Les résistances et les débats suscités par l’introduction des études postcoloniales dans les sciences sociales françaises nous conduisent à situer les études décoloniales par rapport à elles. Les unes comme les autres suscitent aussi bien chez les sociologues que chez les anthropologues et les historiens français trois types de critiques : États-Unis-centrisme, manichéisme et essentialisme. Il n’est pas possible de reprendre l’ensemble des nombreux débats actuels liés aux études postcoloniales. En revanche nous comparons et retraçons ici les connexions entre les deux courants de pensée pour montrer en quoi les auteurs dits « postoccidentaux » ou « décoloniaux » ne tombent pas nécessairement tous et systématiquement dans trois écueils rédhibitoires qu’un public français réunit volontiers sous un péché capital : le communautarisme. Introduire une pluralité d’auteurs de ce courant aux positions contrastées ne nous épargne pas, au contraire, une critique qui choisit cependant de rester ouverte au dialogue avec des hommes et des femmes travaillant en Amérique latine et aux Etats-Unis : le philosophe argentin de la libération Enrique Dussel (Mexique), le sociologue péruvien Aníbal Quijano (États-Unis), le sémioticien et théoricien culturel argentin-américain Walter D. Mignolo (États-Unis), le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez (Colombie), la sémioticienne argentine Zulma Palermo (Argentine), les anthropologues colombiens Arturo Escobar (États-Unis) et Eduardo Restrepo (Colombie), le sociologue vénézuélien Edgardo Lander (Venezuela), l’anthropologue vénézuélien Fernando Coronil (États-Unis), le philosophe portoricain Nelson Maldonado Torres (États-Unis), le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel (États-Unis), la spécialiste en études culturelles et nord-américaine Catherine Walsh (Équateur) et la critique littéraire allemande Freya Schiwy (États-Unis) [1].
Estudios decoloniales/postcolonial studies
A priori les penseurs latino-américains et caribéens comme les « latinos » des États-Unis affichent leurs différences avec les postcolonial studies anglophones. La différence d’étiquette se justifie selon plusieurs auteurs [Nómadas, 2007 ; Grosfoguel, 2006] dans la mesure où leur pensée s’exerce dans des contextes géopolitiques différents, à partir de disciplines moins ancrées dans la littérature que dans l’analyse économique et où leur généalogie intellectuelle se nourrit de sources distinctes. C’est essentiellement à partir de 2006, dix ans après leurs premiers écrits collectifs vers 1996, que ces trois types de différences sont revendiqués (géopolitique, disciplinaire, généalogique). Mais le fait de se situer au même « emplacement » que les études postcoloniales n’est cependant pas sans profits symboliques dans le champ académique.
Les théories postcoloniales étant un courant de pensée anglophone né dans les années 1980-1990 qui réfléchit sur les héritages coloniaux britanniques en Inde, en Australie, en Afrique et au Moyen Orient des xixe et xxe siècles, elles ignorent d’emblée l’expérience de l’Amérique latine, dont les pays prirent leur indépendance vis-à-vis de l’Espagne dès le début du XIXe siècle [2]. La tradition de pensée sud-américaine, hispanophone et lusophone, est donc absente. La critique postcoloniale de l’eurocentrisme reste eurocentrique en limitant son champ de réflexion aux legs des empires nord-européens du XIXe siècle.
Mise à l’écart constatée, regrettée, analysée et finalement contrecarrée par la proposition de vocables distinctifs : postoccidentalisme, courant décolonial ou programme de recherche Modernité/Colonialité ; adjectifs qui permettent de mieux mettre en évidence la permanence de la colonialité globale du pouvoir, du savoir et de l’être après la décolonisation. La notion de colonialité globale du pouvoir est introduite par le groupe pour faire référence à l’imbrication complexe et dynamique des phénomènes économiques et des processus socioculturels de racialisation (culturelles et linguistiques), de sexisation et de sexualisation3 dans les rapports de pouvoir et de savoir qui se mettent en place à partir de l’époque moderne, c’est-à-dire à partir du xve siècle. Une imbrication que les processus politiques de libération nationale réalisés au xixe siècle en Amérique latine n’ont pas réussi à transformer en profondeur [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2007, p. 17].
Tel qu’il est diffusé et présenté en Amérique latine, le postcolonialisme anglo-saxon inclut les études subalternes [3] nées aux Indes (R. Guha, P. Chatterjee et G. C. Chakravarty) mais surtout des auteurs uniquement appelés « postcoloniaux » (H. Bhabha, G. C. Spivak, E. Said) qui réfléchissent à partir des contextes et des enjeux propres aux États-Unis (droits civiques, immigration, multiculturalisme). Ces auteurs s’inspirent essentiellement de la relecture du marxisme hétérodoxe (A. Gramsci) à partir des années 1956 [4] et des volontés de dépassement du marxisme (M. Hardt, A. Negri, M. Lazarrato), du poststructuralisme (G. Deleuze, M. Foucault) et de la critique de la métaphysique occidentale (K. Marx, F. Nietzsche, M. Heidegger). « Il s’agit d’un domaine théorique régional dont l’influence mondiale ne saurait être séparée de son enracinement dans de puissantes universités métropolitaines » [Coronil, 2006, p. 232]. Par contraste, les théories latino-américaines réfléchissent à partir des legs des empires espagnol et portugais du XVIe au XXe siècle pour considérer le système-monde. Les héritages sont pensés non seulement comme coloniaux mais comme indissociablement modernes/coloniaux. Leur pensée puise dans les théories économiques de la dépendance ainsi que dans la philosophie de la libération. Autrement dit et contrairement aux études postcoloniales qui ont surtout pris racine dans les départements de littérature et qui s’attachent à déconstruire l’européocentrisme des discours, les études décoloniales articulent les analyses économiques, sociologiques et historiques avec des développements philosophiques. Mais par rapport aux analyses du système-monde, la culture a pour eux un rôle plus central : loin d’être un appendice mineur des processus économiques et politiques, elle est au contraire consti-tu-tive des processus d’accumulation capitaliste [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2007]. Enfin, dernière différence revendiquée : des philosophes créoles et indiens des XIXe et XXe siècles (José Carlos Mariátegui, Rodolfo Kusch, Fausto Reinaga, Manuel Quintín Lame) mais aussi des auteurs indiens et espagnols de l’époque coloniale (Waman Poma de Ayala, Bartolomé de Las Casas), des auteurs caribéens (Aimé Césaire, Franz Fanon) font partie de leur univers de noms tutélaires. « Les théoriciens décoloniaux pensent que c’est là, chez ces “penseurs subalternes” (et non dans les grandes figures académiques du marxisme et du post-structuralisme) qu’il faut aller chercher les fondements d’une théorie critique de la société » [Nómadas, 2007].
Finalement, par rapport aux études postcoloniales, plusieurs points de différence revendiqués émergent : le caractère indissociable de la modernité et de la colonialité mis en place à partir de 1492, l’importance donnée aux dimensions économiques et sociales de la colonialité, la pensée enracinée dans les traditions de pensée du Sud du continent. Cela conduit les théories décoloniales à être beaucoup plus critiques que les études postcoloniales dont les ambiguïtés politiques ont été soulignées par Ella Shohat [1992 in 2007]. Les différences entre approches décoloniales et postcoloniales sont donc substantielles. Et les premières sont moins connues que les secondes. Toutefois, au lieu de regretter la subalternisation dont font l’objet dans le champ des sciences sociales anglo-américaines les publications en espagnol, il faut plutôt analyser comment elles nous parviennent aujourd’hui. Or le paradoxe est précisément que leur circulation est actuellement, en partie, liée à celle des théories postcoloniales.
Circulation
Les auteurs des textes que nous présentons dans ce dossier ont largement publié en anglais. De fait le texte de Walter Mignolo, professeur à l’Université de Duke (États-Unis) et celui de Ramón Grosfoguel, professeur à Berkeley (États-Unis) ont été traduits de l’anglais, tandis que celui d’Enrique Dussel a été traduit à partir de la version espagnole, sachant que la version anglaise existe déjà. C’est bien parce que les études postcoloniales et les études subalternes véhiculées en anglais commencent à faire l’objet de traductions et de numéros spéciaux de revues de sciences humaines et sociales [5] dans l’Hexagone, surtout à partir de novembre 2005, que nous-mêmes avons commencé à chercher et connaître des auteurs latino-américains. La question est alors la suivante : serions-nous finalement comme les passeurs naïfs dénoncés par P. Bourdieu et L. Wacquant qui, sous couvert de donner à lire une pléiade d’auteurs appartenant aux minorités en lutte aux États-Unis – ici « hispano » –, participeraient à l’américanisation – par le nord – des sciences sociales, en particulier par la diffusion d’un sens commun aux « études ethniques », lui-même enraciné dans l’histoire particulière des Etats-Unis ? [6] [Bourdieu, Wacquant, 1998]. Nous suivrons plutôt Osmundo de Araujo Pinho et Ângela Figueiredo qui ont souligné comment le recours à des idées dites étrangères s’inscrit en réalité dans des luttes politiques et académiques anciennes qui n’ont pas attendu les théories nord-américaines pour émerger [Araujo Pinho, Figueiredo, 2002].
Certes, le risque de déshistoricisation des théories lors de leur déracinement avec ce que le processus implique comme malentendus lors des replantations est grand. Toutefois il n’est pas soutenable de reléguer d’emblée tout un ensemble de réflexions en raison de leurs contextes sociohistoriques d’émergence. Les connaître et en analyser l’influence est toutefois indispensable. Effectivement, les rencontres qui ont jalonné la constitution du groupe se sont tenues entre les États-Unis et les Amériques latines : Binghamton à l’Université de l’État de New York (SUNY) en 1996, Caracas à l’Université Centrale du Venezuela avec l’appui de la CLACSO [7] et de nouveau Binghamton en 1998, en Colombie grâce à la Pontificia Universidad Javeriana et à l’Instituto de Estudios Sociales y Culturales Pensar, puis Boston en 2000, Duke en 2001, Berkeley en 2003, Chapel Hill et Duke en 2004, Quito en 2006 [8]. Anibal Quijano est actuellement en poste à l’université de Binghamton, Ramon Grosfoguel à Berkeley et Walter Mignolo à Duke. Un certain nombre d’éléments objectifs permettent de penser que la constitution du réseau en tant que « groupe », en tant que latino-américain, caribéen et « latino » et en tant qu’équivalent des études postcoloniales anglo-américaines s’effectue dans les interactions avec les collègues nord-américains. Une identité dialogique somme toute classique. Ces interactions fomentent-elles alors l’américanisation de la pensée latino-américaine ou l’inverse ? Il est frappant de constater que les publications sont d’abord en espagnol, tournées vers des questions qui touchent à la pratique de la pensée en Amérique latine pour se tourner ensuite vers la question de l’immigration « latino » aux États-Unis et vers l’analyse de la globalisation. Et en même temps, les derniers livres sont de nouveau en espagnol et reprennent la question des conditions de production des théories latino-américaines en sciences sociales.
Les connexions établies sont traversées par des rapports asymétriques tout en permettant la transgression de certaines frontières. Elles ne sont ni subversives ni conservatrices en elles-mêmes, quel que soit le sens de leur mouvement, du sud vers le nord ou du nord vers le sud. Comment interpréter l’influence de ce que Walter Mignolo nomme « la pensée aymara » sur sa définition de « communal future », un futur fondé sur la coexistence de droits collectifs et individuels sur les ressources naturelles ? Là où Walter Mignolo cherche à faire connaître la pensée aymara, l’économiste en question verra peut-être un pillage intellectuel, dénonçant son passeur universitaire comme l’a fait Silvia Rivera Cusicanqui [2006]. Mais il est difficile en même temps de nier la créativité que permet une réélaboration permanente qui cite ses sources. Les idées ne sont pas « pures » et surtout elles ne sont pas fixes, elles se forment par la circulation. Lorsque Ramón Grosfoguel utilise en anglais, et avec sa connaissance approfondie des réalités nord-américaines, le concept de « colonialité du pouvoir » du sociologue péruvien Aníbal Quijano pour comparer les situations des immigrés caribéens aux États-Unis, en Hollande, en France et en Grande-Bretagne, nous sommes peut-être devant un concept proprement transaméricain.
En réalité, il est trop simple d’interpréter l’arrivée des études décoloniales via l’anglais et les États-Unis comme une « ruse de la raison impérialiste ». Les premiers ouvrages du philosophe Enrique Dussel sont publiés en français depuis la fin des années 1980 [1989, 1992, 2003] [9]. Dès 1994, un article d’Aníbal Quijano est mis en ligne sur le site de la revue Multitudes, revue qui a récemment traduit un article de Ramón Grosfoguel en 2006 [n° 26]. Les liens entre penseurs critiques latino-américains et français sont antérieurs à la percée des études postcoloniales en France. Les traductions concernent le plus souvent des ouvrages et des articles des auteurs avant leur mise en réseau et leur réflexion commune.
De plus, il est possible d’esquisser une autre lecture du phénomène, plus réaliste quant à la position des sciences humaines et sociales francophones. Que nous puissions, en 2010, lire en France les propositions de penseurs latino-américains est probablement l’effet de glissements et rééquilibrages dans la géopolitique du savoir actuelle marquée en partie par une montée en puissance des sciences sociales brésiliennes, hispano-américaines et indiennes (en anglais, certes). Tandis que les sciences sociales francophones, en particulier l’anthropologie, connaissent un processus de désinternationalisation ou de « re-nationalisation » selon Benoît de l’Estoile [2008], les auteurs brésiliens et hispano-américains, de plus en plus nombreux, s’internationalisent davantage (certes en anglais) à mesure que se consolident leurs champs académiques nationaux. En tout état de cause, la fécondité des rencontres entre des chercheurs aux horizons aussi divers – même si elle a parfois lieu dans le giron de l’hégémonique Amérique – ne peut être balayée d’un revers de main.
Traductions et résistances
Même si elles percent, les études latino-américaines dites « postoccidentales » par certains, ou « décoloniales » par d’autres, sont malgré tout significativement absentes du panorama éditorial français. En effet, il est très frappant qu’aucun ouvrage de Walter Mignolo ne soit encore traduit en langue française [10] alors même que les parutions – anglaises – de ses livres ont fait l’objet de comptes rendus par Serge Gruzinski dès 1997 dans l’Homme [11], puis dans Nuevo Mundo Mundos Nuevos, en 2005 [12]. De fait, tout en soulignant l’apport central d’un regard non européocentré sur les Amériques du XVIe au XIXe siècle, Serge Gruzinski regrette que The darker side of the renaissance fonctionne sur un manichéisme inversé :
« On aurait par contre souhaité qu’il explorât davantage la réceptivité et la sensibilité des lettrés occidentaux aux cultures indiennes. […] La description, par le jésuite Acosta, des quipu andins, l’intérêt porté par les missionnaires aux langues amérindiennes, le recours aux cartographes indigènes – dans le cadre des fameuses relaciones geográficas – ou la passion encyclopédique d’un Sahagún suggèrent une version américaine de la Renaissance sinon “moins sombre”, du moins plus complexe et ambiguë que celle que l’auteur défend. Mais sans doute convient-il d’y voir la marque inquiétante de la “political correctness” régnant outre-Atlantique en matière de “cultural studies.” »
Le manichéisme est pourtant peu présent dans cette œuvre qui a fait connaître Walter Mignolo alors que dans les suivantes il s’affirme davantage. Il développait déjà l’idée de pensées de la frontière et un intérêt pour l’hybridité. Ce qui lui vaut un troisième ordre de critique que l’on trouve chez Jean-Loup Amselle dans L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, en 2008, qui dresse précisément le premier bilan des postcolonialismes africains, indiens et latino-américains. Mais il brosse ce tableau encyclopédique pour appliquer systématiquement une thèse, centrale, selon laquelle l’actuelle mouture des postcolonialismes serait profondément culturaliste et dangereusement essentialiste. Dans son chapitre sur l’Amérique latine intitulé « De l’Inde aux Amériques indiennes », J.-L. Amselle revient sur des critiques déjà adressées aux réflexions sur le métissage :
« La notion de “pensée alternative” que propose Mignolo emprunte beaucoup à l’idée de la “double conscience” de Du Bois, de même qu’elle s’inspire étroitement de la mouvance des Bristish cultural studies et en particulier des idées de Stuart Hall ou bien encore du courant de la “créolisation” (Glissant) et de la créolité (Bernabé, Confiant, Chamoiseau). Il y a là toute une constellation qui met l’accent sur la “modernité alternative”, la “différence coloniale”, ou ce que Mignolo nomme le “post-occidentalisme” et qui ne représente en fait qu’une nouvelle forme de culturalisme. En effet, mettre l’accent sur la “double traduction” [du marxisme en maya, et du maya en sciences sociales par le commandant Marcos], ou sur l’hybridation, ne représente en fait qu’une autre version de l’“hybridité”, chère aux auteurs tant postmodernes que postcoloniaux (Said, Bhabha, Spivak) et que Mignolo revendique d’ailleurs comme faisant partie de ses inspirateurs. Or l’hybridité postmoderne a précisément comme inconvénient, on l’a déjà souligné, de n’envisager les phénomènes de croisement et de métissage entre cultures qu’à l’époque moderne ou contemporaine (coloniale ou postcoloniale), niant ou minorant ainsi toute possibilité de contact ou d’échange entre cultures- avant les découvertes et conquêtes européennes. Le postcolonialisme ou le subalternisme de Mignolo, en prenant appui sur le zapatisme et la vision de ce mouvement relative à des cosmologies amérindiennes fermées correspondant chacune aux différentes langues parlées dans le Chiapas, nie par là même l’insertion de ces communautés dans des espaces qui les débordent largement et ratifie donc en un sens les travers de l’ethnologie la plus statique et la plus conservatrice. » [Amselle, 2008, p. 176-177].
La critique est forte, pour ne pas dire massacrante. Les écrits de Walter Mignolo seraient culturalistes et essentialistes pour deux raisons : parce qu’il ne serait attentif qu’aux métissages actuels – dans la lignée des théoriciens indiens mais aussi, et contradictoirement parce qu’il estimerait « pures » (non métissées) les cosmologies amérindiennes actuelles du Chiapas. Il ne verrait que trop ou trop peu de métissage. Dans tous les cas, la démarche serait essentialiste parce qu’elle présupposerait et renforcerait l’altérité (pour la mélanger ou pour la célébrer dans sa pureté). Cependant la démarche radicalement inverse conduit alors à ne plus reconnaître aucune forme d’altérité et à ramener toute potentielle altérité à soi-même. En même temps, il faut reconnaître que de part et d’autre du continent la plupart des mouvements politiques actuels rendent les références au passé colonial moins légitimantes que les enracinements dans les passés précolombiens. Au Mexique, le passé colonial n’est plus un héritage revendiqué alors même qu’il l’était encore au début du xxe siècle : ce passé est devenu inerte, tandis que le passé précolombien devient un héritage vivifié [Lopez Caballero, 2008]. Au moment même où l’anthropologie des « héritages coloniaux » émerge [de l’Estoile, 2008] et analyse la présence active, et donc objet de débat, du passé colonial dans la culture matérielle et immatérielle des métropoles et de la culture mondiale, alors même qu’il devient difficile d’ignorer la colonialité de la modernité et de nos modes de vie actuels, il y a une certaine forme d’ironie à vouloir faire « comme si » le passé précolombien pouvait descendre directement dans la réalité actuelle sans autre forme de procès. Les contradictions d’aujourd’hui des mouvements politiques et des courants théoriques décoloniaux vis-à-vis des passés coloniaux et précoloniaux, sont profondes et mériteraient une analyse plus poussée, à partir de plusieurs points de vue. Cela dit, l’angoisse que les intellectuels des « suds » décrochent de l’Occident et tombent dans le fondamentalisme relève surtout d’un profond malaise lié aux questions politiques hexagonales actuelles plus que d’une analyse attentive aux nuances des auteurs décoloniaux ou postcoloniaux [13]
Pourtant, dans la majorité de leurs écrits, les auteurs décoloniaux ne remettent pas en cause les circulations et les métissages du passé, antérieurs et contemporains à la colonisation. Mais les branchements soulignés sont aussi ceux des traditions de pensée « européennes ». Par exemple, dans ce dossier, l’article d’Enrique Dussel rappelle que la philosophie grecque a été cultivée principalement par l’Empire byzantin puis par la philosophie arabe. Cela a exigé la création d’une langue philosophique arabe au sens strict. L’aristotélisme latin à Paris, par exemple, a son origine dans les textes grecs et les commentateurs arabes traduits à Tolède (par des spécialistes arabes). Ces textes grecs utilisés et les commentaires créés par la « philosophie occidentale » arabe (du Califat de Cordou en Espagne) continuent la tradition « orientale » venue du Caire, de Bagdad ou de Samarcande. Cette tradition rend aux Européens latino-germaniques l’héritage grec profondément reconstruit à partir d’une tradition sémite (comme l’arabe). Cependant, les auteurs insistent aussi sur le processus de relégation, de déclin et de provincialisation (entendu comme rétrécissement de la production, portée et circulation des idées à un niveau local) des philosophies non européennes à l’époque moderne. Une marginalisation qui n’a cependant pas toujours conduit à leur éradication totale. Des différenciations culturelles et linguistiques – subalternisées et métissées certes, se reproduisent.
D’autre part, lorsque les savoirs produits par des auteurs issus des pays dits du Sud sont considérés comme étant fondamentalistes par un enquêteur du Nord, un doute s’impose. Tout se passe comme si le soupçon d’essentialisme pesait sur ces productions intellectuelles, jetant sur elles un discrédit qui dédouanerait d’avance de toute lecture approfondie. Mais le regard ne serait-il pas biaisé d’avance ? Comme s’il était difficile de concevoir que des pensées émises par des traditions considérées comme périphériques soient porteuses de perspectives pertinentes à l’échelle mondiale. Elles sont trop rapidement exclues du domaine de la connaissance et de l’agenda universitaire sous ce prétexte. Elles sont trop souvent considérées comme objet de connaissance, mais non pas créateurs de savoir. Ou si elles créent du savoir, celui-ci est nécessairement local avec une portée locale.
Pourtant, c’est bien en prêtant attention à l’universalisme des énoncés formulés par les chercheurs latino-américains, et en les critiquant aussi, que nous pourrons avancer. Le principal intérêt de ce dossier est de donner à entrevoir la richesse de l’innovation conceptuelle et l’universalité du projet intellectuel porté par le courant des études dites « modernes/coloniales » ou « décoloniales ». Ainsi Enrique Dussel propose de partir de l’idée que toutes les sociétés de l’humanité ont toujours exprimé certains « noyaux problématiques universels ». Les réponses rationnelles à ces « noyaux » prennent tout d’abord la forme de récits mythiques où l’emporte la profusion de sens et des sens. La formulation de discours catégoriels philosophiques est un nouveau développement dans la rationalité humaine. Cependant, celle-ci n’invalide pas tous les récits mythiques.
« Il s’agit d’un progrès en ce qui concerne la précision univoque, la clarté sémantique, la simplicité, la force conclusive de l’argumentation, mais aussi d’une perte de tous les sens du symbole qui peuvent être herméneutiquement redécouverts à des moments et dans des lieux divers (caractéristique propre aux récits rationnels mythiques). Les mythes prométhéique et adamique pour ne citer que ces deux-là ont encore une signification éthique de nos jours » [Dussel, dans ce numéro, p. 113-114].
Or il existe des aspects formels universels sur lesquels toutes les philosophies régionales peuvent coïncider. Ce sont les « noyaux problématiques », qui se situent à un niveau abstrait. Chez Enrique Dussel, postuler cette coïncidence dans la diversité est important parce que c’est elle qui permet l’intercompréhension et la traduction. L’inverse reviendrait à postuler l’existence d’altérités radicales. Son postulat n’est ni dans l’essentialisme (impossible traduction, impossible dialogue) ni dans la négation de toute altérité, une altérité qui n’est jamais donnée mais qui s’élabore aussi dans le dialogue.
Autrement dit, devant les lectures françaises radicalement critiques de certaines propositions des auteurs décoloniaux – souvent concentrées sur les œuvres de Walter Mignolo : à savoir nord-américanisme, maniquéisme et essentialisme, il nous semble que l’association colonialité/modernité et la distinction colonialité/colonisation [14] méritent discussion et mise à l’épreuve par l’analyse des sources historiques.
Capucine Boidin
Notes de l’auteur
Je souhaite remercier particulièrement Benoît de l’Estoile, Ramon Grosfoguel, James Cohen et Jules Falquet d’avoir relu des versions antérieures de ce texte.
Bibliographie
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