[Photo]
Sahra Wagenknecht et Oskar Lafontaine (à gauche), son mari, ex-ministre et cofondateur de Die Linke, à Berlin, le 14 janvier.
Le projet divise les observateurs de la scène politique allemande. Les uns veulent croire à une initiative sans lendemain, avant tout motivée par le désir d’émancipation d’une députée à l’ambition dévorante, trop à l’étroit dans son propre parti ; les autres voient au contraire le début d’une aventure prometteuse, qui pourrait bousculer en profondeur la vie politique du pays.
Tous, cependant, sont d’accord pour dire que le mouvement « Aufstehen » (« Debout ») lancé, mardi 4 septembre, par Sahra Wagenknecht, qui entend pour l’heure rester coprésidente du groupe Die Linke au Bundestag, est un symptôme : celui d’une gauche allemande en pleine crise existentielle. Celle-ci est confrontée à une érosion inédite de son socle électoral, concurrencée par une extrême droite plus conquérante que jamais et sommée d’apporter des réponses à des questions jugées longtemps secondaires, mais aujourd’hui centrales dans le débat public, celle de l’immigration au premier chef.
Sahra Wagenknecht, 49 ans, occupe une place à part dans la vie politique allemande. Débatteuse redoutée, invitée régulière des talk-shows télévisés, où sa beauté sévère et son verbe mordant font merveille, elle jouit d’une exposition médiatique inversement proportionnelle à son poids politique. Membre du Bundestag depuis 2009, elle a toujours défendu des positions intransigeantes au sein de sa famille politique, au risque de se mettre à dos la majorité de ses camarades.
« Naïveté »
Soucieuse de défendre la mémoire de la RDA à une époque, celle des lendemains de la réunification, où il était de bon ton de la condamner en bloc ; continuant à se dire « marxiste » quand presque plus personne, dans son parti, n’ose célébrer l’auteur du Capital ; en porte-à-faux avec la ligne officielle de Die Linke en raison de son soutien affiché au gouvernement russe, de ses griefs répétés contre l’Union européenne et de sa critique acharnée de l’OTAN, elle s’est surtout fait remarquer par son discours sur l’immigration, en décalage avec celui qui prévaut dans son camp.
Sur cette question, sa position est arrêtée depuis longtemps. Voilà des années, déjà, qu’elle fustige la « naïveté » et la « bonne conscience » de la gauche sur le sujet. Opposée, dès le départ, à la politique des « frontières ouvertes » défendue par la chancelière, Angela Merkel, lors de l’afflux de réfugiés en 2015, elle n’a pas hésité à monter en première ligne après les viols commis à Cologne, dans la nuit du 31 décembre 2015, par des hommes pour la plupart originaires d’Afrique du Nord. « Ceux qui abusent du droit d’hospitalité perdent le droit à l’hospitalité », avait-elle déclaré à l’époque.
Depuis, son opinion n’a pas varié. Au dernier congrès de Die Linke, à Leipzig en juin, les huées qui ont couvert son discours appelant à une immigration contrôlée ont montré à quel point elle était isolée face à la majorité du parti, restée attachée à l’« internationalisme » et à l’« ouverture des frontières ».
En fondant Aufstehen, Sahra Wagenknecht fait donc un pari : tenter de rassembler, au-delà de Die Linke, des citoyens à la fois préoccupés par la question sociale mais sensibles à un discours de fermeté sur l’immigration. « Wagenknecht part du constat que la gauche a beaucoup reculé ces dernières années, en particulier en ex-RDA, au profit de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, extrême droite], qui parvient à mobiliser sur la seule question de l’immigration. Pour que la gauche devienne majoritaire, elle doit donc à ses yeux combattre l’AfD sur ce terrain », explique Gero Neugebauer, chercheur en sciences politiques spécialiste de l’ex-RDA.
« Ce que nous avons raté »
Accusée par ses détracteurs, notamment dans son parti, de singer le discours de l’AfD, Sahra Wagenknecht s’est toujours défendue de toute parenté avec le parti d’extrême droite. Pour M. Neugebauer, le procès est exagéré. « Jusqu’à présent, elle a toujours dit qu’il fallait absolument garantir le droit d’asile, ce qui la distingue clairement de l’AfD », souligne le chercheur.
Professeur de sociologie à l’Université libre de Berlin, spécialiste des mouvements sociaux en Allemagne et en Europe, Dieter Rucht partage cet avis : « Certes, Wagenknecht souhaite limiter l’immigration, mais elle ne prône ni une immigration zéro ni des expulsions massives des étrangers, contrairement à l’AfD. Par ailleurs, son discours n’est pas fondé sur une vision identitaire et culturelle. Enfin, il n’y a pas chez elle de critique de l’islam, point central du programme de l’AfD. »
Si le discours n’est pas le même que l’AfD, au-delà d’une priorité commune accordée à la question de l’immigration, l’objectif d’Aufstehen est bien d’offrir une alternative aux électeurs du parti d’extrême droite aujourd’hui représenté au Bundestag par 92 députés – quand Die Linke n’en compte que 69. « Avec ce mouvement, nous voulons juguler la montée de l’AfD. Regardez ce qui se passe en ex-Allemagne de l’Est. L’AfD y est devenu le parti des travailleurs et des demandeurs d’emploi. Cela doit nous faire réfléchir, à gauche, sur ce que nous avons raté », expliquait récemment Oskar Lafontaine, mari de Sarah Wagenknecht mais surtout ancien ministre des finances de Gerhard Schröder (1998-1999) et longtemps leader de l’aile gauche du Parti social-démocrate, avant d’en claquer la porte puis de cofonder Die Linke en 2007.
Dans quelle mesure Aufstehen peut-il bousculer la scène politique allemande ? Difficile à dire, d’abord en raison du flou que ses fondateurs entretiennent quant à leurs intentions. « Ce n’est pas la même chose si cela reste un mouvement, qui a pour but essentiel de peser dans le débat public, ou si cela se transforme en parti, avec la volonté de concourir aux élections, et donc de faire concurrence à des partis déjà existants », observe M. Neugebauer.
« Se méfier des sondages »
Selon un sondage Kantar Emnid pour le magazine Focus, réalisé début août quelques jours après la mise en ligne d’un site Internet présentant les objectifs du futur mouvement, 34 % des électeurs allemands seraient prêts à voter pour un tel parti, lequel serait soutenu par 87 % des électeurs de Die Linke, 53 % de ceux des Verts et 37 % de ceux du SPD. « Il faut se méfier de ce genre de sondages », prévient toutefois M. Neugebauer, qui rappelle à titre d’exemple qu’« un parti comme les Verts a un potentiel de vote de plus de 25 %, alors qu’il obtient moins de 10 % des voix aux élections nationales ».
Dubitatif quant aux chances d’une nouvelle structure partisane, pour laquelle il ne voit « pas d’espace à gauche », Dieter Rucht pointe également le peu d’enthousiasme suscité par cette initiative auprès des élus de gauche, qui ne sont pour l’heure qu’une poignée à l’avoir saluée, la plus connue étant Simone Lange, qui a eu son heure de gloire, en avril, en obtenant 27 % des voix comme candidate à la présidence du SPD. Aux sceptiques, Sahra Wagenknecht et son entourage rétorquent que plus de 60 000 personnes se sont enregistrées, depuis un mois, sur le site annonçant la naissance du mouvement.
Thomas Wieder (Berlin, correspondant)