Il y a deux semaines, Washington annulait brutalement la visite à Pyongyang du secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, et Donald Trump critiquait la Chine accusée de « compliquer les choses avec la Corée du Nord ». Aujourd’hui, ce dernier se congratule du renouvellement de l’engagement de Kim Jong-un, au cours de son entretien avec un émissaire du président sudiste Moon Jae-in mercredi 5 septembre, de parvenir à une « dénucléarisation de la péninsule », « durant le premier mandat » du président américain (qui s’achève en janvier 2021). Et celui-ci jubile : « Nous y arriverons ensemble ! », proclame-t-il à l’adresse du dirigeant nord-coréen.
Ces volte-face suscitent un certain scepticisme sur la consistance de la politique américaine vis-à-vis de la République populaire démocratique de Corée (RPDC). Spectaculaires, elles voilent surtout une évolution de la donne depuis la poignée de main historique entre Kim Jong-un et Donald Trump, le 12 juin à Singapour.
La réaction irritée de la Chine, qui a jugé « irresponsable » l’attitude de Washington à la suite de l’annulation de la visite de Mike Pompeo, et celle, mesurée, de la Corée du Sud, qui n’a pas remis en cause la visite du président Moon Jae-in en Corée du Nord du 18 au 20 septembre, témoignent de la volonté de Pékin et de Séoul d’être des acteurs à part entière dans la pièce qui se joue, limitant de fait la marge de manœuvre de Washington.
La crise nucléaire nord-coréenne est de moins en moins un bras de fer entre la RPDC, d’une part, et les Etats-Unis et leurs alliés, de l’autre. Elle est devenue le point focal des antagonismes entre les puissances du Pacifique : rivalités entre la Chine et les Etats-Unis, la Chine et le Japon, la Corée du Sud et le Japon. Ces enjeux sécuritaires et économiques – attisés par les rancœurs du passé dans le cas de la Chine, du Japon et de la Corée – auxquels la Russie est aussi partie prenante, rendent l’équation coréenne plus complexe encore. Ils appellent une vision stratégique à long terme avec, à la clé, un accord régional multilatéral se substituant à l’ordre hérité de la guerre froide.
Mettre fin à un conflit qui remonte à 1950
La dénucléarisation de la Corée du Nord, qui en est l’un des effets, sera un élément central de tout nouvel équilibre en Asie du Nord-Est. Mais il est vain de penser que la question nucléaire nord-coréenne elle-même puisse être résolue rapidement. Si un processus de dénucléarisation concret est enclenché un jour, il prendra des années avant de porter ses fruits. En attendant, il faudra instaurer le « régime de paix et de stabilité dans la péninsule » qu’appelle le communiqué conjoint signé à Singapour. Mais cela ne sera possible qu’à condition de mettre fin à un conflit qui remonte à 1950-1953 mais est suspendu à un simple armistice – avec, de part et d’autre du 38e parallèle, des armées sur le pied de guerre.
Le sommet Kim-Trump visait à créer un climat de confiance mutuelle : les engagements concrets devant intervenir ultérieurement, au fil de pourparlers. Mais le temps passant, les malentendus sur lesquels la détente s’est construite sont devenus plus évidents. A commencer par la formule « la dénucléarisation complète de la péninsule coréenne », inlassablement reprise d’un communiqué à l’autre.
Pour les Etats-Unis, elle signifie la dénucléarisation unilatérale de la Corée du Nord. Mais pour celle-ci – comme pour la Chine et la Corée du Sud, placée sous le parapluie atomique des Etats-Unis –, il s’agit bien de la dénucléarisation de toute la péninsule. Dans sa montée aux créneaux de ces dernières semaines, Washington revenait à son objectif initial : la « dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible » de la RPDC avant toute avancée vers un traité de paix. Pour Pyongyang, Washington doit respecter l’engagement pris à Singapour d’établir une « nouvelle relation entre les deux pays » en commençant par signer une déclaration de paix, prélude à un traité.
Développement de l’arsenal militaire chinois
Jusqu’au sommet de Singapour, la Chine a plus ou moins efficacement coopéré au renforcement des sanctions onusiennes à l’encontre de la Corée du Nord – qui en principe restent en place. A la suite de la rencontre Kim-Trump, Pékin s’est rapprochée à grands pas de Pyongyang, comme en témoignent trois rencontres entre les présidents des deux pays cette année. Le président du comité permanent de l’Assemblée nationale, Li Zhanshu, « numéro trois » dans la hiérarchie du Parti communiste chinois, devait représenter M. Xi lors du 70e anniversaire de la fondation de la RPDC, le 9 septembre.
La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump n’incite guère la Chine à se montrer conciliante dans l’affaire coréenne. Pékin ne veut pas d’une RPDC nucléaire, mais ce n’est pas sa priorité. Elle entend avant tout éviter de compromettre le développement du nord-est du pays par une déstabilisation de son voisin. Pour Pékin, la crise coréenne pourrait aussi être le catalyseur d’un nouvel ordre géopolitique en Asie du Nord-Est, ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Sur la question coréenne, « il sera difficile de convaincre la Chine d’accepter de coopérer avec les Etats-Unis dans un futur prévisible », estime l’analyste Yun Sun au Stimson Center, à Washington. Et en particulier de revenir à la tactique de la « pression maximale » (sanctions et pression militaire), que désapprouve aussi la Russie.
La modernisation de la force navale et des capacités balistiques de la Chine modifie les rapports de force dans la région : sans viser à défier la suprématie américaine, le développement de l’arsenal militaire chinois peut être dissuasif dans l’hypothèse d’une intervention militaire américaine en Corée. De son côté, le président Moon poursuit ses efforts de réconciliation avec Pyongyang afin de parvenir, par des accords économiques, à sceller un rapprochement limitant le risque d’une guerre dont les deux Corées seraient les premières victimes.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)