray [7] au nom d’un éphémère Front national démocratique… mais l’expérience va avorter (comme ses équivalents à la même époque en Amérique latine).
Au même moment (1970-71) les Britanniques changent de tactique, ils déposent le vieux sultan obsolète et le remplacent par son fils Qabous, formé par des précepteurs du Foreign Office et de la Shell et n’ayant connu comme université que leur école d’officiers de Sandhurst. Ils cherchent à « omaniser » la guerre (comme les Américains la « vietnamisent » alors au Viêt Nam). Parallèlement les anciens protectorats du Golfe accèdent à l’indépendance, en partie regroupés dans les Émirats arabes unis.
Pourtant le Dhofar, où le Front bénéficie du soutien de la majorité de la population, résiste. Il ne sera réduit militairement qu’en 1975-1976 après l’intervention massive des troupes du chah d’Iran.
Abdulnabi raconte le Dhofar et le Sud-Yémen révolutionnaire. En particulier les expériences agricoles dont il a la charge dans les zones libérées du Dhofar, l’éducation (au Dhofar 90% des hommes et 100% des femmes étaient illettrés), la fin de l’esclavage, la libération des femmes, qui, au Dhofar, est considérée comme une cause prioritaire (et non remise à plus tard comme dans la plupart des mouvements révolutionnaires d’alors).
Quand Abdulnabi Al-Ekry parle du « Front » et des autres organisations politiques dont il est membre, il s’agit de plusieurs mouvements dans l’espace et dans le temps, du Dhofar à Bahreïn :
– Le Front populaire de libération du golfe Arabique occupé (FPLGAO), créé en 1968 : l’ancien Front de libération du Dhofar de 1965 (champ d’action : le Dhofar) enrichi par l’apport de militants du Golfe (champ d’action : le Dhofar et potentiellement Oman et tout le Golfe).
– Le Front populaire de libération d’Oman et du golfe Arabique (FPLOGA), créé en 1971, après fusion du FPLGAO avec le Front national démocratique (FNDOGA) actif en Oman intérieur (champ d’action : tout Oman dont le Dhofar et potentiellement le Golfe)
– À partir de 1974 il y a dissociation du Front populaire de libération d’Oman (FPLO) (champ d’action Oman dont le Dhofar) et des actions dans le reste du Golfe, avec notamment la création du Front populaire de Bahreïn (FPB) dont Abdulnabi est un des fondateurs.
– En exil, au début des années 1980, le Front populaire de Bahreïn (FPB) et le Front national de libération de Bahreïn (communiste) créent un comité de liaison, Abdulnabi évoque régulièrement « les deux Fronts ».
– De retour à Bahreïn, est créé en 2001, à l’initiative notamment de militants du FPB dont Abdulnabi, l’Association d’action nationale démocratique WAAD, (association, car les partis politiques ne sont pas autorisés en tant que tels). Le Waad se réclame de la social-démocratie.
La solidarité
L’expérience de la République populaire et démocratique du Yémen (Sud-Yémen) est aujourd’hui oubliée et plus encore les luttes en Oman et dans le Golfe et l’épopée du Dhofar… Pourtant dans les années 1970 un véritable mouvement de solidarité a existé avec ces mouvements de la péninsule Arabique.
Le contexte de l’époque c’est la guerre froide « Est-Ouest », et sa déclinaison régionale entre « les progressistes » et « la réaction » arabes. Le soutien politique et matériel des pays socialistes et des régimes progressistes arabes au Yémen démocratique et au Dhofar va être variable, souvent équivoque, parfois étrange (comme quand la République démocratique allemande a offert des accessoires de plage aux Yéménites !).
Les luttes au sud de la péninsule Arabique sont moins connues que celles de la Palestine ou du Liban, mais des actions de solidarité militante, qu’Adbulnabi nous raconte en détail, vont se développer, à travers divers comités de soutien. Les militants sont impressionnés par le caractère radical et moderne de la révolution du Dhofar, émus quand ils voient, filmée par la Libanaise Heiny Srour, une jeune militante armée déclarer « notre lutte n’est pas seulement contre le sultan, elle est aussi contre le sultan-père et le sultan mari »… En Europe et en Amérique du Nord ces comités sont composés de militants des « nouvelles gauches », d’étudiants et de travailleurs immigrés arabes et iraniens ; dans les pays arabes ils n’existent que quand il n’y a pas une dictature pour les empêcher de s’organiser.
En France notamment, cette solidarité, d’abord affaire de quelques individus dès 1970 dans un Comité de solidarité à la révolution yéménite et aux mouvements de libération de la péninsule Arabique, qui s’élargit ensuite avec la formation du Comité Palestine-Yémen-golfe Arabique. L’évolution de la situation sur le terrain, aussi bien au Yémen – avec les déchirements internes du Yémen démocratique – que dans le Golfe, avec la réorganisation des Fronts, va conduire à une réorientation sur un champ restreint avec la création du Comité de soutien à la révolution en Oman. Enfin après la fin de la lutte armée en Oman, et l’évolution du contexte régional, le comité va évoluer en Comité pour la défense des droits de l’homme et la démocratie dans la péninsule Arabique, avec une priorité au soutien des luttes d’émancipation démocratique et de défense des droits de l’Homme à Bahreïn.
Le temps du repli
La situation a en effet changé à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
La gauche arabe est défaite un peu partout, l’expérience du Yémen démocratique succombe sous le poids de ses adversaires américano-saoudiens et de ses contradictions internes qu’Abdulnabi nous explique sans détours. Beaucoup de militants vont, comme Abdulnabi, se retrouver en exil à Beyrouth au cœur de la guerre civile. Une guerre (1975-1990) qui va entraîner la déroute de la Résistance palestinienne et de la gauche libanaise, sous l’effet d’abord de l’intervention de l’armée du syrien Hafez el-Assad (1976-77), puis des attaques israéliennes massives : occupation du Sud-Liban en 1978 (elle durera jusqu’en 2000), invasion du pays en 1982 et siège de Beyrouth par les Israéliens et des milices chrétiennes libanaises, enfin siège de Tripoli par les Syriens et départ des derniers combattants palestiniens. Ailleurs les diverses dictatures, monarchiques ou républicaines de Hassan II à Saddam Hussein pourchassent les militants de gauche locaux, y compris bien sûr à Bahreïn.
Les organisations qui le peuvent n’ont guère eu d’autre choix que d’établir leur siège en exil, principalement à Damas, bien qu’entravées dans leurs activités par le régime local.
D’autres acteurs vont occuper le terrain : les courants islamistes, portés par une vague double et contradictoire.
Celle de la Révolution islamique iranienne en 1979, qui a un écho bien sûr dans les populations chiites (la majorité des Bahreïniens et des Irakiens, de fortes minorités au Liban et en Arabie saoudite), et bien au-delà, y compris dans des milieux sunnites ou de gauche. Cette révolution va se durcir et se sectariser, surtout après l’agression irakienne (soutenue par les pétromonarchies et les Occidentaux), et la gauche iranienne va être laminée.
Celle de la nouvelle puissance de l’Arabie saoudite, dont les moyens financiers aug- mentent considérablement après les chocs pétroliers de 1973 et 1979, et qui se trouve débarrassée de la concurrence nassérienne. La version wahhabite saoudienne ultra-conservatrice de l’islam s’érige en norme, et devient la matrice des groupes djihadistes qui commencent à se former. Et l’antagonisme irano-saoudien, qui du temps du chah demeurait feutré malgré les interventions et occupations de terres arabes de ce dernier, devient une constante pour les décennies suivantes.
La « société civile » et la lutte pour les droits
La situation arabe n’est guère différente de celle qui prévaut dans d’autres parties du monde, recul des espérances progressistes, voire révolutionnaires de l’époque des indépendances et de « 68 », montée du conservatisme et du néolibéralisme. Les stratégies de la gauche ont échoué, à commencer par celle de la lutte armée.
Pour Abdulnabi et nombre de ses camarades il n’est pas question pour autant de cesser d’agir. Mais dans quel cadre ? Dans un mouvement politique comme le Front populaire de Bahreïn dont l’essentiel des cadres sont en exil ?
Abdulnabi se tournera vers les mouvements de la « société civile » et contribuera à la création, dès le début des années 1980, du Comité de défense des droits de l’Homme de Bahreïn.
Société civile… droits de l’Homme
Le terme de société civile à une longue histoire mais on commence à en parler dans les années 1970 à propos des organisations ou réseaux de citoyens qui agissent sans volonté de prendre et gérer le pouvoir (le champ de la politique), mais pour obtenir ou défendre des droits par « le pouvoir des sans pouvoirs » selon l’expression du Tchèque Václav Havel [8]. Des mouvements en dissidence dans des régimes autoritaires d’Amérique latine d’une part, d’Europe de l’Est d’autre part, s’en réclament alors explicitement et on va bientôt en parler pour les associations, les organisations non gouvernementales ou les syndicats. La société civile, ce n’est ni l’État (et tous les appareils qui lui sont rattachés), ni le Marché (la sphère de l’échange économique lucratif ), ni la Famille (au sens des institutions privées, qui peuvent être cependant de vastes communautés, clans ou tribus). Cela n’avait et n’a par contre aucun sens d’en parler pour les entreprises et structures économiques lucratives [9]…
Les droits de l’homme renvoient bien sûr à la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, et comprennent aujourd’hui les droits politiques, civiques et civils (sociétaux) des personnes, les droits économiques, sociaux et culturels (qui se concrétisent en droits collectifs) et les droits « de troisième génération », droit à la paix, au développement, à un environnement sain, au patrimoine commun de l’humanité, à l’information.
La première organisation spécifique de défense des droits humains dans le monde arabe est la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) fondée en 1976. D’autres vont suivre au Maroc dès 1979, et le Comité de défense des droits de l’Homme à Bahreïn est créé en 1981. Ensuite viendront l’Algérie, l’Égypte… et aujourd’hui une quarantaine d’associations et mouvements de la région sont adhérents à la fédération internationale, la FIDH. Abdulnabi va s’engager en exil, puis de retour à Bahreïn, dans la défense et la promotion de ces droits au sein de diverses organisations de droits civiques et sociaux.
Comment agir ? Par l’information et la dénonciation, par des actions de plaidoyer, par l’influence sur les instances nationales, internationales, les partis et mouvements, par la formation des acteurs sociaux. Des activités qu’Abdulnabi va poursuivre, notamment en participant à de nombreuses réunions et conférences internationales.
De ce point de vue il y a évidemment plusieurs types de rencontres.
Celles organisées par les mouvements des sociétés civiles, pour échanger les expériences entre militants, envisager des campagnes communes, s’informer et se former, etc. Comme les congrès de la FIDH et autres réunions internationales (forums sociaux mondiaux, conférences parallèles, etc.) ou régionales (Forum des droits de l’homme dans le Golfe, Réseau arabe pour les organisations non gouvernementales de développement, etc.).
Les séminaires et conférences universitaires, rencontres de chercheurs, conférences de réflexion auxquelles participent des acteurs de terrain. Et aussi les réunions organisées par les institutions internationales, les Nations unies, les conférences inter-parlementaires ou celles tenues à l’initiative du Parlement européen…
Enfin celles organisées par les États, ou des agences, des clubs et des fondations qui leur sont plus ou moins liés. À la fin des années 1980, et jusqu’au début des années 2000, dans le contexte de la fin de la guerre froide et du « processus de paix » israélo-palestinien, de telles réunions sont « à la mode » et vont se multiplier : les conférences du processus euro-méditerranéen dit « de Barcelone, pour la paix et la sécurité », puis le « dialogue euro-méditerranéen » initié par Jacques Chirac, ou le Forum pour l’avenir proposé par les États-Uniens. Dans ces rencontres, les Européens et les Américains ont multiplié les belles paroles sur la paix et l’équité, auxquelles les États arabes autoritaires ont fait mine d’acquiescer, la voix des organisations de la société civile étant minorée ou ignorée, tandis que se développait le phénomène des GONGO (les fausses ONG) [10]. Comme l’a constaté Abdulnabi, rien n’a débouché sur quoi que ce soit. Les États arabes, en particulier l’Arabie saoudite et l’Égypte, ne voulaient sous aucun prétexte que leurs pratiques dictatoriales et corrompues puissent être mises en cause, et les États occidentaux, en particulier les États-Unis (malgré le discours du Caire d’Obama en 2009) et le Royaume-Uni, mais aussi la France (surtout après 2007), n’avaient pas la volonté de promouvoir la justice, des échanges équilibrés et la paix.
Espoir et régression à Bahreïn
Certains régimes arabes se sont cependant « libéralisés » dans cette période : élargissement des espaces d’expression, des possibilités d’organisations politiques ou associatives, fin de la répression brutale. Au Maroc, à la fin du règne d’Hassan II et au début de celui de Mohamed VI (1999), en Jordanie, et même en Syrie, quoique très brièvement (pendant le « printemps de Damas » en 2001). C’est aussi le cas à Bahreïn, ce qui va permettre aux exilés comme Abdulnabi de rentrer au pays, et à des mouvements, des associations, des journaux de se développer…
L’opposition légale, qui accepte une monarchie constitutionnelle pour peu qu’elle préserve les droits humains, a participé aux scrutins de 2006 et de 2010, où le parti chiite Wifaq a obtenu 64% des voix et où le parti laïc Waad, celui d’Abdulnabi, a été privé de représentant par la mobilité opportunément pilotée des suffrages militaires [11].
Adbulnabi et les organisations de défense des droits humains :
Abdulnabi a participé à la création en 1981-82 du Comité pour la défense des droits de l’Homme de Bahreïn, enregistré au Danemark, comme l’est aussi ensuite l’Organisation bahreïnienne des droits de l’Homme.
En 1991 le comité est devenu membre de la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme FIDH. À partir de 1996 Abdulnabi le représente au sein du Réseau arabe pour les organisations non gouvernementales de développement.
En 2000 la Société (Association) bahreïnienne des droits de l’Homme (BHRS) prend la suite du comité, elle est autorisée à Bahreïn en 2001. Elle remplace le comité au sein de la FIDH. L’autre organisation, devenue Centre bahreïnien pour les droits de l’homme (BCHR), est aussi reconnue comme membre de la FIDH. Enfin est créée en 2011 une organisation à vocation régionale, le Centre du Golfe pour les droits de l’Homme (GCHR). Il existe d’autres organisations dont Salam for Democracy and Human Right (Salam DHR), active depuis 2011.
Enfin en 2001 Abdulnabi participera à la création de la branche locale de Transparency International qui traque et analyse les situations de corruption.
Mais cela n’a pas duré. Au nom de la « guerre au terrorisme », les dictatures et régimes autoritaires vont se durcir et leurs amis étrangers les soutenir. Dans la région du Golfe, après l’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’Arabie saoudite va exiger l’alignement des pétromonarchies du Golfe contre « la menace iranienne ». Bien sûr, après l’énorme ébranlement du printemps arabe de 2011 et les soulèvements pacifiques, la réaction est brutale.
À Bahreïn on percevait dans les années 2000 deux lignes internes, celle de l’« ouverture » attribuée au roi Hamed ben Salman Al-Khalifa et celle de la « fermeté » attribuée au Premier ministre (en poste depuis 1971 !) Khalifa ben Salman Al-Khalifa, très proche des Saoudiens. C’est cette dernière qui à l’évidence est aujourd’hui la règle.
En mars 2011 et dans les mois qui ont suivi, la répression du printemps de Manama, la capitale de Bahreïn, a fait des dizaines de morts. Des milliers d’enseignants, de médecins, de fonctionnaires ont alors été révoqués et dans de nombreux cas, arrêtés. Les partis politiques légaux dont le Wifaq islamique (très majoritaire électoralement) et le Waad, le parti laïc, ont été progressivement interdits, leurs principaux dirigeants emprisonnés et condamnés à de lourdes peines, l’unique quotidien indépendant, Al-Wasat, fermé, la torture s’est étendue aux défenseurs des droits humains désormais accusés de « trahison de l’État », emprisonnés ou interdits de sortie du pays pour surtout ne pas pouvoir témoigner lors de l’Examen périodique universel des Nations unies.
Le régime, qui veut affaiblir la majorité chiite de la population autochtone, a déchu de leur nationalité (et parfois expulsé) des centaines de personnes, dont des journalistes ou personnalités y compris la plus haute figure religieuse des chiites, le cheikh Issa Qassem. Dans le même temps, il poursuit une politique continue de naturalisations ciblées de sunnites étrangers, recrutés notamment dans les services de sécurité, l’armée et la magistrature.
Bahreïn a sans doute, relativement à sa population, le plus grand nombre de prisonniers politiques du monde arabe (plusieurs milliers sans doute), et parmi eux le vice-président de la Fédération internationale des droits de l’Homme, Nabil Rajab, après qu’il eut notamment dénoncé la corruption et écrit dans Le Monde : « Il existe des livres, publiés par le ministère de la Défense de Bahreïn, qui prônent le meurtre des chiites qui ne se repentent pas. En quoi cela diffère-t-il des idéologies de l’État islamique contre lequel Bahreïn est censé se battre ? » Enfin, l’engagement de Bahreïn au Yémen sert de prétexte pour emprisonner pour trahison toute personne qui évoque les ravages humanitaires de cette guerre.
Et Oman ? Après l’écrasement de la révolution qu’Abdulnabi nous raconte, le sultan Qabous a progressivement installé sur tout le territoire (y compris le Dhofar), et pour la première fois, un véritable État. Un régime de monarchie absolue où les toutes premières élections parlementaires – pour une assemblée aux pouvoirs ultra-limités – n’auront eu lieu qu’en 2003. Après 1980, le pays a connu un développement économique réel, moins clinquant et artificiel que les émirats voisins, et le sultan a conduit une politique étrangère prudente et équilibrée (pas d’allégeance aux Saoudiens, pas de rupture avec l’Iran). Tout cela contribuant à faire d’Oman une destination touristique appréciée…
Mais le printemps arabe a aussi soufflé en Oman en 2011, avec principalement des revendications socio-économiques et des manifestations d’étudiants et de travailleurs, en particulier dans la ville de Sohar au nord, mais aussi un peu au Dhofar. Suite à quoi le sultan a congédié quelques ministres et hauts-fonctionnaires, décidé des augmentations de salaire et des couvertures sociales et annoncé un certain développement de l’enseignement supérieur…
C’est ainsi qu’Abdulnabi a pu présenter le premier tome de ses Mémoires (avec tout le récit du Dhofar que vous allez découvrir) au Salon du livre de Mascate !
Il n’a pourtant rien d’un paisible retraité, et malgré entraves, harcèlement policier et pressions de toutes sortes, il continue à se battre pour que les Bahreïniens, les habitants du Golfe, les Arabes, les humains aient « le droit d’avoir des droits [12] ».
Comme il l’écrivait, lors de la parution du premier tome de ses Mémoires en 2015 [13] :
« J’ai consacré une partie de ma vie, dont je suis fier, au peuple omanais dont je me considère un des fils et à Oman que je considère comme ma patrie autant que Bahreïn.
« J’ai tenté de reconstituer une expérience humaine forcément entachée d’erreurs, de passions et d’incapacités en veillant à ne pas rabattre le présent sur le passé qui fut le nôtre. Il ne sert à rien de se dire : « Ah, si on avait fait ceci au lieu de cela ! » J’aurai tenté l’aventure avec les risques d’erreurs qu’elle suppose. Tout l’honneur que je revendique est d’avoir essayé. »
Bernard Dreano