La voiture brinquebale sur la route caillouteuse. Minuscule point remuant dans l’immensité des montagnes de l’Atlas. « Ici, c’est la fin du monde », plaisante Mohamed Ousli, coordinateur régional de la Fondation Ytto, qui œuvre pour l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violence.
Plutôt le bout de la route. Celle qui part de Casablanca, mégapole tourbillonnante du Maroc, traverse les monts verdoyants du moyen Atlas, puis grimpe les flancs rocailleux de la chaîne montagneuse du haut Atlas. Depuis Er-Rich, dernière petite ville au pied des sommets, il faut quelques heures encore pour atteindre Tisraouline, village de 180 habitants. Mohamed, la trentaine énergique, connaît ces contrées comme sa poche : « Je suis d’ici, je connais les gens, alors je peux leur parler, essayer de les convaincre. »
A 33 ans, le militant associatif s’est donné une mission : tenter de convaincre des parents sans le sou de ne pas marier leur fille à 12 ans ou 14 ans mais de leur laisser encore quelques années, pour continuer à être des enfants, leur donner une chance d’aller à l’école, de ne pas être écrasée trop tôt par le fardeau d’une famille. Ici, on appelle ça « le mariage précoce » ou « mariage des mineures ». Une pratique encore répandue dans le royaume chérifien.
« On ne peut pas faire autrement »
A Tisraouline, de telles unions sont fréquentes. « Il y a deux filles de 12 ans qui viennent d’être mariées. Elles vont encore à l’école primaire », raconte Aziz [les prénoms des témoins ont été modifiés], 27 ans, un des jeunes hommes du village.
Dans l’étroite pièce de pisé où sa famille reçoit le visiteur, ce sont ses nièces qui préparent le thé. La plus jeune, assise sur le tapis, trempe timidement son bout de pain dans un bol d’huile d’olive. A 8 ans, avec ses fossettes et les joues potelées de l’enfance, elle n’est pas tenue de faire le ramadan. Sa grande sœur, elle, respecte le jeûne. A 12 ans, elle est déjà une « petite femme » : c’est elle qui apporte la théière et la bassine d’eau pour se laver les mains. Avec sa robe en jean délavé, son sous-pull rose et ses mèches de cheveux échappées de sa tresse, elle a l’air d’une petite fille mais sera théoriquement bientôt en âge de quitter la maison pour prendre mari.
« C’est la tradition. Si on avait pu, on l’aurait envoyée à l’école, mais on n’a pas les moyens. »
« C’est la tradition, murmure Leïla, sa mère. Si on avait pu, on l’aurait envoyée à l’école, mais on n’a pas les moyens. On ne peut pas faire autrement. » Elle-même a 27 ans et cinq enfants, le dernier de 10 mois dans les bras. Elle n’a pas l’air malheureuse, mais elle n’a pas d’âge. Son visage est marqué par les travaux des champs sous le soleil et les épreuves de la vie qui sont arrivées trop vite.
Najat Ikhich, présidente de la Fondation Ytto, s’est mariée à 14 ans avec un homme de 20 ans, puis a accouché de son premier fils à 15 ans, loin de tout hôpital, avec la seule aide de sa mère. Pour se marier, elle avait dû demander une autorisation. Avec son père et son futur mari, ils sont descendus voir le juge dans la ville d’Er-Rich. Aujourd’hui, elle le dit : « Mon enfance s’est terminée le jour où je me suis mariée. »
Si la loi marocaine interdit bien le mariage des mineurs (garçons et filles de moins de 18 ans), le pouvoir, désireux de ménager les franges conservatrices de la population, a maintenu une faille : l’article 20 qui permet d’obtenir une dérogation auprès d’un juge. Au total, on compte quelque 45 000 mariages de mineurs, principalement des filles, enregistrés en 2017 auprès du ministère de la justice. Certainement beaucoup plus selon les ONG. « Lorsque le juge refuse de donner son accord, les familles se tournent vers la Fatiha, ce verset du Coran qui permet de sceller l’union de façon traditionnelle », explique Najat Ikhich.
Sensibiliser les parents
L’association qu’elle préside basée à Casablanca organise des caravanes de sensibilisation mais aussi médicales dans ces régions montagneuses de culture amazigh (berbère). « Ces zones sont particulièrement touchées car elles ont été délaissées, explique Najat Ikhich. Après l’indépendance du Maroc, le pouvoir avait peur de la capacité de résistance des tribus locales, qui avaient beaucoup contribué à l’armée de libération. Pendant les années de plomb, elles ont été réprimées. Ensuite, on n’a pas voulu les contrarier. On les a laissées avec leurs pratiques ancestrales pendant des décennies, pour s’assurer une sorte de paix sociale. »
« Un problème est que l’école ne les reprend pas, donc elles deviennent des petites bonnes, certaines sont même attirées dans des réseaux de prostitution »
Lorsque les animateurs de la fondation Ytto se rendent dans la région, dans les années 2006-2008, ils découvrent des petites filles mariées à 10, 11 et 12 ans. « Et même de 7 ou 8 ans dans certains villages. C’est là qu’on a décidé de faire quelque chose », se souvient la responsable associative. A partir de 2010, la fondation concentre son action dans huit villages. Elle répertorie alors 450 filles mariées entre 7 et 11 ans parmi lesquelles plus des deux tiers étaient revenues chez leurs parents, souvent terrorisées par leur nuit de noce. « Un problème est que l’école ne les reprend pas, donc elles deviennent des petites bonnes, certaines sont même attirées dans des réseaux de prostitution », se désole Najat Ikhich.
Les conséquences physiques et psychiques de ces mariages précoces sont dramatiques. Mohamed Ousli se souvient de cette cousine, mariée à 13 ans, avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Traumatisée, elle faisait régulièrement des crises et s’enfuyait de la maison. L’enjeu est donc de sensibiliser les parents sans les braquer. Pour eux, le mariage est une façon d’assurer à leur fille un avenir : elles seront prises en charge financièrement et ne risqueront pas de tomber enceintes hors mariage.
Mais encore faut-il pouvoir faire autrement. A Tisraouline, il n’y a pas grand-chose d’autre pour gagner sa vie qu’une petite agriculture locale : des pommes de terre, des noix, du blé. Dans ce village niché au milieu d’un paysage idyllique, entre hauts sommets et vallées verdoyantes, la vie est rude. L’hiver, jusqu’à deux mètres de neige, recouvrent les environs. Il est alors impossible de rejoindre la ville par la route et de se ravitailler.
Aventure fragile
Pour les femmes, c’est encore plus dur, souligne Leïla. Il faut élever les enfants, s’occuper de toutes les tâches domestiques, aller chercher le bois dans la montagne pour cuisiner et se chauffer, s’occuper des champs. Les hommes partent chercher du travail dans les grandes villes, à des centaines de kilomètres, comme son frère Aziz qui vient de terminer un contrat d’électricien à Casablanca, ou son mari, journalier sur des chantiers.
« Pour que les parents acceptent d’envoyer leurs filles à l’école, il faut les aider financièrement, souligne Najat Ikhich. Notre stratégie est de soutenir la création d’associations de femmes qui leur permettent d’acquérir une petite autonomie financière et donc de faire entendre leur voix. »
A Tisraouline, le message est visiblement passé. Dans la petite salle commune du village, une vingtaine de femmes et de jeunes filles, assises en tailleur, filent la laine de mouton dans une ambiance bon enfant. Sur les murs sont accrochés des tapis aux couleurs vives, teints à la main avec des plantes locales. Réunies en petite coopérative, elles ont commencé à travailler il y a quelques mois.
Elles espèrent vendre leur production à des touristes et permettre ainsi aux jeunes filles qui participent de rapporter un peu d’argent à la maison. « Je voudrais être institutrice », avoue l’une d’elles, Fatima, âgée de 15 ans, qui aimerait attendre d’avoir 20 ans pour se marier.
L’aventure est fragile mais elle est soutenue par des hommes du village. « Le mariage des filles trop jeunes, ce sont des problèmes familiaux pour tout le monde », confirme Aziz. Elle doit aussi beaucoup à Mohamed Ousli. La structure a nommé des garçons du coin pour servir de relais : une façon d’être alerté des projets de mariage. Grâce à la fondation, une dizaine de jeunes filles sont aujourd’hui au collège ou au lycée, alors qu’elles étaient sur le point d’être mariées. Avec 300 euros par an, l’association prend en charge leurs fournitures, leurs vêtements et leur logement. « Dans les villages que nous suivons, les mariages précoces ont drastiquement diminué. Ça veut dire que si l’Etat marocain faisait le double de ce qu’il fait, il pourrait éradiquer le phénomène », souligne Najat Ikhich.
Pour les associations, le travail se situe aussi dans les grandes villes. Amal El Amine est membre de l’ONG Droits et justice qui entend faire changer les mentalités, sensibiliser les juges. « Notre objectif est la mise en place d’un collectif d’associations qui soit suffisamment fort pour faire plier le législateur et obtenir l’interdiction totale du mariage des moins de 18 ans. »
Charlotte Bozonnet