Appuyés contre un arbre, deux hommes observent les allées et venues des électeurs dans le bureau de vote. « Regarde leurs polos, souffle M. Martín Rogelio Ramírez, secrétaire du Parti communiste colombien dans la ville de Cúcuta. Cette couleur orange, c’est un code. »
Ce 17 juin 2018, les Colombiens élisent leur président de la République. La population afflue pour voter à l’école du quartier San Martín, dans le département du Norte de Santander, dans le nord du pays. Le très conservateur Iván Duque affronte l’ancien maire de Bogotá Gustavo Petro, dont la présence au second tour constitue un exploit pour la gauche. Ici, les candidats progressistes sont depuis longtemps balayés dès le premier tour de l’élection présidentielle, quand ils ne sont pas éliminés physiquement. M. Duque, jeune sénateur encore inconnu du grand public il y a quelques mois, jouit du soutien de son mentor, l’ancien président Álvaro Uribe Vélez. Au cours de ses deux mandats (2002-2010), ce dernier a mené une politique de surenchère belliqueuse contre les guérillas et contre toute forme d’opposition. Fidèle allié de Washington, il apparaît dans un rapport des services de renseignement américains de 1991 comme impliqué dans des activités de narcotrafic [1].
« Orange, c’est la couleur des partisans de Duque, poursuit M. Ramírez. Cela permet de les identifier. » D’un coup de menton, il désigne une maison ornée d’affiches en faveur du candidat du Centre démocratique (droite). Des visiteurs s’agglutinent à l’entrée, sous le regard vigilant d’hommes arborant des casquettes elles aussi orange. « À l’intérieur, les proches de Duque distribuent de l’argent à tous ceux qui prouvent, grâce à une photographie prise avec leur téléphone portable, leur vote en faveur du candidat de droite »,assure-t-il. Nous n’avons pas pu vérifier cette information ; néanmoins, la démonstration de force est frappante : on serait bien en peine de dénombrer les images du candidat de la droite qui, sur les autocollants et les affiches, sur les pare-brise des voitures, sur les murs des boutiques, et même sur certains tee-shirts, bravent nonchalamment l’interdiction de toute propagande électorale aux alentours des bureaux de vote. Aucun tract, aucune image en faveur de M. Petro : « La droite tient la ville », conclut M. Ramírez.
Dans les localités voisines, les mêmes scènes se répètent sous nos yeux… et ceux des policiers. À l’entrée des villages, l’armée a déployé troupes et blindés. Des autobus en provenance de la ville vénézuélienne d’Ureña, à quelques kilomètres de là, déversent des dizaines de citoyens colombiens vivant de l’autre côté du río Táchira. Beaucoup, de part et d’autre de la rivière, possèdent la double nationalité. Le tract en faveur du candidat de droite collé sur la fenêtre de l’un des véhicules laisse peu de doute quant aux intentions de vote des passagers.
Plus discrets, les partisans de M. Petro se sont eux aussi mobilisés. Près du village de Villa del Rosario, un groupe rassemblé dans une maison attend la camionnette qui l’emmènera au bureau de vote. Aucun signe de sa couleur politique. Ces électeurs ont également traversé la frontière, guidés par une militante du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), le parti du président Nicolás Maduro. « Nous avons organisé le transport pour nous assurer que les camarades puissent voter », nous explique la jeune femme. La traversée est périlleuse : le département sert de corridor pour la contrebande ; plusieurs groupes criminels s’y déplacent régulièrement.
Un département sous la coupe des paramilitaires
Mais les électeurs ne sont pas la seule importation en provenance du Venezuela. Sur la route qui longe la rivière, tous les cent mètres, des vendeurs à la sauvette interpellent les automobilistes en agitant des bouteilles en plastique. « Ce sont des pimpineros : ils vendent du carburant transporté illégalement à travers la frontière », nous explique-t-on en nous désignant les bidons d’essence à peine dissimulés au pied des arbres. Un litre d’essence coûte plus de 2 300 pesos, soit environ 69 centimes d’euro, en Colombie, contre 56 centimes d’euro sur le marché noir… et l’équivalent de 1 centime au Venezuela. Confronté à cette saignée, le gouvernement vénézuélien a, en janvier 2017, porté le prix de l’essence à environ 35 centimes d’euro dans les régions limitrophes de la Colombie. Bien qu’amputée, la marge des contrebandiers demeure.
« Le Norte de Santander est une région historiquement liée aux activités illégales, nous dit M. Rafael James, avocat et membre du Comité permanent pour la défense des droits humains (CPDH). Sa proximité avec la frontière et le retrait des pouvoirs publics ont favorisé toute une série de dynamiques mafieuses. La droite utilise l’épouvantail du chavisme pour gagner l’élection. C’est hypocrite, car, dans ce département, tout le monde vit du Venezuela ! Tous les produits que l’on consomme ici viennent de là-bas. » Conséquence de la crise économique dans le pays voisin, des centaines de milliers de Vénézuéliens (et d’anciens émigrés colombiens) ont franchi la frontière. « Ils finissent dans les réseaux de prostitution ou de contrebande, ils vivent de petits trafics, etc. Tout cela alimente le discours de la droite contre Maduro. » Et contre celui qu’elle présente comme son « clone » colombien : M. Petro. Ce dernier, même s’il est défavorable à toute ingérence, s’est montré extrêmement critique envers la gestion de la crise par les autorités vénézuéliennes.
Outre les attaques médiatiques l’associant au régime bolivarien, la gauche locale doit compter avec l’hostilité des groupes paramilitaires, fortement implantés dans le département. Officiellement démobilisés en 2005, au cours du premier mandat du président Uribe, ces derniers se sont pour la plupart reconvertis dans la grande criminalité ou sont devenus les bras armés des propriétaires terriens locaux. Menaces, attentats, assassinats, etc. : plusieurs militants de gauche subissent les agressions de ces groupes d’extrême droite qui les assimilent aux partisans des organisations marxistes armées. Justification ultime de leurs exactions : dans les années 1970 et 1980, M. Petro a participé à la guérilla urbaine au sein du Mouvement du 19 avril (M19) — un passage par la lutte armée pourtant assez commun dans le paysage politique colombien.
Le candidat de la gauche a d’ailleurs été victime d’un attentat lors d’un déplacement à Cúcuta pendant la campagne électorale. Il n’a dû son salut qu’au blindage de son véhicule. Pour la gauche, l’attaque portait la signature de M. Ramiro Suárez Corzo, ancien maire de la ville (2004-2007). Actuellement en prison pour avoir commandité l’assassinat d’un opposant politique, M. Suárez Corzo demeure une personnalité influente. Selon la sénatrice Claudia López (Alliance verte, centre), qui l’a dénoncé publiquement, l’homme organiserait, de sa cellule de la prison de La Picota, à Bogotá, des vidéoconférences sur Skype afin de donner ses consignes à la nouvelle équipe dirigeante de la ville.
« La particularité du phénomène paramilitaire dans le département,ajoute M. James, c’est qu’il est suffisamment puissant pour phagocyter le pouvoir politique, pour le subordonner à lui. » Pièce majeure du système économique, les groupes paramilitaires s’en prennent aux communautés paysannes qui contestent l’exploitation minière ou les grands projets de monoculture, nombreux dans la région. « La bagarre, ici, oppose deux modèles de développement,tranche M. Junior Maldonado, membre de l’association des paysans du Catatumbo, toujours dans le département du Norte de Santander. Celui que nous proposons : communautaire et local. Et celui du gouvernement : agro-industriel. La stratégie des paramilitaires vise à vider le territoire pour que les multinationales puissent s’y implanter. » Exemple emblématique des projets qu’ils soutiennent ici : la production de feuilles de palme, transformées en combustible pour les moteurs diesel.
Les spectres de la crise vénézuélienne et du vote évangélique
Le 17 juin, lors du dépouillement, le résultat national est sans appel : 54% des suffrages (dix millions de voix) pour M. Duque, contre 41,8% pour M. Petro (huit millions de voix), et 4,2% de bulletins blancs. Les jeunes militants communistes encaissent la nouvelle sans manifester de réelle surprise. La victoire de M. Duque représente celle du camp hostile aux accords de paix conclus en 2016 à La Havane avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), dont les liens idéologiques et humains avec le Parti communiste colombien restent forts. Évoquant le texte des accords, le poulain de la droite dure avait promis de les « réduire en miettes », avant d’adoucir son discours ; il parle aujourd’hui de les « corriger ». Son élection met également en péril les pourparlers engagés avec la deuxième guérilla du pays, l’Armée de libération nationale (ELN), particulièrement active dans le département, et avec laquelle le président sortant, M. Juan Manuel Santos, resté en fonctions jusqu’au 7 août, n’a en définitive pas réussi à conclure un accord de cessez-le-feu. « Les militaires vont faire des heures supplémentaires », lance, goguenard, l’un des jeunes hommes.
Faudrait-il conclure de ces résultats qu’une majorité de Colombiens souhaitent en finir avec la paix ? Selon M. Wilfredo Cañizares, directeur de l’organisation de défense des droits humains Progresar dans la région, le conflit n’a pas été l’élément déterminant du vote : « Soixante-dix pour cent de l’électorat du département se trouve dans l’aire métropolitaine de Cúcuta, éloignée de la guerre. Sur les 30% restants, seuls 10% sont affectés par le conflit : c’est le Catatumbo »— zone dont les quatre municipalités ont placé M. Petro en tête, alors qu’il était largement battu dans tout le reste du département. Au niveau national, les résultats confirment le phénomène : M. Petro l’a emporté dans les territoires les plus marqués par le conflit, essentiellement des zones rurales reculées (surtout dans le nord et le Sud-ouest). Le candidat de gauche a également conquis la capitale ainsi que les grandes villes du pays (Cali, Barranquilla, Cartagena, etc.), excepté Medellín, où l’influence et l’aura de M. Uribe ont été les plus fortes.
Mais alors, pourquoi a-t-il perdu ? « Nous avons dénoncé les fraudes lors du premier tour, mais celles-ci n’expliquent pas la victoire d’Iván Duque », concède M. Ariel Ávila, sous-directeur de la fondation Paix et réconciliation, observatoire du conflit. « Deux spectres hantent actuellement toute l’Amérique latine — et pas seulement la Colombie : la crise vénézuélienne et le vote évangélique. Qu’ont dit les médias et la droite ici ? Que Petro était un nouveau Chávez et qu’il allait fermer les églises et les temples. Ces idées ont pris corps dans de larges couches des secteurs populaires. À lui seul, le vote évangélique compte sans doute pour un million de voix en faveur de M. Duque. »Pour cette partie de la population, le programme de M. Petro — défense du droit à l’avortement, extension des libertés sexuelles, etc. — faisait figure d’épouvantail.
Le sociologue Harold Olave souligne que, si la fraude n’a pas pesé autant que certains le proclament, le soutien à M. Duque découle de la « mécanique paramilitaire » et de ses deux leviers traditionnels lors des élections : « clientélisme et violence ». Un exemple : la sénatrice Aída Merlano, du Parti conservateur colombien, vient d’être inculpée pour achat de voix durant les élections législatives du mois de mars. Selon les résultats de l’enquête, la candidate de la ville de Barranquilla, dans le nord du pays, payait jusqu’à 40 000 pesos (12 euros) par vote. « Les baronnies locales s’assurent la fidélité des fonctionnaires en les menaçant de licenciement, et celle de la population, malmenée par les politiques néolibérales, par des cadeaux ou des commissions, détaille Olave. Pour le reste, la droite fait appel aux groupes armés qui intimident et attaquent toutes les personnes assimilées à l’opposition, de gauche ou non. » Le gouvernement avance le chiffre de 326 assassinats de dirigeants de mouvements sociaux et de défenseurs des droits humains entre janvier 2016 et juillet 2018. Parmi les départements les plus touchés, le Cauca (81 morts), Antioquia (47) et le Norte de Santander (19).
Les FARC ne peuvent plus servir d’épouvantail
Mais M. Duque est également parvenu à convaincre. Parmi les principaux chantiers qu’il s’est assignés, la réforme de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Organisme de transition né des accords de La Havane, la JEP est chargée de juger les crimes commis durant le conflit par tous les acteurs, aussi bien insurgés que militaires — certains délits, notamment celui de rébellion concernant les guérilleros, étant amnistiés d’office. « Un monument d’impunité », a déclaré M. Duque durant la campagne. Sous l’impulsion des sénateurs de son parti, son camp a obtenu le 18 juillet la modification du règlement de la JEP, que M. Santos a ratifiée avant son départ, alors qu’il s’y était auparavant opposé ; une entorse aux accords qu’ont rapidement dénoncée les anciens membres de la guérilla. Désormais, comme le souhaitait la droite, les militaires seront jugés par un tribunal différent. « Il n’est pas acceptable que nos forces armées soient jugées par un tribunal créé par les FARC et pour les FARC. La police et l’armée méritent un jugement juste », a estimé la sénatrice de droite Paloma Valencia [2].
Second objectif de M. Duque : modifier le traitement des demandes d’extradition reçues par la Colombie. La JEP devra se contenter de vérifier que les accusations portées par d’autres pays concernent bien des délits postérieurs à la signature des accords. Une référence claire au cas de M. Jesús Santrich, ancien commandant de la guérilla et membre de l’équipe de négociation des FARC à La Havane. Arrêté en avril à la suite d’une accusation de narcotrafic émanant des États-Unis, il est actuellement menacé d’y être transféré. « Notez bien que notre objectif initial était d’éliminer la JEP. Aujourd’hui nous la reconnaissons et nous l’aidons à avancer »,insistait, magnanime, Mme Valencia.
Pourtant, en dépit de sa défaite, la gauche sort renforcée de cette bataille politique. « C’est historique !, dit même en s’illuminant Mme Yolima Gómez, militante de la coalition Colombia Humana de M. Petro à Cúcuta. Désormais, huit millions de personnes vont résister à la politique de Duque. L’objectif, pour nous, c’est de les organiser. Mais quelle avancée ! Avant, l’opposition à Juán Manuel Santos, c’était Álvaro Uribe. Aujourd’hui, nous représentons une autre option. » « Le pays a changé, analyse pour sa part Olave. C’est la première fois que la droite a été mise le dos au mur. Obligée de regrouper toutes ses forces, elle a eu peur. » Symbole de cette union sacrée : les deux partis traditionnels du pays, les libéraux et les conservateurs, se sont ralliés à M. Duque après le premier tour. Candidat à la présidence pour le PLC, principal artisan des accords de paix avec les FARC, M. Humberto de la Calle (arrivé cinquième au premier tour, avec 2% des voix) a surpris en annonçant qu’il voterait blanc au second tour, et en refusant donc de soutenir M. Petro, le seul candidat à promettre la continuité du processus de paix. Il emboîtait ainsi le pas à M. Sergio Fajardo, candidat d’une coalition regroupant l’Alliance verte et le Pôle démocratique alternatif (centre-gauche), arrivé en troisième position, avec près de 24% des voix.
Selon Olave, un phénomène explique ce basculement : le processus de paix. « Privée de son confort traditionnel, la droite a dû se positionner sur les véritables problèmes. Un espace démocratique s’est ouvert avec le désarmement, et les jeunes, surtout, s’y sont engouffrés pour exiger des réponses à leurs questions. Le discours sur le danger vénézuélien n’a pas pu se substituer complètement à celui qui érigeait la guérilla en mal absolu, comme l’espérait la classe dirigeante. »Dans un article de 2008, M. de la Calle, qui a également été vice-président de la République entre 1994 et 1996, avait déclaré que la « stabilité politique de la Colombie » était « due aux FARC ». Il ajoutait que la disparition du groupe armé « augmenterait la pression sociale » et le « niveau de confrontation » [3]. Visionnaire ?
À quatre heures de route au sud de Bogotá, dans le département du Tolima, se trouve l’une des vingt-six zones de regroupement (officiellement espaces territoriaux de formation et de réincorporation, ETCR) des anciens combattants des FARC. Nous l’atteignons après une montée difficile, en Jeep, sur une route de montagne, près du village d’Icononzo. Sur le chemin, aucun contrôle, aucune présence visible ni de l’armée colombienne ni de l’Organisation des Nations unies (ONU), censées établir un périmètre de sécurité autour de la zone pour protéger les ex-guérilleros. « C’est la troisième visite de journalistes en une semaine,soupire Mme Laura F., qui nous est présentée comme l’une des responsables du camp. Tous veulent savoir ce que nous pensons du nouveau président. Le dernier a rédigé un article qui n’a pas plu aux camarades. Il nous y dépeignait comme des gens démotivés par le processus de paix, ce qui est faux. Donc ils ne voudront pas parler avec vous aujourd’hui. »
Quinze années de lutte armée au sein de la guérilla et des milices urbaines du réseau Antonio Nariño ont aiguisé la méfiance de la jeune femme. Elle soupèse son interlocuteur du regard avant de répondre : « La victoire de Duque était prévisible. Bien sûr que cela va compliquer les choses, mais nous ne reculerons pas sur la question de la paix. » Perché sur la cime d’une montagne qui domine la vallée, le camp se compose de plusieurs maisons dans lesquelles vivent les anciens combattants et leurs familles. Ils disposent d’un terrain de football, d’une bibliothèque, d’un restaurant et même d’un bar. « Tout a été construit par les camarades, avec le matériel donné par le gouvernement », précise notre guide. Sur les façades, des peintures à la gloire de la guérilla et de ses martyrs : Manuel Marulanda Vélez, Alfonso Cano, Mono Jojoy, etc. Ici vivent 295 personnes. Chaque ancien combattant reçoit 700 000 pesos par mois (environ 210 euros, soit presque 90% du salaire minimum colombien), versés sur un compte en banque — que la plupart ont dû créer et apprendre à gérer. La guerre étant terminée pour eux, les ex-guérilleros se consacrent désormais à l’activité politique de leur nouvelle organisation, légale, celle-ci : la Force alternative et révolutionnaire du commun (FARC également).
Au centre de toutes les attentions au lendemain de l’élection, le parti s’est immédiatement déclaré ouvert au dialogue avec le nouveau président. Beaucoup, à gauche, craignent que le retour au pouvoir d’une droite revancharde ne se traduise par une augmentation du nombre d’assassinats politiques. Selon les organisations de défense des droits humains, environ soixante ex-combattants ont déjà été assassinés entre la signature des accords de paix, le 24 novembre 2016, et mai 2018. Difficile de ne pas avoir en tête l’exemple de l’Union patriotique (UP), organisation politique créée par la guérilla dans les années 1980 avec pour objectif (déjà !) de déposer les armes et de s’insérer dans la vie démocratique. Les assassinats de plus de trois mille militants, dont deux candidats aux élections présidentielles, avaient fini par enterrer les espoirs de la gauche et par renvoyer les FARC dans la jungle.
Quel prix les anciens guérilleros sont-ils prêts à payer aujourd’hui ? « Dans ce pays, dans la guerre comme dans la politique, il y a des morts ; ça fait partie de la lutte des classes », répond notre interlocutrice avec un haussement d’épaules. Pour elle, seul le rapport de forces politique peut enrayer la mécanique de la violence à l’encontre des guérilleros démobilisés. « Je n’oublie pas que le gouvernement est un adversaire. Il n’est pas en train de trahir les accords, mais de jouer sa partie. Si les huit millions d’électeurs de Petro se mobilisent, alors les assassinats diminueront. »
Tous ne partagent pas cette confiance en l’avenir. Selon diverses organisations, les dissidents de la guérilla, hostiles à la paix, seraient aujourd’hui près de 1 200, alors que les autorités estimaient leur nombre à environ 600 avant les accords. Dans le Norte de Santander, beaucoup ont repris les armes. « Notre inquiétude,explique M. Cañizares, le directeur de Progresar, c’est que le petit groupe issu des FARC qui se présente comme le Front 33, actif dans le Catatumbo, grossisse à cause de la politique de Duque et du non-respect des accords. »
Retour de la guérilla marxiste ?
Autre signe de défiance : l’ex-guérillero Luciano Marín Arango, alias Iván Márquez, a annoncé mi-juillet qu’il n’occuperait pas son siège de sénateur (les accords de paix octroient à l’ancienne guérilla cinq sièges au Sénat et cinq à la Chambre des députés) : l’arrestation de son ami Jesús Santrich et la confirmation de l’enquête dont il fait lui-même l’objet aux États-Unis pour narcotrafic l’ont poussé à fuir Bogotá pour se réfugier dans le Caquetá, dans le sud du pays, d’où il dénonce une machination et un « sabotage » des accords. « J’ai le sentiment que la paix en Colombie est empêtrée dans les filets de la trahison », a-t-il écrit dans une lettre ouverte, le 16 juillet.
Indice d’un retour possible de la guérilla marxiste ? « Je pense que le cycle de violence politique est terminé, nous répond M. Ávila, à la fondation Paix et réconciliation. Bien sûr, il y aura encore des dissidents ; mais le danger, si on n’applique pas de réforme agraire ou si on ne substitue pas d’autres productions agricoles à celles que l’on éradique — autant de choses prévues par les accords de La Havane —, c’est de rendre inévitable un nouveau cycle de violence de type criminel. » Selon un rapport de la fondation datant de juillet 2017 [4], la démobilisation des structures des FARC « a créé une espèce d’anarchie criminelle » et une « augmentation de l’insécurité ». Un phénomène dû à « l’expansion de groupes illégaux »autour des 242 communes où opérait la guérilla.
Dans le Catatumbo, les deux derniers groupes armés insurgés, d’environ 1 500 guérilleros pour l’ELN et 500 pour l’Armée populaire de libération (EPL), se livrent actuellement une guerre afin de prendre possession du territoire jusque-là contrôlé par les FARC. Une zone stratégique, frontalière, qu’ils disputent également aux groupes paramilitaires et aux mafias. En somme, un chaos dont certains craignent qu’il s’étende à d’autres régions du pays.
Loïc Ramirez
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