Peu de régimes totalitaires ont poussé aussi loin que la Corée du Nord, et de manière aussi durable, la théâtralisation politique. L’art de la propagande nord-coréen investit le monumental – comme à Pyongyang, asservie à l’idéologie –, l’iconographie, les arts scéniques, le cinéma ou la littérature. Ses points d’orgue sont les « océaniques » manifestations de masse qui commémorent la geste nationale, tels que le « Jour du Soleil » – le 15 avril, anniversaire de la naissance de Kim Il-sung (1912-1994), père fondateur et « président pour l’éternité » – et la Fête nationale du 9 septembre.
Ces grand-messes donnent l’occasion d’exhiber la force militaire d’un pays construit à la pointe des fusils, et de célèbrer l’unité politique autant que charnelle de la nation. Rituels d’adhésion du peuple au pouvoir, ces parades se veulent l’expression visuelle d’un unanimisme proclamé et d’un patriotisme forcené qui ne sont pas étrangers – avec la coercition – à la résilience du pays aux coups de boutoir de l’histoire : effondrement de l’URSS, évolution de la Chine et dramatique famine dans la seconde partie de des années 1980.
Les parades militaires commencent toujours par le défilé d’un bataillon en uniforme beige des maquisards, qui luttèrent sous le commandement de Kim Il-sung contre le colonisateur japonais (1910-1945). Le pouvoir tire sa légitimité de cet héritage et de sa capacité, aujourd’hui, à défendre un pays qui se veut une citadelle assiégée depuis plus d’un demi-siècle.
Ces parades ne sont pas seulement militaires. La population est à la fois spectatrice et actrice de ces célébrations du pays en marche. Tout Pyongyang est mobilisé : les participants civils ont répété pendant des jours, des semaines, dormant parfois sur place. Face à la tribune d’honneur de la place Kim Il-sung sont rassemblés au carré, depuis l’aube, une dizaine de milliers d’hommes et de femmes en robe traditionnelle chatoyante, sautillant en brandissant des fleurs artificielles pendant des heures.
Après la parade militaire, un interminable défilé de chars fleuris conte chacun un épisode de l’histoire nationale, illustrant par des tableaux vivants les progrès et les slogans du jour. Ils sont suivis de foules en liesse, brandissant fleurs en papier et drapeaux, la tête tournée vers la tribune. Le rituel est immuable d’une célébration à l’autre : le peuple salue et remercie le dirigeant.
Pour ces grandes mises en scène du régime par lui-même, la Corée du Nord s’est inspirée de l’URSS stalinienne et de la Chine maoïste. Mais l’art de propagande y a atteint son apogée entre 1980 et 1994, période de direction bicéphale de Kim Il-sung et de son fils Kim Jong-il (1942-2010), alors successeur désigné.
Féru de cinéma, ce dernier a donné un caractère grandiose à ces spectacles miroirs de l’Etat, qui prirent de plus en plus d’ampleur à la suite de l’effondrement du bloc soviétique afin de renforcer la cohésion idéologique. Les thèmes ne varient guère : le rappel des souffrances du passé – colonisation japonaise, guerre fratricide – vise à souligner les progrès accomplis « par nous seuls, sans aide extérieure ». Kim Jong-il a mis en scène le grand récit national en sublimant l’identité coréenne dont la République populaire démocratique de Corée serait seule dépositaire, afin de galvaniser un nationalisme qui, plus que le marxisme, constitue l’armature du pouvoir.
Il fut à l’origine du spectaculaire festival Arirang – appelé aussi « Mass Games », les « jeux géants » – qui a débuté en 2002, année de la proclamation de la fin de la « Marche forcée » (expression pour désigner la famine). Le festival, qui mêle gymnastique, acrobatie et chorégraphie, se déroule au Stade du 1er-Mai qui compte 150 000 places. Le spectacle réunit presque autant de participants. Cette superproduction de la propagande en acte avait été suspendue depuis 2013 pour une raison inconnue. Le festival a repris cette année.
Refrain d’une ballade ancienne exprimant la douleur d’amants séparés et la nostalgie du pays natal, Arirang est un hymne à la réunification – et un message de cohésion et de détermination adressé à l’extérieur.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)