AVP : Quel est l’état des lieux actuel des mouvements sociaux en Asie ? Peux-tu dresser un panorama de la situation ?
Pierre Rousset : Il faut faire attention lorsqu’on parle de l’ Asie comme d’un ensemble unique. Vu d’Europe, c’est ce qui est au-delà de l’Oural et du monde méditerranéen. Ailleurs. C’est aussi une notion géopolitique et géostratégique, forgée notamment lors la confrontation Est–Ouest, quand il s’agissait de construire, à l’époque des révolutions, un cordon sanitaire autour de l’URSS et de la Chine. Mais, vu de l’intérieur de cette partie du monde, il n’est pas du tout évident de parler de l’Asie comme d’un tout.
D’abord, les frontières occidentales de l’Asie ne sont pas très définies. En l’occurrence, à l’ouest, je ferais commencer l’Asie au Pakistan mais l’Afghanistan peut appartenir à trois ensembles régionaux selon l’angle de vue : l’Asie du Sud, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Surtout, il faut tenir compte qu’il y a, dans l’histoire politique, l’histoire sociale, l’histoire des mouvements sociaux et l’histoire de l’altermondialisme, au moins trois ensembles distincts qui sont l’Asie du Sud - le sous-continent indien -, l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Nord –Est.
Cela représente une immense variété de mouvements. Il y a des pays dans lesquels existe une dynamique conjointe de partis politiques de gauche et d’extrême gauche et de mouvements sociaux comme par exemple aux Philippines. Dans des pays comme la Thaïlande, après la crise du parti communiste au milieu des années 80, des mouvements sociaux se sont développés avec un enracinement populaire mais il n’y a plus de partis politiques progressistes en tant soit peu important. Dans certains pays, les luttes sont vivaces et d’autres, elles le sont beaucoup moins.
Intégration à la dynamique mondiale
Des pans importants de mouvements asiatiques ont commencé à s’intégrer beaucoup plus qu’auparavant dans des dynamiques mondiales militantes. Par exemple, en Asie du Sud où les mouvements indiens en général étaient très tournés vers le sous-continent et très peu vers l’international, ils ont commencé à s’intégrer activement depuis le forum social de Mumbai . Aujourd’hui, les Indiens jouent un rôle actif permanent dans le cadre du forum social mondial ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est l’un des effets du mouvement altermondialiste, qui s’efforce depuis peu d’intégrer différentes régions du monde dans des dynamiques mondiales.
Cela a aussi permis de poser les problèmes d’élargissement des dynamiques unitaires. Par exemple, en Inde, le Forum social mondial a été l’occasion d’une collaboration rare entre les organisations de masses traditionnelles liées aux partis de gauche traditionnels et d’extrême gauche, les mouvements populaires qui ne sont pas liés à des partis de gauche et qui ont parfois des sensibilités anti-partis et les ONG, trois ensembles d’organisations qui auparavant ne travaillaient pas ensemble. Cette nouveauté a été possible grâce au développement du mouvement altermondialiste et à l’intégration du sous-continent indien dans cette dynamique.
En Asie du Sud-Est, l’Indonésie, les Philippines et la Thaïlande sont les trois piliers de l’intégration des mouvements sociaux à l’activité altermondialiste. Elle se réalise à partir de grandes coalitions comme la Freedom from Debt Coalition aux Philippines ou d’activités comme celles de Focus on the Global South à Bangkok. Cette dernière association a joué un rôle important pour intégrer les mouvements thaïlandais. Malgré les obstacles culturels. En effet, la Thaïlande est un pays qui n’a pas été colonisé, l’anglais y est très peu parlé et donc, l’intégration des mouvements n’était pas du tout évidente. L’altermondialisme a aidé à surmonter partiellement cet obstacle de la langue, revers d’une chose bonne en elle-même qui est que la Thaïlande a échappé à la colonisation directe.
En Asie du Nord-Est, la Corée du Sud est le pays clé du point du vue du développement des mouvements altermondialistes avec, d’un côté, la KCTU (Confédération coréenne des syndicats) qui a joué un rôle très important et, d’autre part, la Fédération des paysans coréens, membre de la Via Campesian, qui a une capacité d’intervention internationale. Ce sont les deux piliers de référence autour desquels s’organisent les luttes.
AVP : Qu’en est-il des poids lourds comme le Japon et la Chine ?
P. R. : Le problème au Japon, c’est que les mouvements sont très faibles, les résistances sociales organisées sont très faibles au regard de l’importance du pays et de la classe ouvrière japonaise. Des organisations comme Attac Japon existe, mais elles restent petites.
La grande question qui est posée, à la fois pour l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est, c’est d’intégrer dans la période qui vient, des mouvements chinois dans l’altermondialisme. Cela a commencé, notamment à Hongkong qui fait partie aujourd’hui de la Chine, avec en particulier les mobilisations de décembre 2005 à l’occasion de la conférence de l’OMC. Il y a évidemment une histoire particulière à Hongkong, le jeu légal et politique n’est pas le même qu’en Chine continentale. Mais ils sont Chinois et reconnus comme Chinois. C’est donc important que des militants chinois participent à des initiatives comme le Forum populaire Asie-Europe qui vient de se tenir à Helsinki.
Je pense que cela sera très difficile de stabiliser les relations avec des mouvements en Chine continentale. Actuellement, des liens se tissent avec des mouvements locaux ou avec des individus, des militants politiques ou des personnalités universitaires etc. mais cela reste difficile à stabiliser dans la durée. Les liens se tissent puis disparaissent, se dissolvent. Vu le rôle que la Chine joue dans l’ensemble régional, c’est l’un des grands objectifs des années à venir : être capable d’intégrer au processus d’activités internationales des mouvements et des individus chinois.
AVP : Par rapport à cette variété de mouvements, quelles sont les luttes qui t’ont particulièrement frappé ?
P. R. : Je vais donner deux exemples. Malheureusement, pour des raisons dont je ne comprends que certaines, l’Asie est le parent pauvre des solidarités en Europe comparée à l’Amérique Latine, au Moyen-Orient et même à l’Afrique. Les liens avec l’Asie sont beaucoup moins réguliers. Toutes les régions sont importantes, mais c’est évident que l’Asie est d’une très grande importance, déjà du simple fait que les puissances européennes ont colonisé l’Asie : la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal... La guerre d’Indochine a commencé comme une guerre française avant d’être une guerre américaine. Le Commonwealth continue à inclure une bonne partie de l’Asie. Je suis étonné et frappé de voir à quel point, et pas seulement en France mais en Europe, l’Asie est le parent pauvre des solidarités alors que même l’anglais est beaucoup parlé en Asie. Ce n’est donc pas une question de langues. Or il y a des expériences très intéressantes et je vais donner deux exemples.
Mindanao aux Philippines
Premièrement, à Mindanao dans le sud des Philippines. On compte, dans cette île de 20 millions d’habitants trois peuples : les peuples indigènes (des tribus montagnardes), les moros (les musulmans islamisés avant l’arrivée de l’Espagne au 16e siècle dans l’archipel) et les descendants de « colons » chrétiens (des paysans du nord et du centre de l’archipel envoyés occuper des terres à Mindanao). Les moros sont devenus minoritaires dans leur pays du fait de ce processus de colonisation interne. La situation est donc potentiellement explosive, d’autant plus qu’à Mindanao, il y a encore des territoires à conquérir pour les multinationales ou le capital philippin, pour l’agriculture, les plantations. Beaucoup de mines d’or aussi, de métaux, de bois de forêt. Pour prendre possession de ces terres agricoles, forêts ou mines, il faut déplacer des populations. Evidemment, dans le contexte de Mindanao, cela se fait en attisant des conflits entre les communautés : montagnards, moros et chrétiens. L’arrière-plan est classiquement économique mais la forme que cela prend, est celle de conflits intercommunautaires. Ce n’est pas le seul pays du monde où cela se passe comme cela.
Des expériences intéressantes pour le mouvement anti-guerre mondial
Il s’agit d’une guerre ouverte. La militarisation de l’île est permanente, une violence armée rampante permanente. Aujourd’hui, pour rajouter de l’huile sur le feu, les Etats-Unis ont envoyé des troupes sur l’île au nom de l’anti-terrorisme avec, pour objectif, de rétablir dans leur ancienne colonie des bases militaires qui leur permettent de surveiller l’Indonésie et la mer de Chine du Sud. La situation est donc extrêmement dure.
Or – et j’arrive à mon premier exemple -, un énorme travail est fait pour, à la fois, mener des grandes campagnes pour la paix et tisser dans le quotidien des liens de solidarité entre les trois communautés, dépasser cette situation de conflit. Ils ont récréé une situation dans laquelle « ceux d’en bas » s’unissent face à la prédation de « ceux d’en haut ». Ce serait une expérience extrêmement riche de réunir un jour une conférence internationale dans laquelle des militants des trois communautés philippines rencontreraient des Israéliens, des Palestiniens, des Kosovars… pour échanger sur « comment concrètement créer des solidarités dans ces situations de conflits intercommunautaires extrêmement dangereuses ».
C’est un exemple à discuter au sein du mouvement de la paix, du mouvement anti-guerre. En effet, un des problèmes de ce mouvement anti-guerre est qu’il n’intègre pas la question de la guerre dans d’autres continents. La structure de guerre est très forte en Asie et ce n’est pas du tout perçu par le mouvement anti-guerre mondial. Ignorant toute l’importance de la question de la guerre en Asie, il ne se tourne pas vers ces expériences y compris pour découvrir ce qu’on peut y apprendre.
Au Pakistan, la lutte contre l’islamisation des lois
Le deuxième exemple que je voulais donner, au Pakistan, concerne l’islamisation des lois ou plutôt la désislamisation des lois et les luttes des femmes. Le Pakistan s’est créé au moment de la partition de l’Inde en 1947 comme un état islamique, confessionnel, à la différence donc de l’Inde qui est un état laïc. D’une part, les lois coutumières étaient respectées parce que le Pakistan est un pays extrêmement varié sur le plan des sociétés qui le composent. Mais l’héritage légal, lui, est anglo-saxon même s’il avait été adapté à l’empire de l’Inde. Les lois n’étaient pas islamiques. Quand l’Etat pakistanais se constitue, le corps de lois n’est pas islamique mais représente plutôt une combinaison de respect des coutumes et d’influence des lois anglo-saxonnes telles qu’elles ont été recyclées dans l’empire de l’Inde.
Par la suite, soit des régimes parlementaires, soit des dictatures militaires ont commencé à islamiser les lois par « instrumentalisation politique » c’est-à-dire pour s’allier avec des mouvements religieux. Ce qui entraîne au Pakistan un énorme développement de courants fondamentalistes musulmans. Le Pakistan est à 97% musulman ; donc, les violences inter-sectaires opposent des musulmans à des musulmans. Il n’est pas toujours bon d’être chrétien ou hindou ,. mais les pires violences se produisent entre des mouvements sectaires fondamentalistes musulmans (chiites, sunnites…).
La loi sur le viol est une loi terrible
L’islamisation des lois a vraiment jeté beaucoup d’huile sur le feu. Si la loi se réfère à la charia et au Coran, l’interprétation de la charia et du Coran devient clé. Comme ces mouvements s’opposent précisément sur cette interprétation, le processus d’islamisation des lois, en même temps qu’il a permis à des régimes de se chercher des bases et des légitimités de façon démagogique, a incendié le Pakistan.
L’islamisation des lois a par ailleurs de terribles conséquences pour les femmes. Une femme peut porter plainte pour viol, mais elle doit présenter quatre témoins mâles (!). Si elle perd le procès, elle a admis l’adultère, c’est donc elle la coupable et la punition peut aller jusqu’à cinq ans de prisons, voire la peine de mort. On voit le problème : se battre contre le viol dont on a été victime, c’est se dénoncer soi-même et avoir toutes les chances d’être condamnée.
Il y a eu un grand mouvement pour amender ces lois et les abroger. Le régime du président Musharraf a dit qu’il allait les amender, mais il vient de faire marche arrière sous la pression des mouvements religieux. Il y a eu une très forte lutte sur cette question menée part toute la gauche, les mouvements de femmes, la presse, une bonne partie de l’opinion publique. Une loi comme cela ne correspond pas à la réalité du Pakistan. Le Pakistan n’est pas peuplé de barbus dans tous les coins. Mais, par ailleurs, le Pakistan est quand même un pays où chaque année, un millier de femmes et deux à trois cents hommes sont tués au nom des crimes d’honneur protégés par la coutume.
Ce qui m’a frappé dans cet exemple de lutte, c’est que le terrain de la loi est un terrain de bataille quotidien au Pakistan, notamment autour de cette question d’islamisation / désislamisation des lois. C’est un peu comme quand il y a eu la bataille pour le droit à l’avortement, mais ici, c’est en permanence, c’est quotidien et cela recouvre un éventail de lois extrêmement vaste.
La question de la laïcité du pouvoir d’Etat n’est pas une question abstraite
Une dernière note concernant ce qui m’a frappé aussi en Asie du Sud, c’est la centralité de la question de la laïcité, compris au sens neutralité de l’Etat. Après le récent mouvement révolutionnaire anti-monarchique au Népal, l’une des principales décision a été de dés-hindouisé l’Etat (c’était le seul Etat hindouiste au monde). En Inde, l’Etat est historiquement laïc mais il existe un mouvement hindouiste fondamentaliste qui exige son hindouisation. Donc, c’est le caractère séculier de l’Etat laïc qui est mis en cause par le développement du fondamentalisme. Au Pakistan, la bataille est constante sur la question de l’islamisation des lois, notamment la loi sur le viol - qui n’a rien à voir avec l’Islam (cela m’étonnerait que, dans le Coran, on prône ce type de mesures). On voit comment la question de la laïcité du pouvoir public, du pouvoir d’Etat n’est pas une question abstraite. C’est vraiment une question inscrite dans les batailles quotidiennes et probablement au niveau du sous-continent.