Les youyous, aussi stridents que roucoulants, résonnent dans le vaste hall de la mairie. Le couple béat, lui cravate rayée sur une chemise rose, elle drapée dans une mousseline immaculée, s’avance à pas timides sur le sol carrelé. C’est la saison des mariages en Tunisie, et la mairie du Kram, commune située au nord de Tunis, reste ouverte tard le soir. Il faut bien accommoder tout le monde.
Dans son bureau du premier étage, Fathi Laayouni, qui affectionne les chemises couleur fuchsia, a étalé devant lui des feuilles noircies de notes. Des passages sont ostensiblement soulignés au rouge. L’homme, avocat de son état, s’apprête à plaider. Avant de s’élancer, une dernière amabilité : il sert dans une soucoupe un baklawa, gâteau en losange farci de pistache et fruits secs, qui languit sous sa patine de miel. Nous voici au cœur de l’« Emirat islamique du Kram ». L’appellation est sévère. On la doit à une chroniqueuse du site d’informations Businessnews qui ne porte pas, à l’évidence, Me Laayouni dans son cœur. Elle a bien des raisons.
C’est que le maire du Kram, fraîchement élu (au printemps), est un personnage extrêmement controversé, y compris dans son propre camp islamiste. L’homme savoure sa sulfureuse réputation. Il s’y complaît, même si, homme de loi rompu aux arguties, il se prévaut surtout d’articles et d’alinéas, torsadés à souhait pour créditer une pensée foncièrement orthodoxe, un référentiel ultra-conservateur. Le scandale ne pouvait assurément venir que de lui. Il a éclaté au cœur de l’été, quand le maire du Kram a proclamé qu’il n’autoriserait jamais, au grand jamais, un mariage en son fief entre une Tunisienne et un non-musulman.
Son diktat municipal est un défi ouvert lancé au président de la République lui-même, Béji Caïd Essebsi, qui s’était personnellement engagé à dépoussiérer une pratique administrative ouvertement discriminatoire. En Tunisie, l’homme avait le droit d’épouser une non-musulmane. Mais l’inverse était proscrit. Les Tunisiennes étaient interdites d’union avec un non-musulman. Ainsi l’avait formalisé, en s’inspirant d’une tradition musulmane ancestrale, une circulaire datant de 1973 diffusée par le ministre de la justice de l’époque. A l’automne 2017, le chef de l’Etat, adepte d’une vision moderniste du statut de la femme, a ordonné l’abrogation de la circulaire, légalisant du coup le type de mariage mixte (avec la Tunisienne comme épouse) jusque-là prohibé.
Pensée dure, enveloppe avenante
Me Laayouni, l’« émir » du Kram, n’en a cure. Il est entré en résistance. Il a ordonné à ses services d’état-civil de refuser ce profil de mariage. Il invoque une lecture particulière de l’article 5 du Code du statut personnel datant de 1956 – héritage du « Père de la nation » Habib Bourguiba, pourtant d’ordinaire célébré comme progressiste – et bien sûr la Constitution de 2014. Celle-ci postule que l’Etat a pour responsabilité de « protéger le sacré » (article 6). Cela suffit à Me Laayouni pour affirmer qu’il ne fait « qu’appliquer la loi ». Et que l’infamie vient des autres, cette « minorité d’extrémistes » qui veut « éliminer la religion » de son interprétation de la Constitution, qui s’emploie à « détruire la famille et la morale ».
Fathi Laayouni est un symptôme, celui du réveil du courant d’opinion islamiste en Tunisie, qui avait fait profil bas depuis 2013 – année charnière où la montée du salafisme violent avait provoqué en réaction une vaste mobilisation contre l’islam politique. Dans ce contexte, le parti Ennahda, issu de la matrice islamiste mais entré en alliance tactique début 2015 avec ses anciens rivaux modernistes, avait enjoint à ses partisans de pondérer leurs postures. La consigne de discrétion a tenu environ trois ans.
Depuis la victoire d’Ennahda aux élections municipales du 6 mai, la base islamiste redonne de la voix. Sa nouvelle hardiesse cause parfois des soucis à une direction du parti très préoccupée par son image auprès des Occidentaux, qu’il ne faut pas effaroucher. Me Laayouni est habile. Il invoque la Constitution et Bourguiba. Une pensée dure dans une enveloppe avenante.
Contradictions
Mais en face du maire du Kram se dressent d’autres édiles, aux antipodes de sa vision du monde. La bataille du mariage fait rage. A La Marsa, autre commune du nord de Tunis, le maire, Slim Meherzi, pédiatre « moderniste » sans affiliation partisane, vient de célébrer ostensiblement un mariage bigarré : celui d’une Tunisienne avec un Portugais catholique. Il en est très fier. Et il s’apprête à récidiver le mois prochain avec un Français. « Il faut être intransigeant avec l’application des principes constitutionnels », clame M. Meherzi.
C’est que sa lecture de la Constitution n’est pas celle de Me Laayouni. Lui retient plutôt la stipulation que l’Etat « garantit la liberté de conscience » (article 6), que la Tunisie est « un Etat civil fondé sur la citoyenneté » (article 2) et que « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs » (article 21). « Toute Tunisienne a le droit d’épouser qui elle veut : un athée, un bouddhiste ou peu importe », dit M. Meherzi.
Un autre maire, celui de L’Ariana, commune proche de Tunis, s’affiche lui aussi accueillant vis-à-vis des couples mixtes. Fadhel Moussa, professeur de droit et ancien élu à l’Assemblée constituante (2011-2014), lance une invitation : « Tous les couples sont bienvenus dans ma mairie. » Il n’a encore « marié » aucun couple mixte, mais il se dit prêt à le faire à la première occasion. « Pour moi, la foi relève du for intérieur », insiste-t-il.
Entre Le Kram, La Marsa, L’Ariana et bien d’autres communes encore, la Tunisie éprouve ses contradictions. La bataille des mariages mixtes est comme une nouvelle ligne de front idéologique. Elle se déploie dans les nervures d’un pays promu laboratoire des mutations sociétales de la rive méridionale de la Méditerranée.
Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)