Les deux cent soixante-cinq cartons marron, tous identiques, empilés sur des étagères métalliques, n’ont l’air de rien. Mais leur contenu donne froid dans le dos, ils sont d’ailleurs enfermés dans un coffre et surveillés par des caméras de sécurité, dans un lieu tenu secret d’une ville européenne.
À l’intérieur, on trouve un million de pages de documents, dont des notes ultrasecrètes émanant de services de renseignement syriens. Y sont décrits les tortures et les assassinats pratiqués systématiquement contre les opposants en Syrie. La plupart de ces documents portent l’en-tête en relief du faucon syrien, et certains revêtent la signature du président Bachar El-Assad lui-même.
Jamais au cours d’une guerre on n’avait collecté un ensemble de documents aussi important. Tous sont accablants pour le régime syrien. À l’heure où Assad est sur le point de reprendre le contrôle du pays, ces archives du mal montrent à quel prix il s’est assuré la victoire. Et, maintenant que la fin de la guerre est en vue, de tels documents laissent envisager l’éventualité d’un procès.
À travers ces archives, on voit se dessiner un régime qui lance des bombes barils sur des quartiers résidentiels, et même des hôpitaux, dans une guerre qui a tué environ un demi-million de Syriens et en a poussé cinq millions à l’exil.
“Assad plus criminel que Daech”
Ce projet secret destiné à rassembler des preuves des crimes de guerre d’Assad a été conçu par Bill Wiley, 54 ans. Cet ancien soldat canadien, chargé d’enquêter sur des crimes de guerre, en a eu assez de travailler pour des tribunaux internationaux, qu’il a fini par trouver trop lents et coûteux.
Wiley affirme que ce qu’il a collecté prouve “qu’Assad exerce un contrôle absolu sur tout ce qui se passe dans le régime et qu’il est responsable de davantage de crimes que l’État islamique [Daech]”. Et d’ajouter :
Les preuves contre lui sont absolument accablantes.”
Les documents ont été rassemblés clandestinement par des Syriens à l’intérieur du pays. Certains l’ont payé de leur vie, et deux d’entre eux sont en détention.
Le siège de Wiley est on ne peut plus discret : pas de plaque sur la porte, pas de téléphones sur le bureau. Ici, chaque page fournie par les informateurs a été scannée afin de créer une archive numérique, s’est vue attribuer un code-barres et un numéro, puis a été stockée dans un carton.
Informations détaillées sur toutes les manifestations
Le projet a débuté en 2011 – la première année du conflit – grâce à un financement britannique. Travaillant avec l’Armée syrienne libre [ASL- opposition armée non islamique], Wiley a formé soixante volontaires. “Nous voulions avant tout qu’ils se concentrent sur la documentation générée par le régime, afin d’établir la culpabilité [d’Assad]”, note-t-il.
Le matériau n’a pas manqué. Comme les nazis, le régime d’Assad garde des traces écrites de tout ce qu’il fait. En règle générale, les hauts fonctionnaires signent chaque document qui passe par leur bureau, y ajoutant souvent un coup de tampon qui identifie le signataire.
C’est la première fois que quelqu’un a ainsi reconstitué la chaîne de commandement. De toute évidence, rien n’était décidé “sans l’aval d’Assad”, explique Wiley. “Désormais, nous avons une vision extrêmement précise du fonctionnement du régime syrien.”
Les documents révèlent que, durant les premiers jours des manifestations de mars 2011, Assad a créé une cellule centrale de gestion de crise, une sorte de cabinet de guerre. Cette cellule se réunissait presque toutes les nuits dans un bureau situé au rez-de-chaussée de la direction régionale du parti Baas [le parti au pouvoir], au centre de Damas, pour discuter des stratégies à mettre en œuvre afin d’écraser la contestation.
Il fallait pour cela des informations détaillées sur toutes les manifestations. La cellule a donc demandé aux commissions de sécurité et aux agents de renseignement de chaque province de leur fournir des rapports. Les documents conservés dans la cache montrent que les rapports de ces deux sources arrivaient sur les bureaux, que des ordres étaient ensuite donnés, puis que des rapports revenaient pour rendre compte du succès de la répression.
Battus, mutilés, brûlés, tués et passés à l’acide
On pouvait se demander qui dirigeait la cellule de crise, or tout prouve que c’était Assad lui-même, poursuit Wiley. Même s’il n’assistait pas aux réunions, nous savons qu’il en recevait des comptes rendus et qu’il concluait par des recommandations.”
Contrairement aux premières informations, selon lesquelles le vrai pouvoir était aux mains de son frère Maher, commandant de la Garde républicaine, ces documents révèlent que “Bachar El-Assad n’est pas qu’une figure de proue, il détient l’autorité de droit et de fait, et il l’exerce, assure Wiley. Tout le monde parle de Maher, mais nous n’avons absolument rien trouvé sur lui. En revanche, nous avons tellement de choses sur Bachar, c’est comme pour la mise en accusation de [Slobodan] Milosevic, le dossier des preuves était énorme.”
Ces documents s’accompagnent d’environ 55 000 photos, passées en fraude hors de Syrie par un policier militaire connu sous le pseudonyme de César. Lui et son équipe ont photographié des corps de détenus – parfois jusqu’à cinquante par jour – transférés par les services de sécurité vers des hôpitaux militaires. Chaque cadavre portait un numéro, griffonné sur du ruban adhésif ou sur le front, à l’aide d’un gros marqueur. Un autre numéro indiquait le service de renseignement où l’individu avait été tué. Beaucoup de ces malheureux avaient été battus, mutilés, brûlés, tués par balle – et même dans certains cas passés à l’acide [pour qu’on ne puisse pas les identifier].
De tels actes avaient été décrits auparavant par des survivants en Syrie, mais on n’avait jamais pu remonter à des ordres signés d’Assad lui-même. “L’Occident se focalise sur l’État islamique, du fait de la publicité qu’il donne à ses actes sur les réseaux sociaux, sans parler de son inventivité dans la façon de tuer – par exemple, il n’a pas hésité à brûler vifs certains de ses condamnés, observe Wiley. On peut dire que l’EI a su propager la peur en Occident. Mais l’immense majorité des crimes perpétrés en Syrie l’ont été par le régime d’Assad, et non par l’État islamique.”
Pas de tribunal pour les crimes de guerre en Syrie
Jusqu’à présent, le projet a coûté 23 millions d’euros – ce qui n’est pas énorme par rapport au budget de la Cour pénale internationale (CPI) [147 millions d’euros pour 2018]. Hélas, après tout ce travail, et tous les risques encourus, il est peu probable qu’Assad soit jugé. La Cija [la Commission pour la justice internationale et la responsabilité, une ONG fondée par Wiley] a constitué un dossier de 499 pages destiné à la justice, qui recense des actes de torture presque inimaginables par leur ampleur et leur cruauté.
Mais il n’y a pas de tribunal pour juger les crimes de guerre en Syrie comme ce fut le cas pour les génocides bosniaque et rwandais, et il est peu probable qu’il en existe un à plus ou moins longue échéance. Seul le Conseil de sécurité de l’ONU peut déférer les responsables devant le CPI. Or la Russie, le plus puissant allié du régime d’Assad, freine toute tentative en ce sens.
Si elles ne permettent pas une mise en accusation retentissante d’Assad, ces informations seront utilisées dans des procès à venir partout en Europe pour juger des deuxièmes couteaux du régime qui ont fui – ainsi que des membres de l’EI. L’année dernière, Wiley a reçu soixante requêtes concernant plus de 550 suspects pour des procès imminents.
La Cija possède sa propre unité d’enquête et a identifié un certain nombre de “criminels endurcis, ayant appartenu aux services de renseignement”, aujourd’hui installés en Europe.
“Paradoxalement, des responsables d’un échelon intermédiaire vont être jugés en Europe, tandis que les décideurs de Damas vont sans doute échapper aux poursuites”, explique Wiley.
Pour autant, Wiley estime que ce travail n’aura pas été vain.
Je pense que les Russes vont finir par lâcher un Assad devenu encombrant, en échange d’un rapprochement avec l’Occident et d’une levée des sanctions économiques.”
“Je ne sais pas si ce sera dans deux ans ou dans cinq ans, mais je ne crois pas qu’il faudra encore attendre dix ans, conclut-il. Assad va finir par être rattrapé par la justice.”
Christina Lamb
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