« Ce sont surtout des familles libyennes qui étaient bien établies »
Parmi les 58 personnes qui seront réparties entre quatre pays figure une majorité de familles aisées.
« On a un chien à bord. Et la dame qu’on a prise veut le chien avec elle. » « Les gens d’abord. Si ça devient un problème, prenez le chien. » « OK, on prend le chien. » Dimanche 23 septembre, pour la première fois en deux ans et demi de mission en Méditerranée centrale, les sauveteurs de SOS Méditerranée ont secouru un chien à bord d’une embarcation de migrants.
Le sauvetage avait été difficile. Entamé dans la nuit, il avait donné lieu à une altercation virulente avec une navette des gardes-côtes libyens. Finalement, les 47 personnes secourues ce jour-là avaient pu être transférées à bord de l’Aquarius, parmi lesquelles une majorité de familles libyennes. Et ce chien. Un gros toutou au poil blanc et frisé qui répond au nom de Bella. « Je n’allais pas le laisser, c’est un péché, explique aujourd’hui Malak (le prénom a été modifié). Ça fait huit ans qu’on vit avec, c’est un vieil ami. Et il n’a pas payé pour le voyage. »
« C’est frappant de voir tant d’enfants, de bagages et ce chien »
Le 23 septembre 2018. Maha, Fouad et leur fils Ulysse. Cette famille libyenne est partie la veille au soir de la ville de Zouara sur un bateau de pêcheur avec 47 personnes à son bord. L’équipage de SOS Mediterranée leur est venu en aide dans la nuit du 22 au 23 septembre et s’est assuré de leur prise en charge avec MSF après une longue négociation mouvementée avec les gardes-côtes de Tripoli.
Cette femme libyenne de 44 ans, aux cheveux teints en blond, plaisante. Consciente de l’incongruité de la situation, mais non moins déterminée à ce que son animal l’accompagne. Trente-sept Libyens se trouvaient à bord de la barque de bois secourue cette nuit-là, dont 17 mineurs. Une situation inhabituelle. « Ce sont surtout des familles qui étaient bien établies, décrit Aloys Vimard, responsable des opérations de Médecins sans frontières (MSF) à bord de l’Aquarius. Elles n’avaient pas pour projet de partir mais, du jour au lendemain, à cause du climat de crise aiguë en Libye, elles ont peur et se retrouvent sur un bateau en mer. C’est assez frappant d’ailleurs de voir autant d’enfants, de bagages et ce chien. » Depuis fin août, des combats armés agitent notamment la capitale, Tripoli.
Malak a pris la mer avec ses cinq enfants, âgés de 9 à 22 ans, et son frère de 24 ans qu’elle a élevé. Depuis 2011, l’idée lui avait plusieurs fois traversé l’esprit. Jusqu’à ce que son mari soit kidnappé. « C’était il y a un mois à Tripoli », confie-t-elle. Elle ignore qui a pu s’en prendre à son époux : « Il travaille dans le commerce alimentaire donc il a de l’argent », dit-elle. Elle pense aussi qu’il a pu se retrouver au milieu de rivalités tribales.
Après avoir payé l’équivalent de 5 000 à 6 000 euros en dinars libyens (selon le taux de change en vigueur au marché noir), elle a organisé son départ par la mer Méditerranée, avec ses enfants. « Impossible d’obtenir un passeport avec un visa », justifie-t-elle. Le bateau est parti aux alentours de 23 heures d’une plage de Zouara, une ville côtière de l’ouest du pays. Ils sont montés à bord d’une barque en bois, quand la plupart des migrants, notamment originaires d’Afrique subsaharienne, montent sur des embarcations en caoutchouc, plus fragiles. Le passeur a conduit la barque pendant une partie du trajet, avant de repartir à bord d’un autre bateau.
« CERTAINS BATEAUX PARTENT AVEC 100 OU 150 PERSONNES. ON A MIS PLUS D’ARGENT POUR AVOIR QUELQUE CHOSE DE PLUS SÛR »
« On ne peut pas voyager n’importe comment, justifie Ibtissem, une Libyenne de 40 ans, qui a entrepris la traversée avec son mari, ses deux fils de 18 et 20 ans et quatre cartouches de cigarettes. Certains bateaux partent avec 100 ou 150 personnes. On a mis plus d’argent pour avoir quelque chose de plus sûr. » Tout se monnaye. Ibtissem croit même que pour l’équivalent de 375 euros en dinars libyens, les gardes-côtes libyens peuvent fermer les yeux sur un départ. Modéliste pour une société italienne, elle dessine des maillots de bain et de la lingerie. Elle a beaucoup voyagé à travers le monde et une partie de sa famille est installée en France. Son mari travaille comme concessionnaire automobile.
Abdul, jeune libyen de 20 ans, a été pris en otage en Libye. Sa mère Ibtissem et son mari ont dû payer l’équivalent de 8 750 euros de rançon en dinars libyens pour le récupérer. Ils ont quitté la ville de Zouara sur un bateau de pêcheur avec en tout 47 personnes à bord. L’équipage de SOS Mediterranée leur est venu en aide dans la nuit du 22 au 23 septembre.
Depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011, les difficultés sont allées croissant pour le couple. Pour des raisons de sécurité, ils ont notamment dû déménager de Tripoli à Zaouïa, à 50 kilomètres à l’ouest. « On se débrouillait en faisant des allers-retours », dit-elle. Il y a deux mois, leur fils Abdul est tombé sur des coupeurs de route, armés de kalachnikovs.
Ibtissem et son mari ont dû payer l’équivalent de 8 750 euros de rançon en dinars libyens pour récupérer leur enfant. Faute de liquidités disponibles en banque, ils ont vendu leurs deux voitures. Le fils avait été battu, il a passé deux jours à l’hôpital. Depuis cet épisode, la famille ne dormait plus, ne sortait presque plus de chez elle. « En Libye, lâche Ibtissem, nous sommes des morts qui respirent. Il fallait qu’on parte, il n’y avait pas d’autre solution. »
Julia Pascual (envoyée spéciale)
• A bord de l’« Aquarius », blog de la rédaction du Monde.
LE MONDE | 26.09.2018 à 13h38 • Mis à jour le 26.09.2018 à 14h38 :
https://abonnes.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2018/09/26/sur-l-aquarius-ce-sont-surtout-des-familles-libyennes-qui-etaient-bien-etablies_5360510_4961323.html
Un accrochage sévère avec les gardes-côtes libyens
Dans la nuit de samedi à dimanche, le navire a sauvé 47 personnes, dont 17 mineurs, au large de la Libye, et ne sait toujours pas où il pourra débarquer.
La sensation que les choses auraient pu dégénérer. Et qu’en tout cas, elles ont été là où l’absurdité de la situation devait inexorablement les mener : un face-à-face en pleine mer entre un bateau humanitaire et des gardes-côtes libyens et, au milieu de ce duel, près de cinquante enfants, femmes et hommes, en majorité des Libyens, surpris en pleine nuit dans leur tentative de fuir un pays pour gagner l’Europe à bord d’un petit bateau de bois. Pendant plusieurs heures, avant le lever du jour, dimanche 23 septembre, on s’est disputé des rescapés en Méditerranée centrale.
Vers 1 heure du matin, l’Aquarius, navire affrété par les organisations non gouvernementales SOS-Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), et seul bateau humanitaire qui patrouille au large de la Libye, est informé de la présence en mer d’un bateau qui commence à prendre l’eau, avec à son bord plusieurs dizaines de personnes. Le signalement provient de l’association Alarm Phone, qui propose une assistance téléphonique pour les personnes en situation de détresse en mer. L’Aquarius prévient les autorités maritimes libyennes, compétentes sur la zone pour coordonner les opérations de sauvetage, et entreprend de se rapprocher de la localisation de l’embarcation signalée.
Dehors, il fait nuit. La lune est presque pleine. Il est près de 3 heures du matin et les sauveteurs de SOS-Méditerranée cherchent à la jumelle une trace du bateau. Ils sont rejoints dans cette entreprise par une vedette des garde-côtes libyens, qu’on devine au loin grâce à un point rouge et vert clignotant. « Si vous apercevez les migrants, dites-le nous », demandent les Libyens par radio. Vers 5 heures, l’Aquarius aperçoit une trace sur son radar et, peu de temps après, arrive à détailler la silhouette d’une embarcation. Deux canots pneumatiques semi-rigides sont mis à l’eau et les Libyens sont prévenus qu’ils partent en reconnaissance.
Danger imminent
« Si on nous demande de rester éloignés d’une embarcation en détresse ou de retarder une opération alors que nous avons des raisons de croire qu’un danger est imminent (…) nous porterons secours à ces personnes sans délai », avaient prévenu SOS-Méditerranée et MSF dans un communiqué cet été. Plus de 1 700 personnes sont déjà mortes en Méditerranée depuis le début de l’année.
Voyant que le bateau est surchargé et constatant la présence de nombreux enfants à bord, les humanitaires distribuent des gilets de sauvetage et commencent à transférer des personnes sur leurs canots pneumatiques. Les garde-côtes libyens sont furieux.
« QUITTEZ LA ZONE, NOUS NOUS RAPPROCHONS DE VOUS ! »
Les ingrédients du conflit sont jetés sur l’eau comme le sel sur une plaie ouverte. D’un côté, des humanitaires qui considèrent qu’il est de leur devoir de sécuriser au plus vite des personnes en détresse. De l’autre, des gardes-côtes à qui l’on demande de freiner les départs de migrants, à grand renfort de deniers européens. Depuis des mois, la montée en puissance des gardes-côtes libyens prépare ce goulot d’étranglement parfait. Alors que l’Europe se déchire sur l’accueil des migrants et que l’Italie a décidé de fermer ses ports, ils sont devenus les premiers acteurs en nombre d’interceptions de migrants en Méditerranée centrale.
La reconnaissance par l’Organisation maritime internationale, en juin, de leur compétence en matière de coordination des secours dans les eaux internationales au large de la Libye, en fait des interlocuteurs désormais incontournables pour quiconque voudrait agir ici. Alors même que le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies considère que le pays n’est pas un lieu sûr pour débarquer des personnes secourues en raison des « graves maltraitances » qu’elles y risquent. En outre, depuis plusieurs semaines, la capitale, Tripoli, est en proie à des affrontements armés entre milices et groupes armés, qui ont déjà fait plus de cent morts. Dimanche, ce sont majoritairement des Libyens fuyant leur pays qui se trouvaient à bord du petit bateau de bois.
Accrochage avec les gardes-côtes libyens
« Quittez la zone, nous nous rapprochons de vous ! », hurlent dans la radio les garde-côtes libyens. « Nous avons commencé à transférer sur nos canots de sauvetage des femmes et des enfants », répond l’Aquarius. Il est aux alentours de 6 heures du matin et la tension monte d’un cran sur la passerelle du bateau. Le capitaine, un grand Russe extirpé de son sommeil, commence à montrer des signes d’inquiétude. Il fait les cent pas et souffle bruyamment, dans la pièce exiguë où se sont réunies une poignée de personnes. Il demande aux humanitaires de ne pas évacuer les personnes secourues et gèle la situation tant qu’elle n’est pas « clarifiée ». Sur le canal radio, les échanges sont confus pendant encore un long moment.
« Vous connaissez Tripoli ? Vous voulez venir faire une petite visite à Tripoli ? », lance, sur un ton mi-ironique, mi-menaçant, un homme, à l’attention de l’Aquarius. « Peut-on évacuer les femmes et les enfants sur l’Aquarius ? », s’entête à demander poliment le responsable des opérations de sauvetage de SOS-Méditerranée, Nick Romaniuk. « Vous ne respectez pas nos instructions ! Nous vous avons dit de ne pas intervenir. Et de ne pas vous approcher. Vous allez avoir des gros problèmes. Vous encouragez les migrants à aller en Europe, répètent, sur la radio, les gardes-côtes. On ne veut plus coopérer avec vous parce que vous nous désobéissez. Maintenant, nous allons nous approcher et vous dire quoi faire. »
Il fait jour à présent. La navette des garde-côtes s’approche des deux canots de sauvetage de l’Aquarius et du bateau de bois sur lequel des dizaines de personnes attendent encore de connaître leur sort. « On vous laisse la situation, annoncent finalement les Libyens. Vous avez perturbé et interrompu nos opérations. Vous quitterez la zone immédiatement après. »
Dernière opération de l’« Aquarius » ?
Les 47 personnes – dont 17 mineurs et autant de femmes – peuvent être évacuées à bord du navire humanitaire. Leurs visages sont pâles mais soulagés. Il est 8 heures et l’Aquarius met cap vers le nord, s’éloignant à grande vitesse de la Libye.
Le navire a « gagné » la partie, mais cette victoire annonce sûrement une défaite plus grande. « Tu as de la chance, tu as assisté à la dernière opération de ce navire », nous a fait remarquer, mi-amer mi-ironique, un membre de l’équipage. Dimanche, la cohabitation précaire qui existait entre les humanitaires et les autorités libyennes a volé en éclats. Déjà, la veille, l’Aquarius avait appris qu’il allait perdre pour la deuxième fois en un mois son pavillon. Après Gibraltar, le Panama, sous la pression de l’Italie, a décidé de révoquer son immatriculation, après que le bateau a porté secours jeudi à onze hommes en mer, et refusé de les remettre à la Libye.
Désormais, il vogue avec 58 migrants à bord, sans destination. A ce stade, aucun port européen n’a manifesté son souhait de l’accueillir. En ce dimanche, la Méditerranée centrale avait des airs de Far West triste, peuplé d’indésirables.
Julia Pascual
• LE MONDE | 23.09.2018 à 13h08 • Mis à jour le 24.09.2018 à 09h00 :
https://abonnes.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2018/09/23/sauvetage-accrochages-et-menaces-un-dimanche-ordinaire-pour-l-aquarius_5358976_4961323.html
« Maintenant, mon futur est entre vos mains »
Le bateau des humanitaires est toujours dans l’attente de pouvoir débarquer les onze personnes secourues. Et poursuit ses patrouilles au large de la Libye.
« Mon futur est entre vos mains », m’avoue Amraiz. Après avoir passé huit heures sur la mer pour une distance parcourue de 28 milles nautiques, cet homme de 38 ans d’origine pakistanaise s’est fait secourir par l’équipage de l’« Aquarius ». Le 20 septembre 2018.
Quarante-huit heures se sont écoulées depuis que l’Aquarius a porté secours à une embarcation au large de la Libye et, à bord du bateau des humanitaires, l’expectation le dispute à la circonspection. Comme ce fut déjà le cas en juin et en août, les ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF) attendent de pouvoir débarquer dans un port les personnes qu’elles ont secourues en Méditerranée centrale. Après avoir refusé de transférer les onze migrants — dix Pakistanais et un Ivoirien — à des gardes-côtes libyens, elles ont essuyé une fin de non-recevoir de la part de Malte et de l’Italie, qui maintiennent leur souhait de ne plus accueillir de navires humanitaires dans leurs ports.
Le ciel a beau être d’un bleu limpide et la mer calme, samedi 22 septembre, la visibilité est pareille à un jour de brume. Les équipes de SOS se relaient sur la passerelle du bateau pour maintenir un tour de veille à la jumelle, tandis que sur le pont arrière, les humanitaires tentent d’assurer une présence utile auprès de leurs nouveaux convives. Des jeux s’organisent parfois timidement, avec une corde à sauter ou un plateau de petits chevaux, pour nouer le contact, tromper l’ennui et l’inquiétude qui guettent.
« Maintenant, mon futur est entre vos mains, disait Amraiz, un Pakistanais de 38 ans, peu après à son arrivée à bord. J’irai n’importe où, en Italie, en France, en Espagne… » Dans un anglais balbutiant, l’homme explique être arrivé en Libye il y a moins de deux mois et avoir travaillé comme peintre, sans être toujours payé. « Lui, il était maçon à Garabulli, mais il n’était pas payé non plus ; lui, il était conducteur à Tripoli et à Tarhounah ; lui, il a travaillé dans une ferme… », énumère-t-il en désignant les hommes qui l’accompagnaient dans la petite barque de fibre de verre secourue. Ils se seraient rencontrés quelques jours avant de prendre la mer, dans une maison de Zouara, une ville côtière à l’ouest de Tripoli.
La réalité de la Libye
Un adolescent de 14 ans faisait aussi partie du groupe. Le jeune homme aux yeux clairs et au duvet juvénile ne parle pas un mot d’anglais. Aidé par un Pakistanais, il tente d’expliquer à un membre de MSF ce qu’il a fait depuis qu’il est arrivé, il y a quatre mois, en Libye, sans aucun parent à ses côtés.
Tous ont vécu moins d’un an en Libye. Originaire du Cachemire, Amraiz a fait le voyage en avion, en passant par l’Arabie saoudite et l’Egypte. « Les personnes en provenance d’Asie du Sud ont traditionnellement migré vers la Libye, même sous le régime de Kadhafi, pour essayer de gagner de l’argent, explique Seraina Eldada, de l’équipe de MSF. L’été dernier, on a porté secours à beaucoup de Bangladais, mais aussi à des Indiens et à des Pakistanais. De ce que je comprends, ils n’avaient pas initialement le projet d’aller en Europe. » Et puis la réalité de la Libye les a décidés ou contraints au départ.
Youssouf passe de longs moments seul à scruter l’horizon en silence. Cet homme de 20 ans a quitté San Pedro, une ville du sud-ouest de la Côte d’Ivoire, il y a un an déjà. Il a traversé le Mali avant d’arriver en Algérie et de rester quatre mois à Alger. « Un ami a été arrêté et rapatrié en Côte d’Ivoire, alors j’ai continué jusqu’en Libye », explique-t-il. A Zaouïa, une ville côtière à l’ouest de Tripoli, il travaille pour un propriétaire fermier pendant trois mois. Il s’occupe de ses cultures d’arachides, de tomates, de ses moutons… Puis il est envoyé chez un autre propriétaire à Zouara, d’où il prendra rapidement la petite barque pour tenter de gagner l’Europe. Il explique que son frère est resté en Libye et qu’il est sans nouvelle de lui depuis qu’il a pris la mer. Sans moyen de communication avec l’extérieur sur l’Aquarius, les onze personnes à bord attendent, tandis que le bateau poursuit ses patrouilles d’est en ouest, à 24 milles marins de la Libye.
« On essaye de leur donner un maximum d’informations, mais la situation génère nécessairement de l’anxiété, dit Sereina Eldada. Je sens qu’ils sont tendus, apeurés, méfiants, affectés par ce qu’ils ont traversé. Ils ne sont clairement pas disposés à se livrer à ce stade. Alors, on prend les choses au jour le jour. »
Julia Pascual
• LE MONDE | 22.09.2018 à 11h26 • Mis à jour le 22.09.2018 à 12h39 :
https://abonnes.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2018/09/22/sur-l-aquarius-maintenant-mon-futur-est-entre-vos-mains_5358787_4961323.html
En quête d’un port sûr pour débarquer onze personnes secourues en mer
Malte a refusé d’accueillir le navire humanitaire et Matteo Salvini, le ministre de l’intérieur italien, a répété que ses ports étaient fermés.
Ils lui ont montré les étoiles et, au large, la lumière des torchères des plates-formes pétrolières. Ils lui ont dit de les suivre, pour se guider. « Si je ratais, je mourrai. Sinon, j’irai en Italie. » Youssouf a pris la barre du moteur. L’Ivoirien de 20 ans n’avait jamais navigué, il ne sait même pas nager.
Dix Pakistanais, neuf hommes et un adolescent de 14 ans, se sont installés avec lui dans la petite barque de fibre de verre. Il les avait rencontrés l’avant-veille dans une maison de Zouara, ville côtière à l’ouest de la Libye. Ils ont tous pris la mer, vers 23 heures, mercredi 19 septembre. « J’ai pris mon courage en main pour sauver ma vie. Et Dieu nous a aidés aussi », dit Youssouf.
Peu après le lever du jour, jeudi, un sauveteur de l’Aquarius, le navire des ONG SOS Méditerranée et de Médecins sans frontières (MSF), les a repérés à la jumelle. Il a d’abord cru à un mouton de vague, à 28 milles au large de la Libye et plus de 120 milles du rivage européen le plus proche, l’île italienne de Lampedusa.
« Mon futur est entre vos mains », confie Ch. Amraiz. Après avoir passé huit heures en mer, ce Pakistanaisde de 38 ans a été secouru par l’équipage de l’« Aquarius ». Le 20 septembre.
CETTE ANNÉE, 1 728 PERSONNES SONT MORTES EN TENTANT DE TRAVERSER LA MER MÉDITERRANÉE, D’APRÈS L’ORGANISATION INTERNATIONALE POUR LES MIGRATIONS
« J’ai vu des gens en train d’écoper de l’eau, raconte Nick Romaniuk, responsable des opérations de recherches et de secours de SOS Méditerranée. Ils avaient des gilets de sauvetage mais ce sont des modèles de mauvaise confection, qui se remplissent d’eau donc c’est dangereux. Ils n’ont pas de radio, pas de balise de détresse et il y a de la houle. S’il se passe quelque chose, ils meurent, c’est tout. » Les équipes de l’Aquarius ont procédé au sauvetage des onze personnes.
Cette année, 1 728 personnes sont mortes en tentant de traverser la mer Méditerranée, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). La route de la Méditerranée centrale, qui relie la Libye à l’Italie, est la plus dangereuse. Près de 15 000 personnes y ont péri depuis 2014. Même si le nombre de départs n’a jamais été aussi bas depuis quatre ans, le taux de mortalité est en forte hausse en 2018, conséquence directe du retrait des ONG de la zone.
Depuis que l’Italie a refusé, en juin, d’accueillir l’Aquarius et les 630 migrants à son bord – le contraignant à se rendre à Valence en Espagne –, les ports italiens et maltais sont fermés aux navires humanitaires. Tout l’été, plusieurs sauvetages ont donc généré une mini-crise diplomatique avant que des solutions de débarquement soient trouvées, au cas par cas. Plusieurs bateaux d’ONG sont en outre bloqués à Malte.
L’Aquarius est donc aujourd’hui le seul à patrouiller en Méditerranée centrale. Mais il a dû renoncer à son traditionnel port d’attache sicilien et a perdu son pavillon gibraltais. Il navigue désormais sous drapeau panaméen et doit aller jusqu’à Marseille pour ses escales techniques. « Avant, nous savions que nous pouvions débarquer des personnes secourues au bout de deux ou trois jours mais, maintenant, on se prépare à des attentes longues en mer », ajoute Edouard Courcelle, chargé pour MSF de la logistique à bord.
« Graves maltraitances »
L’Aquarius doit aussi composer avec la montée en puissance des gardes-côtes libyens. D’ordinaire, les opérations de secours aux embarcations en détresse étaient coordonnées par les autorités maritimes italiennes. « Depuis fin juin, l’Organisation maritime internationale a reconnu officiellement la compétence de la Libye en matière de coordination des opérations de recherche et de sauvetage [dans les eaux internationales] au large du pays », souligne Laura Garel, de SOS Méditerranée.
Jeudi, l’Aquarius a donc pris attache avec les autorités maritimes libyennes, qui ont voulu transférer les onze personnes à bord d’une vedette de gardes-côtes. Le navire humanitaire a refusé, estimant que le pays n’offre pas un lieu sûr de débarquement, selon les conventions maritimes internationales. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a lui aussi rappelé début septembre que la Libye n’est pas une option en raison des « graves maltraitances » qu’y risquent les migrants. L’Aquarius s’est donc tourné vers les autorités maltaises et italiennes.
Le 20 septembre, l’équipage de l’« Aquarius » procède à la destruction et au marquage du bateau avec la date et l’inscription SAR AQU, après le sauvetage de onze personnes, dont un mineur de 14 ans.
Les premières ont répondu qu’elles n’étaient pas « l’autorité compétente ni appropriée » tandis que les secondes ont dit qu’elles n’offriraient pas de port sûr parce qu’elles n’avaient pas coordonné le sauvetage. Le ministre de l’intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, avait déjà expliqué sur Twitter que l’Aquarius « a refusé de collaborer avec les gardes-côtes libyens » et que « maintenant il erre en Méditerranée. Je le dis et je le répète : qu’il aille où il veut mais pas en Italie, les ports sont fermés ». L’équipage compte désormais demander à la France, l’Espagne et la Grèce un port de débarquement.
A minuit, alors qu’il continuait de patrouiller au large de la Libye, dans l’attente, le grain s’est formé au-dessus du navire. Des éclairs ont déchiré le ciel et des vagues de deux mètres se sont formées. « Aucune barque ne survit dans cette tempête », commentait un sauveteur sur le pont, tandis que dix Pakistanais et un Ivoirien courraient s’abriter à l’intérieur du bateau.
Julia Pascual (Envoyée spéciale sur l’« Aquarius »)
• LE MONDE | 21.09.2018 à 10h28 • Mis à jour le 22.09.2018 à 11h26 :
https://abonnes.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2018/09/21/l-aquarius-en-quete-d-un-port-sur-pour-debarquer-onze-personnes-secourues-en-mer_5358171_4961323.html
Onze personnes secourues au large de la Libye
Le navire humanitaire a secouru dix Pakistanais et un Ivoirien à bord d’une petite barque. Les autorités libyennes ont demandé à récupérer les migrants, ce que refusent les sauveteurs.
« Ça ressemblait à un mouton de vague… » Jeudi 20 septembre, un peu après 7 heures du matin, le navire humanitaire Aquarius, qui patrouille au large de la Libye, a repéré une embarcation avec onze personnes à son bord. « Au début, tu vois une tâche blanche qui bouge sur la vague et, très vite, tu vois que ça ressemble à une embarcation », explique Jérémie Demange, qui a aperçu le bateau pendant son tour de veille à la jumelle, sur la passerelle du navire humanitaire de SOS Méditerranée et de Médecins sans frontières (MSF).
L’Aquarius a mis le cap sur l’embarcation et s’est rapidement retrouvé à sa hauteur, à environ 28 milles marins (52 kilomètres) de la Libye, face à la ville d’Abou Kammach. « Nous avons essayé de contacter par téléphone et par radio le centre de coordination des sauvetages à Tripoli mais nous n’avons eu aucune réponse », explique Nick Romaniuk, responsable des opérations de recherches et de secours pour SOS Méditerranée.
En s’approchant de l’embarcation, l’équipage a pu formellement identifier une petite barque en fibre de verre, équipée d’un moteur, avec onze hommes à son bord. Nick Romaniuk précise :
« Nous avons vu qu’ils étaient en train d’écoper le bateau. Ils avaient des gilets de sauvetage, mais ce sont des modèles de mauvaise confection, qui se remplissent d’eau donc c’est dangereux. »
C’EST UN GARÇON AUX TRAITS JUVÉNILES QUI EST ÉVACUÉ EN PREMIER
Sur le pont de l’Aquarius, les sauveteurs de SOS Méditerranée équipent rapidement deux canots pneumatiques semi-rigides et les mettent à l’eau. Une fois à hauteur de l’embarcation en détresse s’engage un échange à grand renfort de gesticulations. La paume des mains vers le bas : « Restez assis ! » Les pouces levés : « OK très bien ! » Les mains se tendent et attrapent des poignées. C’est un garçon aux traits juvéniles qui est évacué en premier. En moins d’un quart d’heure, tout le monde est transféré sur le canot pneumatique de SOS Méditerranée.
Sur le pont, le reste de l’équipage se tient prêt à accueillir les personnes secourues. La manœuvre est bien huilée. Un à un, les hommes sont montés à bord et installés sur le pont arrière du bateau. Petit à petit, on comprend qu’ils sont pakistanais à l’exception d’un homme originaire de Côte d’Ivoire. Ils auraient quitté les côtes libyennes la veille à 23 heures, depuis le port de Zouara.
Résidus d’essence
Un membre de MSF leur donne quelques explications sommaires, tandis qu’ils essayent de rallumer leur téléphone emballé dans plusieurs couches de plastique. Un sac est distribué à chacun d’entre eux, avec du linge propre, de l’eau, une serviette… Tous vont pouvoir prendre une douche pour se débarrasser des résidus d’essence qui leur collent à la peau.
SECOURUS PAR L’« AQUARIUS », À PLUS DE 120 MILLES MARINS DU RIVAGE EUROPÉEN LE PLUS PROCHE
La barque dont ils ont été évacués flotte à présent à vide. L’équipe de SOS Méditerranée démonte le moteur et disperse ses pièces à l’eau. La coque est marquée à la peinture noire : « SAR AQU 20/09/2018 », afin que chacun sache que les personnes à bord ont été secourues par l’Aquarius, à plus de 120 milles marins (environ 222 kilomètres) du rivage européen le plus proche, l’île italienne de Lampedusa.
Quelques instants plus tard, l’Aquarius reçoit un e-mail des autorités maritimes libyennes :
« Nous assurons la coordination de cette opération. Nous allons intervenir avec un navire de patrouille pour prendre les migrants. »
L’Aquarius a fait savoir qu’il n’entendait pas remettre des personnes rescapées aux autorités libyennes, dans la mesure où celles-ci n’offrent pas un port sûr de débarquement. « Je vous suggère de contacter un autre centre de coordination », leur ont répondu les Libyens. Une étape délicate s’annonce au beau milieu de la Méditerranée.
Julia Pascual
• LE MONDE | 20.09.2018 à 14h41 • Mis à jour le 20.09.2018 à 22h49 :
https://abonnes.lemonde.fr/a-bord-de-l-aquarius/article/2018/09/20/sur-l-aquarius-onze-personnes-secourues-au-large-de-la-libye_5357867_4961323.html