En haut : une jeune fille au Munsu Park Water, à Pyongyang, en septembre 2017. En bas, au Carribean Bay Water, à Séoul, en août.
L’usine de produits de beauté Galaxie, dans l’ouest de Pyongyang, est une ode au développement fantasmé de la Corée du Nord sous la dynastie des Kim. La gigantesque mosaïque à l’entrée et le musée à l’intérieur font le récit de ces fameuses inspections de terrain lors desquelles le dirigeant Kim Jong-un prodigue ses instructions et ce, quel que soit le domaine. Le fauteuil sur lequel il a daigné s’asseoir a été placé sous verre, les immenses photos dans des cadres dorés, et il ne faut pas demander si tant de ressources n’auraient pas été plus utiles ailleurs.
Sur les murs, les bannières de propagande disent des ambitions qui contrastent avec l’isolement de la République populaire démocratique de Corée : « Portons notre industrie cosmétique au plus haut niveau international ! », « Allons jusqu’au bout du monde en suivant le maréchal ! »… Une nouvelle banderole rouge a fait son apparition tout récemment : « Mettons tous en œuvre la décision d’avril 2018 du comité central du Parti du travail ! »
C’est lors de ce plénum au printemps que Kim Jong-un, 35 ans, a introduit dans le dogme du parti ce qui est présenté comme un tournant majeur. Le Parti des travailleurs a expliqué à la population que doté de la dissuasion nucléaire, le pays peut désormais se consacrer pleinement à l’économie.
Vétuste industrie du Nord
Le dirigeant semble conscient qu’une économie à ce point arriérée et isolée n’est pas une option durable pour son pays et donc aussi pour son propre pouvoir, à long terme. On dit que Kim Jong-un a multiplié ces visites d’inspection. En 2017, dans cette usine de lotions, il aurait passé en revue toute la ligne de production, « le dirigeant suprême a dit qu’il serait si heureux si l’atelier pouvait poursuivre sa modernisation », récite Ryu Gyong-sun, la chef du contrôle de la qualité.
Les ouvriers de l’usine modèle se rendent-ils compte qu’une réelle ouverture au commerce international l’exposerait, comme l’ensemble de la vétuste industrie du Nord, à une concurrence qui menacerait de tout emporter sur son passage ? « On ne peut pas se développer sans concurrence », répond Mme Ryu.
Les louanges du leader sont de mise et l’expression est d’autant moins spontanée qu’elle se fait sous l’œil vigilant du guide-traducteur. Mais on ressent, chez elle comme chez tous nos interlocuteurs à Pyongyang, une foi authentique en cette nouvelle priorité donnée à l’économie, parce qu’elle pourrait permettre d’améliorer le quotidien. Nulle part il n’est expliqué que selon la lecture du nouvel interlocuteur américain, Donald Trump, c’est après le renoncement au stock d’armes nucléaires que seront levées les sanctions.
Dans la capitale de 3 millions d’habitants, on retrouve désormais les mêmes messages louant la ligne dite du 20 avril aux coins des rues, dans les couloirs des universités, et lors de ces événements de mobilisation des masses propres à la Corée du Nord. Le changement à Pyongyang est indéniable. Les tours poussent. Contre un investissement majeur d’environ 3 000 euros, de nouveaux commerçants ouvrent des échoppes : ces dernières proposent boissons et en-cas jusque tard dans la soirée lorsque leurs lumières éclairent un peu une ville encore largement dans le noir une fois la nuit tombée.
Le marché gris s’est substitué aux distributions d’Etat défaillantes après la famine qui a laissé un pays effondré au tournant du XXIe siècle. Des compagnies étatiques affichent de nouvelles visées commerciales : le groupe Naegohyang (« ma terre natale ») a ouvert un restaurant de barbecue, inauguré des boutiques d’articles de sport et il produit une marque de cigarettes de luxe « 7.27 », en référence à la date de l’Armistice de 1953, et une autre de soju, l’alcool coréen. La compagnie Air Koryo, qui ne possède que quelques vieux avions russes, s’est lancée dans les stations-service et les taxis.
En haut : un père de famille dans un supermarché de Pyongyang, en juin 2017. En bas : dans un supermarché de Bundang, près de Séoul, en septembre.
« Il n’y a pas de surplus »
Parce que la capitale absorbe tout, le tableau est très différent dans les campagnes, où les Coréens du Nord vivent toujours sous le régime de la ferme collectiviste. Sur les murs de ces villages de 2 000 à 4 000 individus sont là aussi peints les messages tour à tour agressifs – « Combattez l’envahisseur ! » – ou incantatoires – « Avec la confiance du maréchal, nous pouvons soulever le globe ! »
Selon l’ONU, environ 10 des 25 millions de Coréens du Nord sont sous-alimentés et un enfant sur cinq souffre d’un retard de croissance. Une évolution majeure a là aussi été introduite : les paysans ont le droit lorsque les quotas de production ont été remplis de conserver une partie du surplus.
En 2012-2013, soit juste après l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, a commencé à être testé dans certaines régions un « système de responsabilité au champ », qui confie à une famille ou deux un lopin de terre. Cet essai, qui s’étend depuis, n’est pas sans rappeler les changements introduits en Chine par Deng Xiaoping au tournant des années 1980 et qui avaient permis un bond dans les rendements agricoles du grand voisin. Tous les dix jours, une journée de repos permet aux paysans d’aller vendre au marché, en échange de biens manufacturés, souvent produits en Chine.
Mais le peu d’observateurs ayant un accès à la vraie campagne nord-coréenne décrivent une réalité moins optimiste. « Dans les faits, il n’y a pas de surplus », dit l’un d’eux, pas convaincu du tout que le niveau de vie y progresse. Il n’y a ni les outils, ni les engrais, ni le savoir-faire nécessaires. L’essentiel de la population rurale se contente au mieux de riz, éventuellement accompagné de chou fermenté (kimchi). Les mois de soudure, avant la récolte, sont les plus durs et il suffit d’une saison particulièrement sèche (2017) ou au contraire d’inondations (2016) pour dévaster le tout.
« Le dirigeant a conscience que ça ne peut pas durer ainsi, il se rend compte que l’économie ne fonctionnait pas, la volonté d’engager le mouvement est authentique », veut croire un connaisseur de Pyongyang. Mais Kim Jong-un n’a pas pour autant renoncé aux caractéristiques qui font du régime légué par son père et son grand-père le plus fermé de la planète : culte de la personnalité et embrigadement idéologique extrême, surveillance à chaque instant de l’individu, fermeture des communications avec le monde extérieur. Un système où la lourdeur bureaucratique, le manque d’expertise et la peur de prendre des initiatives seront des freins. « Pourront-ils changer après soixante-dix ans de blocages, d’éradication de la pensée critique ? », se demande cet observateur.
Harold Thibault (Pyongyang, envoyé spécial)