PARTIE I : D’où vient le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo
La gauche a de multiples raisons supplémentaires de dénoncer ce régime et la politique qu’il mène. Pour comprendre cela, il est nécessaire de résumer ce qui s’est passé depuis 1979.
Une authentique révolution en 1979
Le 19 juillet 1979, une authentique révolution populaire a triomphé au Nicaragua et a mis fin au régime de la dynastie dictatoriale des Somoza. Le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a joué un rôle fondamental dans la victoire grâce à son rôle dans la lutte armée, à ses initiatives politiques et à sa capacité à représenter les aspirations du peuple. Néanmoins, le FSLN n’aurait jamais pu vaincre la dictature sans la mobilisation extraordinaire d’une majorité du peuple nicaraguayen. Sans le courage et l’abnégation de ce peuple, la dictature somoziste, soutenue depuis des décennies par Washington, n’aurait pu être durablement vaincue. Le soutien de Cuba a également joué un rôle positif.
Le FSLN a joué un rôle fondamental dans la victoire d’une authentique révolution populaire en 1979
Dans les années qui ont suivi la victoire, une partie importante des couches populaires a vu ses conditions de vie s’améliorer pour ce qui concerne la santé, de l’éducation, du logement, du droit d’expression et d’organisation, des droits des travailleurs et des travailleuses des villes et des campagnes. Les banques ont été nationalisées ainsi qu’une série d’entreprises industrielles et de l’agrobusiness. Cela a provoqué un grand enthousiasme, tant à l’intérieur du pays qu’au niveau de la solidarité internationale qui a été réellement importante. Des dizaines de milliers d’activistes des quatre coins de la planète (principalement d’Amérique latine, d’Amérique du Nord et d’Europe) se sont rendus au Nicaragua pour y apporter de l’aide, pour participer à des brigades de travail volontaire, pour contribuer à l’amélioration de la santé, de l’éducation et du logement, pour empêcher l’isolement de la révolution.
Au début des années 1980, le grand capital nicaraguayen, de grandes sociétés privées transnationales présentes en Amérique centrale (dans l’agrobusiness, dans l’extraction minière, etc.), l’impérialisme étatsunien et ses vassaux (comme le régime du « socialiste » Carlos Andrès Perez au Venezuela ou les dictatures comme celle du Honduras) se sont coalisés pour tenter de mettre fin à cette extraordinaire expérience de libération sociale et de récupération de la dignité nationale. Il s’agissait aussi d’empêcher une extension de la révolution qui était réellement à la portée de la main dans la décennie 1990. En effet, la révolte sociale grondait dans la région, en particulier au Salvador et au Guatemala où des forces révolutionnaires proches des sandinistes luttaient depuis des décennies. Et Cuba n’hésitait pas à défier Washington et les classes dominantes d’Amérique centrale en apportant son soutien à la révolution centraméricaine.
La contra
Les ennemis intérieurs et extérieurs ont mis en place la contra, une armée contre-révolutionnaire qui visait à renverser le régime sandiniste. Celle-ci a acquis une puissance de feu telle qu’elle a pu porter des coups très durs à la révolution et faire durer le conflit jusqu’en 1989. Washington l’a financée, l’a entraînée, a envoyé des conseillers et l’a présentée internationalement comme une armée de libération. De plus, l’armée américaine a miné des ports, ce qui a été condamné en 1986 par la Cour internationale de Justice de La Haye [1]. Pour toute réponse, le gouvernement des États-Unis a annoncé qu’il ne reconnaissait plus la compétence de cette cour de justice.
Washington a financé et a entraîné la contra
Malgré les réussites sociales et démocratiques, la politique suivie par la direction sandiniste a montré rapidement de graves limites. La réforme agraire, tant attendue par une grande partie de la population rurale, a été menée de manière tout à fait insuffisante : le gouvernement a trop tardé à distribuer massivement des terres et des titres de propriété en faveur des petits paysans. La contra a trouvé une base sociale parmi une partie importante de la paysannerie déçue par la réticence des dirigeants sandinistes à organiser la redistribution des terres. Une majorité du peuple dans les zones urbaines participait à la révolution tandis qu’à la campagne, la situation était beaucoup plus contrastée. Les partisans enthousiastes de la révolution en cours y étaient moins nombreux.
« Direction : Ordonne »
Bien sûr, les principaux responsables de la situation difficile dans laquelle se trouvait la société nicaraguayenne étaient l’impérialisme nord-américain et les classes dominantes locales voulant protéger leurs privilèges et continuer à exploiter le peuple. Mais l’orientation de la direction sandiniste a également joué un rôle dans l’échec de l’extension, la consolidation et l’approfondissement de la révolution. Parmi les responsabilités de cette direction, il y avait sa tendance autoritaire, exprimée par le slogan qu’elle avait lancé, « Direction : Ordonne ». Cela voulait dire que les masses devaient attendre de la direction sandiniste des consignes à appliquer. Cela réduisait la dynamique d’auto-organisation du peuple.
Le slogan des dirigeants sandinistes « Direction : Ordonne » réduisait la dynamique d’auto-organisation du peuple.
La manière adoptée pour conduire la guerre a également produit des effets inquiétants. La gauche du FSLN (notamment via la revue Nicaragua Desde Adentro) a reproché à Humberto Ortega, général en chef de l’armée, frère de Daniel Ortega, d’avoir développé une armée « classique » sur le plan de l’armement en la dotant de tanks lourds, ce qui était coûteux et n’était pas approprié dans la lutte contre la contra qui utilisait des méthodes de guérilla [2]. La conscription obligatoire de la jeunesse afin de renforcer l’armée a également été mal perçue par une partie importante de la population.
Un plan d’ajustement structurel sous le gouvernement sandiniste
De plus, à partir de 1988, la direction sandiniste a commencé à appliquer un plan d’ajustement structurel qui a dégradé les conditions de vie de la majorité la plus pauvre de la population et n’a pas affecté les riches [3]. Ce plan d’ajustement structurel était assez proche de ceux dictés par le FMI et la Banque mondiale même si ces deux institutions, sous l’influence de Washington, avaient suspendu leur assistance aux autorités sandinistes [4]. Cette politique d’ajustement a été critiquée par un courant au sein du FSLN car elle faisait porter l’effort de l’ajustement sur les secteurs populaires.
Un plan d’ajustement structurel, c’est comme une kalachnikov, cela dépend de qui s’en sert
Je me souviens très bien de la réponse que nous a donnée en public Omar Cabezas [5], commandant guérillero, membre de l’assemblée sandiniste, quand on lui a demandé en 1989 comment il était possible que le gouvernement sandiniste applique un plan d’ajustement structurel ressemblant à ceux du FMI. Il a répondu en substance qu’un plan d’ajustement structurel, c’est comme une kalachnikov ou un fusil FAL, cela dépend de qui s’en sert. Si ce sont des révolutionnaires qui s’en servent, c’est bon. Evidemment c’est impossible de se satisfaire d’une telle réponse.
Maintien du modèle extractiviste exportateur avec bas salaires
En réalité, la direction sandiniste a fait beaucoup de concessions au patronat, surtout au niveau des salaires qui restaient très bas. L’argument utilisé pour justifier cette politique était que le Nicaragua devait exporter au maximum sur le marché mondial, et pour rester compétitif, devait comprimer les salaires. Peu de mesures ont été prises pour sortir progressivement du modèle extractiviste exportateur à bas coûts. Pour rompre avec ce modèle strictement dépendant de la compétitivité sur le marché mondial, il fallait aller à l’encontre des intérêts des capitalistes qui dominaient encore le secteur extractiviste exportateur. Il aurait fallu bien plus renforcer les petits et moyens producteurs approvisionnant le marché intérieur.
Il aurait fallu bien plus renforcer les petits et moyens producteurs approvisionnant le marché intérieur
En 1989, le gouvernement FSLN est arrivé à un accord avec la contra afin de mettre fin aux hostilités, ce qui était bien sûr une bonne chose. Cela a été présenté comme une victoire de la stratégie suivie. C’était en fait une victoire à la Pyrrhus. Sûre de les gagner, la direction sandiniste a convoqué des élections générales pour avril 1990. Le résultat de celles-ci a frappé de stupeur et de panique la direction sandiniste : la droite a été victorieuse car elle annonçait au peuple que si le FSLN remportait les élections, les hostilités armées reprendraient. La majorité du peuple qui voulait éviter la reprise du bain de sang [6] a voté sans aucun enthousiasme pour la droite. Elle espérait la fin définitive de la guerre. Certains secteurs populaires étaient également déçus par les politiques menées par le gouvernement FSLN dans les zones rurales (insuffisance de la réforme agraire) et dans les zones urbaines (effets négatifs de l’austérité imposée par le plan d’ajustement structurel démarré en 1988) même si les organisations sandinistes bénéficiaient encore d’une grande sympathie dans une partie importante de la jeunesse, de la classe ouvrière et des fonctionnaires publics et dans une partie significative des travailleurs ruraux.
La direction sandiniste, qui s’attendait à obtenir 70 % des voix au cours des élections d’avril 1990, était stupéfaite car elle ne s’était pas rendu compte de l’état d’esprit dans lequel se trouvait une partie importante du peuple. Cela montre la distance qui s’était créée entre la direction qui avait pris l’habitude de lancer des consignes et la majorité du peuple.
L’orientation de la direction sandiniste était principalement déterminée par Daniel Ortega et son frère Humberto.
La piñata
Après la victoire de la droite, une partie importante des biens immobiliers qui avaient été expropriés aux somozistes après la victoire de 1979 a été répartie entre les principaux dirigeants sandinistes qui se sont en conséquence fortement enrichis. Une partie des dirigeants a participé à ce processus, connu au Nicaragua comme la piñata. Ceux des dirigeants sandinistes qui ont organisé la piñata l’ont justifié par la nécessité de sécuriser un patrimoine en faveur du FSLN face à un nouveau gouvernement qui risquait de confisquer les biens du parti.
Selon eux, il valait mieux les attribuer sous la forme de la propriété privée à des personnes de confiance comme eux. En pratique, une partie importante des dirigeants s’est transformée en nouveaux riches et leur mentalité a changé.
L’armée sandiniste après la défaite électorale d’avril 1990
La direction sandiniste, sous le leadership de Daniel et d’Humberto Ortega, a négocié avec le nouveau gouvernement de Violetta Chamorro la transition. Humberto est resté le général en chef de l’armée qui a été fortement réduite. Une partie du secteur le plus à gauche de l’armée a été écartée, notamment sous le prétexte qu’elle avait fourni des missiles au Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) qui tentait encore à cette époque de provoquer une insurrection générale au Salvador. Les autorités soviétiques, dans le cadre du rapprochement entre les présidents M. Gorbatchev [7] et G. Bush [8], avaient dénoncé le fait que des missiles SAM 7 et SAM 14 livrés par l’URSS [9] aux sandinistes étaient passé aux mains du FMLN et avaient servi à abattre des hélicoptères de l’armée US opérant au Salvador [10]. Quatre officiers sandinistes ont été emprisonnés sur ordre d’Humberto Ortega avec la justification suivante : « Ce petit groupe d’officiers, aveuglés par leur passion politique et guidés par des arguments extrémistes, portèrent atteinte à l’honneur militaire et à la loyauté de l’Institution et du Commandement militaires, ce qui équivaut à porter atteinte aux intérêts sacrés, patriotiques et révolutionnaires du Nicaragua » [11].
Cela avait provoqué des critiques très fortes de la part du Front national des travailleurs (qui regroupaient les organisations syndicales sandinistes), de la part de la Jeunesse sandiniste ainsi que d’une série de militants du FSLN. De plus, un secteur de la gauche du FSLN a reproché à Humberto Ortega d’avoir choisi de rester chef de l’armée sous la présidence de la droite au lieu de participer à l’opposition politique au nouveau régime en laissant la direction de l’armée à son second, lui aussi membre du FSLN.
Le FSLN et le gouvernement de Violetta Chamorro
Quelques mois après le début du mandat de la présidente Violetta Chamorro, un mouvement massif de protestation s’est étendu à tout le pays en juillet 1990. Managua et d’autres villes se sont couvertes de barricades sandinistes et les syndicats ont décrété une grève générale. Cela a abouti à un compromis avec le gouvernement de Violetta Chamorro qui a reculé sur certaines mesures, mais l’arrêt du mouvement décrété par la direction du FSLN a provoqué un mécontentement certain du côté de la base sandiniste. Par la suite, la direction du Front a progressivement concédé des concessions à Chamorro en acceptant le démantèlement du secteur bancaire public, la réduction du secteur public dans l’agriculture et l’industrie, l’abandon du monopole de l’État sur le commerce extérieur. Chamorro a aussi organisé l’épuration de la police et y a fait rentrer d’ex-contras. C’est cette police qui est en première ligne dans la répression de la protestation sociale en 2018, aux côtés de milices paramilitaires dont on reparlera plus loin. Chamorro ne s’est pas attaquée directement à l’armée dans le cadre du pacte de coexistence avec la direction du FSLN. Les sandinistes, dans l’opposition, se sont engagés à collaborer au désarmement de la population.
En juillet 1990, Managua et d’autres villes se sont couvertes de barricades sandinistes et les syndicats ont décrété une grève générale
Les six premiers mois de 1991 se traduisent par une radicalisation de la direction du FSLN en partie sous la pression des dirigeants des organisations sociales sandinistes et de l’auto-activité des masses qui veulent défendre autant que faire se peut les conquêtes de la révolution. On ne peut qu’être admiratif devant le niveau d’auto-activité des masses populaires qui veulent résister et adoptent des formes variées de luttes : occupations de terres, occupations d’entreprises, relance de la production sous contrôle des travailleurs, luttes générales (grèves, marches, barricades) mettant en action différents secteurs. La jeunesse joue un rôle très dynamique.
Agissant dans un sens contraire, une partie des dirigeants sandinistes (pas les membres de la direction nationale mais surtout des anciens ministres sandinistes comme Alejandro Martinez-Cuenca) parlent ouvertement de la nécessité d’un « co-gobierno », une sorte d’appui externe conditionnel au gouvernement de Violetta Chamorro, et soutiennent la politique dictée par le Fonds monétaire international car elle est en partie le prolongement de la politique adoptée par le gouvernement sandiniste à partir de 1988 [12].
Le premier congrès du FSLN de juillet 1991
A l’occasion du premier congrès du FSLN qui a lieu en juillet 1991, on constate que celui-ci fait preuve malgré tout d’une grande vitalité et la direction présente un document où elle fait une autocritique à propos des insuffisances de la politique agraire dans les années 1980 et de la verticalité dans le fonctionnement [13]. Signe de cette radicalisation : pour protester contre les réformes néolibérales et l’offensive de la droite, le groupe parlementaire sandiniste quitte le parlement pour une durée illimitée.
Un tournant à droite va ensuite s’opérer sous la conduite de Daniel Ortega en préparation des élections de 1996.
Tournant à droite de Daniel Ortega en 1996
Au cours de la campagne électorale de 1996, Daniel Ortega ne ménage pas ses efforts pour tendre la main en direction de la grande bourgeoisie, pour indiquer une conversion en faveur des bienfaits de l’économie de marché, pour modérer son discours à l’égard de Washington. Le candidat de la droite Arnoldo Alemán remporte les élections avec 51 % des voix tandis que Daniel Ortega recueille 38 % des suffrages. Sergio Ramirez, ex-membre de la direction nationale qui a rompu avec le FSLN pour lancer le Mouvement de rénovation sandiniste, ne recueille que 0,44 % des voix.
Selon Monica Baltodano, ex-dirigeante [14] du FSLN : « L’affrontement au sein du Front sandiniste entre 1993-1995 [qui a abouti notamment à la création du Mouvement de rénovation sandiniste, ET] a persuadé Ortega et sa garde rapprochée de l’importance de contrôler l’appareil partidaire. Et ça s’est concrétisé plus précisément lors du congrès du Front en 1998, où ont commencé à se diluer totalement ce qu’étaient les restes de la Direction nationale, de l’Assemblée sandiniste et du Congrès du Front : ils furent remplacés par une assemblée à laquelle participaient principalement les dirigeants des organisations populaires fidèles à Ortega. Peu à peu, même cette assemblée a cessé de se réunir. À ce moment, une rupture importante eut lieu. Il était alors évident que Ortega s’éloignait toujours plus des positions de la gauche et centrait sa stratégie sur l’élargissement de son pouvoir. Il mettait l’accent sur le pouvoir pour le pouvoir.
Dès lors, pour accroître son pouvoir, il a commencé des processus successifs d’alliances. La première avec le président Arnoldo Alemán produisit les réformes constitutionnelles de 1999-2000. La proposition centrale de l’alliance avec Alemán consista à réduire à 35 % le pourcentage nécessaire pour gagner les élections, répartir entre les deux partis les postes de toutes les institutions de l’État et garantir la sécurité des propriétés et des entreprises personnelles des dirigeants du FSLN. En échange, Ortega a garanti à Alemán la « gouvernabilité » : les grèves et les luttes revendicatives prirent fin. Le Front sandiniste cessa de s’opposer aux politiques néolibérales. Les organisations dont les principaux dirigeants sont devenus députés dans les années suivantes ou se sont intégrés aux structures du cercle de pouvoir de Ortega cessèrent de résister et de lutter. » [15]
En résumé, à la fin du mandat d’Arnoldo Alemán, celui-ci fit un pacte avec Daniel Ortega afin de faire entrer dans les institutions plus de représentants qui leur seraient fidèles par la suite. En conséquence, ils élargissent leur présence dans des institutions comme le conseil électoral, la cour des comptes et la cour suprême.
Daniel Ortega perd les élections présidentielles de 2001 avec 42 % des suffrages face à Enrique Bolaños, ex-vice-président de Arnoldo Alemán, qui obtient 56 % des voix.
Daniel Ortega fait un pacte avec Arnoldo Alemán un des principaux leader de la droite
Le pacte Alemán – Ortega a été activé lorsque Enrique Bolaños, devenu président, décide de s’en prendre à son ex-coéquipier Alemán en soutenant son inculpation pour corruption et sa condamnation à 20 ans de prison. En 2003, Daniel Ortega fera intervenir les hommes qu’il a placé dans l’appareil judiciaire afin qu’Alemán bénéficie d’un régime de faveur et puisse purger sa peine à son domicile.
Plus tard en 2009, deux ans après avoir été élu président du Nicaragua, Daniel Ortega soutiendra la décision de la cour suprême de casser la condamnation d’Alemán, qui retrouvera une liberté complète de mouvement. Quelques jours plus tard, en échange, le groupe parlementaire du Parti libéral conduit par Alemán apporta ses voix à l’élection d’un sandiniste à la tête de l’Assemblée nationale.
En 2005, Daniel Ortega se rapproche du cardinal ultra-conservateur Miguel Obando y Bravo : conversion au catholicisme et mariage à l’église
Daniel Ortega avait en 2007 gagné les élections présidentielles en donnant des gages à une série d’ennemis du sandinisme. Daniel Ortega avait réussi à obtenir les faveurs du Cardinal Miguel Obando y Bravo, qui l’avait combattu très durement comme il combattait très durement la révolution sandiniste tout au long des années 1980 et 1990, au point de soutenir quasi ouvertement la contra. Pour obtenir une amélioration des relations avec le Cardinal réactionnaire, Daniel Ortega a présenté des excuses pour le traitement subi par l’Église au cours du processus révolutionnaire. Il s’est converti au catholicisme et a demandé à Miguel Obando y Bravo de prononcer son mariage avec sa compagne Rosario Murillo en septembre 2005 [16].
En 2006, Daniel Ortega a apporté son soutien à l’adoption d’une loi ultra-réactionnaire interdisant totalement l’avortement
En 2006, Daniel Ortega en faveur de l’interdiction totale de l’avortement
En 2006, quelques mois avant les élections, le groupe parlementaire du FSLN, sous la conduite de Daniel Ortega, a apporté son soutien à l’adoption d’une loi ultra-réactionnaire interdisant totalement l’avortement, y compris en cas de danger pour la santé ou pour la vie de la femme enceinte, ou en cas de grossesse suite à un viol. Cette législation est appliquée avec l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, en juillet 2008, sous la présidence de Daniel Ortega. Avant cela, l’avortement « thérapeutique » (en cas de danger pour la santé de la femme enceinte ou en cas de grossesse suite à un viol) était autorisé dans le pays depuis 1837 [17].
PARTIE II : L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007
Afin de remporter les présidentielles de novembre 2006, Daniel Ortega a réussi à rendre acceptable son élection par les classes dominantes et notamment la chambre patronale COSEP, par la direction de l’Église catholique représentée par le Cardinal Obando y Bravo, par les anciens présidents Arnoldo Alemán et Enrique Bolaños, par le FMI. Daniel Ortega avait également fait le maximum pour conserver l’appui d’une série de dirigeants des organisations populaires sandinistes. Il y était arrivé et cela s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui. Ces dirigeants considèrent Ortega comme le protecteur d’une série d’acquis de ces organisations et surtout de leurs directions.
Ce qu’a obtenu Daniel Ortega de 2007 à 2018 fait penser à ce qu’a réalisé au Mexique le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) pendant les années 1960 et 1970 (voir l’encadré sur le régime du PRI) : défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela. Comme le PRI en 1968, Ortega n’a pas hésité à utiliser la violence contre des protestations sociales. Mais, proportionnellement à la taille de la population, il l’a fait en 2018 sur une plus grande échelle que le PRI. Comme le PRI à cette époque, Ortega bénéficie toujours du soutien de plusieurs gouvernements anti-impérialistes (Cuba, Venezuela, Bolivie) et d’une partie de la gauche latino-américaine. Combien de temps cela peut-il durer ? Cela dépendra de plusieurs facteurs : l’ampleur de la crise économique du modèle qui réduit les marges pour une politique de distribution de quelques miettes pour les plus pauvres, la capacité des mouvements sociaux et de la gauche radicale nicaraguayenne à surmonter la désorientation, le dégoût, la répression brutale, le discrédit jeté sur le sandinisme et sur le socialisme par la caricature que présente le régime de Daniel Ortega et Rosario Murillo, et la capacité de la gauche internationale à surmonter la désorientation.
Le régime du PRI au Mexique Le PRI, né en 1946, avait réussi, à partir des années 1950-1960, à détourner et à dévoyer ce qui restait de la révolution mexicaine de 1910-1920 et des grandes réalisations sociales réalisées pendant le mandat présidentiel de Lazaro Cardenas entre 1934 et 1940 (nationalisation du pétrole et des chemins de fer, expropriation de 16 millions d’hectares aux grands propriétaires étrangers ou nationaux et redistribution de ces terres aux communautés natives « indiennes » pour leur usage collectif, victoire sur la dette – réduction de 90 % – due aux banques des États-Unis principalement – voir Éric Toussaint, Le Système dette, Les Liens qui libèrent, 2017, chapitre 11, p. 242-243). Le PRI a monopolisé le pouvoir et s’est entouré de partis satellites. Il contrôlait les syndicats ouvriers et de la fonction publique ainsi que la plupart des organisations paysannes. Il contrôlait tous les organes de l’État, une partie des industries stratégiques et les moyens de communication de masse. Il a réprimé très durement le soulèvement étudiant le 2 octobre 1968 en provoquant le massacre de Tlatelolco. Le nombre exact de morts n’a jamais été révélé. De source sérieuse, on parle de 300 morts. Le gouvernement PRI a fini par reconnaître une trentaine de morts mais cela n’est pas convaincant. Dans la foulée de la répression de 1968, le PRI a fait éliminer des centaines de militants de gauche en généralisant les disparitions afin de rester au pouvoir. Il a utilisé des groupes paramilitaires pour organiser la répression et procéder à des exécutions. À partir des années 1980, il a éliminé de manière progressive de nombreuses conquêtes sociales qui subsistaient de la période 1910-1940. En tant que Parti-État, il s’est approprié des recommandations du Consensus de Washington, a privatisé massivement le secteur public et a commencé une forte libéralisation des marchés au Mexique. Malgré la répression, le PRI au gouvernement a réussi à obtenir le silence gêné de la part de plusieurs gouvernements et partis de gauche en Amérique latine jusque dans les années 1990 car il avait des intérêts qui différaient de ceux de Washington sur certains aspects et non des moindres. Pour comprendre le caractère complexe de la politique du PRI au pouvoir et de ses rapports particuliers avec la gauche latino-américaine, il est intéressant de prendre quelques exemples. Le président « tiers-mondiste » Echeverría (1970-1976) rompt les relations avec la dictature de Pinochet et accueille des centaines de militants chiliens persécutés. De même, il offre l’asile à des militants politiques de gauche provenant d’Argentine, d’Uruguay et du Brésil. Mais en même temps, Echeverría (qui était par ailleurs un collaborateur de la CIA) applique pour la première fois de manière massive la politique des disparitions forcées pour éliminer des guérilleros mexicains. Or, les politiques progressistes telles que l’accueil d’exilés de la gauche latino-américaine conduisent une partie de la gauche à ne pas critiquer le régime du PRI. Ainsi, quand la militante des droits humains, Rosario Ibarra (dont le régime du PRI a fait disparaître le fils en avril 1975) participe en tant qu’animatrice du Comité Eureka aux réunions de FEDEFAM (Federación de Familiares de Desaparecidos de América Latina, Fédération des familles des disparus d’Amérique latine), elle est critiquée durement par les Mères de disparus du Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay, Chili, etc.), surtout les Chiliennes, qui refusaient d’inclure le Mexique dans la liste des régimes qui pratiquaient les disparitions forcées. Les militantes chiliennes ne souhaitaient pas qu’on mentionne le régime du président Luis Echeverría, notamment parce qu’il offrait l’asile à des dirigeants et à des militants de l’Unité Populaire fuyant la dictature de Pinochet. Plus tard, le gouvernement mexicain été parmi les premiers à reconnaître le régime sandiniste qui avait renversé la dictature de Somoza. Il a également soutenu le processus de négociations entre la guérilla salvadorienne et le régime en place. Le gouvernement mexicain avait aussi permis à Fidel Castro et à ses camarades, parmi lesquels Raul Castro et le Che, de s’entraîner à Mexico avant de lancer leur expédition contre le régime de Batista en novembre 1956 en quittant les côtes du Mexique à bord du bateau Granma. Le régime mexicain a défendu le régime cubain face aux États-Unis après la victoire de la révolution en 1959. Le gouvernement du PRI du président Carlos Salinas de Gortari (de 1988 à fin 1994) a réprimé le soulèvement zapatiste à partir de janvier 1994. Le monopole du pouvoir du PRI a commencé à se fracturer avec les évènements tragiques du séisme de 1985 qui a frappé très durement la ville de Mexico. La société a dû s’organiser elle-même face à l’inaction gouvernementale pendant la catastrophe naturelle, ce qui a marqué une nouvelle prise de conscience sociale et politique. La fracture décisive du monopole du PRI s’est manifestée aux élections pour élire le gouverneur de la Ville de Mexico en 1997, quand Cuauhtémoc Cárdenas (fils de Lázaro Cárdenas) est élu gouverneur comme candidat d’un parti qui s’opposait au PRI. Le PRI est revenu au pouvoir en 2012. En juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador, opposant au PRI, à la tête de Morena, une formation de centre gauche, a gagné les élections et est devenu président. |
Revenons sur ce qui s’est passé depuis la victoire électorale de Daniel Ortega en novembre 2006 et le début de sa présidence en 2007. Comme le dit Monica Baltodano, l’ex-commandante guerillera : « En 2007, avec l’arrivée d’Ortega à la présidence, se manifeste de manière évidente une tendance qui est devenue toujours plus claire. Le pragmatisme économique montré par le Front par rapport aux privatisations et aux politiques néolibérales se déploie pleinement. Débute alors une nouvelle phase où Ortega entre dans un processus de rapprochement avec l’autre pilier du pouvoir national : les grands patrons regroupés au sein du Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Alors se produit la symbiose entre Ortega et le grand capital national. Je ne l’appelle pas alliance : c’est une symbiose car ce qui définit la nature du régime actuel, c’est que sa mission principale consiste à fortifier et à créer les conditions pour l’économie de marché, fortifier le grand capital, tout en distribuant des miettes aux pauvres pour que ceux-ci restent tranquilles. (…) Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational. » [18]
Refus de Daniel Ortega de remettre en cause la légitimité de la dette réclamée au Nicaragua et renouvellement des accords avec le FMI
Déjà après la victoire de la révolution en juillet 1979, la direction sandiniste a décidé de ne pas remettre en cause le remboursement de la dette contractée par la dynastie Somoza. Pourtant toute cette dette remplissait les deux critères qui permettent de qualifier une dette d’odieuse et refuser en conséquence de la payer : elle n’avait pas bénéficié à la nation et les créanciers le savaient car ils étaient directement complices du régime corrompu de Somoza [19]. Fait aggravant, mais pas indispensable pour qualifier d’odieuse cette dette, elle avait servi à financer une dictature responsable de crimes contre l’humanité.
La dette accumulée ensuite par les trois gouvernements de droite qui se sont succédés entre 1990 et 2007 a servi à financer des contre-réformes néolibérales, des privatisations, des atteintes aux droits économiques et sociaux de la population. De plus, il était possible de démontrer que cette dette avait alimenté la corruption en particulier durant le mandat d’Arnoldo Alemán (1997-2002). Daniel Ortega, une fois élu président, aurait pu – s’il l’avait voulu – s’inspirer de l’initiative prise par le président de l’Équateur, Rafael Correa, qui avait lui aussi été élu fin 2006. Rafael Correa avait mis en place une commission d’audit de la dette en juillet 2007 avec une large participation citoyenne (y compris des représentants de mouvements sociaux très critiques à son égard, comme la CONAIE et Ecuarunari). Cette commission avait pour mission d’identifier la partie illégitime et illégale de la dette publique interne et externe réclamée à l’Équateur. Sur la base des travaux de la commission, le gouvernement de l’Équateur avait, en novembre 2008, suspendu unilatéralement le paiement d’une partie de la dette identifiée comme illégitime et illégale par la commission d’audit. Grâce à cela, l’Équateur avait remporté en 2009 une victoire contre les créanciers. Ajoutons également que l’Équateur avait expulsé en mai 2007 le représentant permanent de la Banque mondiale. Il avait également demandé au FMI de quitter les locaux qu’il occupait au sein des bâtiments de la banque centrale et avait décidé de ne plus passer d’accord de prêt avec cet organisme. Rappelons également que la Bolivie, suivie par l’Équateur et le Venezuela avaient décidé de quitter l’organisme d’arbitrage de la Banque mondiale en matière de litiges sur les investissements (CIRDI).
Daniel Ortega a adopté une toute autre attitude : il a tout fait pour maintenir de bonnes relations avec le FMI et a affirmé qu’il poursuivrait les réformes que celui-ci demandait. Il s’est engagé à dégager un excédent primaire du budget afin de pouvoir poursuivre le remboursement de la dette et à comprimer le déficit budgétaire. Choisir cette option a impliqué de refuser de répondre positivement à la demande légitime des travailleurs publics de voir augmenter leurs salaires qui étaient et restent particulièrement bas notamment dans l’enseignement et la santé [20].
Daniel Ortega a augmenté le nombre de traités de libre commerce
Lorsque le FSLN était dans l’opposition, Daniel Ortega, comme principal dirigeant, a obtenu que le groupe parlementaire vote en 2006 en faveur du traité de libre commerce avec les États-Unis. Cela a constitué un tournant de plus dans l’orientation du FSLN car, auparavant, il avait accusé le gouvernement du président Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. L’approbation par les parlementaires du FSLN de ce traité a été accompagné par le soutien au changement de toute une série de législations conformément aux conditions préalables posées par les États-Unis. D’autres traités de libre commerce ont été approuvés avec l’appui du FSLN : un traité avec Taiwan (entré en application en 2008), un qui concerne l’Amérique centrale avec le Mexique (2011) et un autre entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).
Daniel Ortega a amplifié l’ouverture du Nicaragua aux intérêts des entreprises étrangères dans le domaine de l’agrobusiness, des industries minières, de la pêche
L’observatoire des multinationales en Amérique latine (OMAL), basé au pays basque et orienté clairement en faveur de la défense des intérêts des peuples, a fourni des études fouillées des compromissions du gouvernement de Daniel Ortega à l’égard des multinationales dans le prolongement de ses prédécesseurs.
Monica Baltodano y fait référence et ajoute son témoignage. Selon elle, les relations du gouvernement de Enrique Bolaños avec la multinationale espagnole Unión Fenosa du secteur de l’énergie étaient tendues. Bolaños avait déposé des plaintes contre Unión Fenosa et il y a eu douze jugements et des amendes prononcées par les tribunaux contre cette multinationale. Monica Baltodano précise : « Tout fut résolu avec le gouvernement Ortega. En novembre 2007, alors que Daniel Ortega tenait un discours virulent contre les multinationales au sommet ibéro-américain à Santiago du Chili, Bayardo Arce [homme de confiance de Daniel Ortega, ancien membre de la direction nationale ayant profité fortement de la piñata, ET] était en train de rencontrer à Madrid, au Palais de la Moncloa, la direction de Unión Fenosa. À partir du « Protocole d’accord entre le gouvernement du Nicaragua et Unión Fenosa » – auquel fut donné rang de loi, le 12 février 2009, par l’Assemblée nationale, une législation comprenant des garanties de toutes sortes pour l’entreprise – tout le passé conflictuel fut rayé d’un trait de plume. Rayés tous les jugements, toutes les plaintes et les amendes en souffrance. Ensuite, d’autres lois furent promulguées au bénéfice de la multinationale. Jamais les relations avec la multinationale espagnole qui distribue l’énergie ne furent aussi fluides que sous ce gouvernement. » [21]
Elle ajoute que, sous la présidence de Daniel Ortega, la privatisation du secteur énergétique, et donc des ressources naturelles nicaraguayennes, a été croissante, cela au profit des multinationales et notamment de celles dans lesquelles Ortega investit. Monica Baltodano souligne l’appropriation, soutenue par le gouvernement, « des principales exploitations minières du pays » par l’entreprise B2Gold dont le siège se trouve au Canada [22], avec des conséquences néfastes pour l’environnement et pour les communautés locales. Elle dénonce encore la déforestation due aux concessions accordées aux « mafias du bois ».
Monica Baltodano détaille la manière dont la multinationale Pescanova parvient à faire de très bonnes affaires sous le gouvernement de Daniel Ortega : « Un autre exemple, moins connu, est celui de la pêche, aux mains de la multinationale espagnole Pescanova. La chercheuse espagnole María Mestre a publié dans Diagonal (décembre 2010) un rapport sur l’action de Pescanova au Nicaragua [23]. Pescanova est arrivée au Nicaragua en 2002, en achetant l’entreprise Ultracongelados Antártida S.A., la plus grande usine espagnole de conditionnement de fruits de mer, qui possédait un tiers d’une entreprise nicaraguayenne de production de crevettes opérant à Chinandega. À partir de là, Pescanova s’est étendue, ne se limitant pas à traiter les crevettes et la production de larves de crevette en laboratoire, mais en obtenant toujours plus de surface en concession. Si en 2006 Pescanova disposait de 2 500 hectares, en 2008 – sous le gouvernement Ortega – elle avait doublé cette surface, et contrôlait 58 % de la superficie des concessions de pêche. Entre janvier et avril 2009, Pescanova en contrôlait 82 %. » [24]
Le canal interocéanique
Ce projet vieux de plus de deux siècles a été réactivé par le gouvernement de Daniel Ortega. Le 14 juin 2013, l’Assemblée Nationale du Nicaragua a approuvé par 61 voix contre 28 une loi qui octroie une concession pour une durée renouvelable de cinquante ans au consortium chinois HKDN Nicaragua Canal Development. Les coûts estimés sont de 50 milliards de dollars, ou 41 milliards d’euros. La construction a commencé en 2015 et devait se terminer en 2019 pour une ouverture prévue en 2020. Finalement, la réalisation du projet est suspendue car l’entreprise chinoise a fait faillite et son propriétaire a disparu.
Le projet suscite l’opposition d’organisations écologistes et scientifiques. Il y a un risque grave de pollution du lac Nicaragua qui constitue une importante réserve d’eau douce pour la biodiversité et pour la population locale qui boit l’eau du lac et s’en sert pour irriguer les terres agricoles. Sur le plan social, 25 000 personnes devraient être déplacées.
L’interdiction totale de l’avortement entre en vigueur dans le code pénal en 2008
Comme mentionné dans l’article précédent, le groupe parlementaire sandiniste a voté en 2006, main dans la main avec les députés conservateurs, une loi interdisant complètement l’avortement. C’est sous la présidence de Daniel Ortega, qui s’est refusé à faire marche arrière, que cette interdiction a été incluse dans le nouveau code pénal entré en vigueur en juillet 2008. Cette interdiction n’admet aucune exception, y compris en cas de danger pour la santé ou pour la vie de la femme enceinte, ou en cas de grossesse suite à un viol. Amnesty International indique : « Compte-tenu du fort taux de grossesses chez les adolescentes au Nicaragua, une grande partie des femmes touchées par la nouvelle législation ont moins de dix-huit ans. L’abrogation des dispositions autorisant l’avortement thérapeutique met en danger la vie de femmes et de jeunes filles et place les professionnels de la santé dans une situation inadmissible. » Avant l’adoption de ce nouveau code pénal, l’avortement « thérapeutique » (en cas de danger pour la santé de la femme enceinte ou en cas de grossesse suite à un viol) était légal et considéré comme légitime et nécessaire, depuis une loi adoptée en 1893 sous le gouvernement du libéral Zelaya, et qui était un premier aboutissement d’une évolution commencée dès 1837. Un gouvernement représentant les intérêts populaires aurait pu assumer un nouvel aboutissement de la législation en élargissant le droit à l’avortement (par exemple, en autorisant la femme enceinte à décider seule quelles que soient les causes de la grossesse, et en supprimant les conditions selon lesquelles trois praticiens devaient s’accorder sur l’interruption de grossesse et la femme enceinte devait obtenir l’autorisation de son mari ou de sa famille proche). Au lieu de cela, Ortega a décidé de faire un terrible pas en arrière.
Cette législation rétrograde s’accompagne d’attaques graves contre les organisations de défense des droits des femmes, qui ont été parmi les plus actives dans l’opposition au gouvernement de Daniel Ortega. En particulier, le Mouvement autonome des femmes (MAM, Movimiento Autonomo de Mujeres de Nicaragua), fortement mobilisé contre l’interdiction de l’avortement, s’est retrouvé dans le viseur des autorités. Les mouvements féministes ont été victimes de répression administrative, policière et judiciaire. Afin de les bâillonner, Daniel Ortega et Rosario Murillo les ont sommés de rejoindre le mouvement de femmes rattaché au régime. Dans une autre évolution très inquiétante du régime, Murillo n’a pas manqué de dénoncer le Mouvement autonome des femmes et les soutiens étrangers dont il bénéficie dans sa lutte pour le droit à l’avortement comme étant l’œuvre du diable.
Le recours à la religion
Daniel Ortega et Rosario Murillo recourent systématiquement à des références à la religion chrétienne se réclamant en permanence de l’action de Dieu qui est à leur côté. Le régime dirigé par ce couple présidentiel a produit un profond recul idéologique. Dans la suite du texte, Dieu, Diable, Foi, Justice Divine, apparaissent avec une majuscule car dans tous les textes de Murillo et Ortega ils sont effectivement utilisés avec majuscule.
Parlant des mutations qu’a connues le FSLN sous la conduite de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, Monica Boltadano écrit : « Une seconde mutation à analyser est celle qui a mené le Front sandiniste du rationalisme au fondamentalisme religieux. Le programme de la révolution revendiquait le respect des croyances religieuses et préconisait la laïcité. La Constitution de 1987 établit que l’État n’a pas de religion officielle et que l’éducation publique est laïque. Et qu’avons-nous maintenant ? L’usage et l’abus de la religiosité populaire et sa manipulation continuelle en vue de fortifier le projet de pouvoir. Les institutions étatiques opèrent comme reproductrices des croyances religieuses pour souligner que tout ce qui se passe dans le pays est le produit de « la volonté de Dieu ». Établissant ainsi que l’autorité [de Rosario Murillo et de Daniel Ortega, ET] provient de la volonté divine, tout comme sous l’absolutisme monarchique le pouvoir des rois venait directement de Dieu. Et ce lien divin, selon le discours officiel, fait que le Nicaragua vit « béni et prospère ». Comme résultat de ce modèle, les hiérarchies religieuses légifèrent, les Églises commandent, les autorités civiles promeuvent des croyances religieuses et toutes les institutions étatiques et municipales sont remplies d’images, de symboles et de messages religieux. »
Du côté de Rosario Murillo, les références à Dieu et au diable viennent de loin, j’ai retrouvé un extrait d’un article qu’elle a signé en 1991 en tant que responsable de Ventana, le supplément culturel du quotidien sandiniste Barricada. En préparation du premier Congrès du FSLN, elle écrivait « A l’intérieur du Front, on retrouve des sandinistes et des non sandinistes. Millionnaires et miséreux. Âmes de Dieu et âmes du Diable (…). Oui, Messieurs, le Front sandiniste est actuellement un front, et comme front, où l’on trouve de tout, c’est en ce moment un tas de merde » [25]. Plus tard, Murillo a abandonné la caractérisation grossière du Front comme un tas de merde, mais par contre elle a introduit dans tous ses discours une présentation manichéenne et religieuse fondamentaliste conservatrice, obscurantiste des évènements et des personnes.
Dans le discours que Rosario Murillo a prononcé le 19 juillet 2018 lors de la célébration du 39e anniversaire de la victoire de la révolution, elle a constamment fait appel à la foi, à la grâce de Dieu, à la dénonciation des actions diaboliques des manifestants qui protestent contre la politique du régime qu’elle codirige.
Le lendemain, elle a poursuivi dans la même veine dans une déclaration sur la chaîne de TV canal 4 qui est la propriété d’un de ses fils : « Nous savons qu’il y a des institutions qui seront capables de reconnaître les délits et les crimes de ceux qui ont causé tant de douleur, tant de morts, tant de souffrance, tant de crimes aberrants, diaboliques, dans notre Nicaragua. Et nous avons confiance dans la Justice, confiance dans la Justice Divine également » [26].
Elle poursuit plus loin : « Ce peuple de Dieu, parce que le peuple nicaraguayen est le Peuple de Dieu ! Il y a peu de peuples dans le monde faisant preuve de tant de Foi et tant de Dévotion, avec une relation si forte avec Dieu. Et nous, les Catholiques, avec la Vierge Marie, avec tant de (…) Foi. » [27]
Dans la même déclaration, elle oppose le peuple aux femmes et aux hommes qui luttent pour la dépénalisation de l’avortement de la manière suivante : « Un Peuple qui a défendu la Vie sous toutes ses formes, depuis le ventre maternel... Depuis le ventre maternel ! Alors que beaucoup d’entre eux prétendent mener des actions civiques, alors qu’ils n’ont rien de civique parce qu’ils sont des criminels, ils ont défilé dans les rues de Managua, demandant l’Avortement. Portant atteinte à la Vie ! C’est la Vérité. » [28]
Elle présente ensuite les manifestants qui protestent depuis le 18 avril 2018 comme les vrais coupables des centaines de morts qui endeuillent le peuple : « …le Peuple le sait, il sait qui a donné la mort ; il sait, parce que nous le savons, comment entre eux à cause de leurs conflits dus à leurs ambitions, pour leurs conflits dus à leur culture de la drogue avec laquelle ils ont cherché à terroriser le pays, ce sont des personnes droguées, alcooliques, des personnes liées à toute sortes de crimes et de délinquance. Le Peuple sait qu’entre eux-mêmes ils se sont donnés la mort pour ensuite en rendre coupable le Gouvernement. » [29]
La veille, le 19 juillet 2018, lors du grand rassemblement convoqué par le régime, Daniel Ortega avait été tout aussi loin dans le raisonnement manichéen et inquisiteur. Il avait expliqué que les protestataires, désignés comme terroristes et putschistes, avaient des pratiques diaboliques et sataniques. Il a affirmé que les terroristes torturaient « de manière satanique » (sic !) des gens du peuples sur le lieu des barricades [30] ! Il a littéralement affirmé que les protestataires « terroristes » et « putschistes » sont totalement « satanisés ». Il a appelé les évêques catholiques à « exorciser » ces « diables », ces « démons » (ce sont les termes que Ortega utilise pour désigner les manifestants) pour chasser le diable qui a pris possession d’eux. Ortega affirme qu’ils mettent le feu aux cadavres près des barricades et qu’ils dansent autour de ceux-ci. Il a appelé les évêques à respecter la parole de Dieu et à ne pas soutenir l’exigence des manifestants contestataires qui demandent la démission du couple présidentiel.
PARTIE III : Poursuite des réflexions sur l’expérience sandiniste des années 1980-1990 afin de comprendre le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo
En juillet 1979 a triomphé une authentique révolution combinant un soulèvement populaire, l’auto-organisation de villes et de quartiers insurgés ainsi que l’action du FSLN, organisation politico-militaire d’inspiration marxiste-guévariste/castriste.
Le FSLN n’a pas seulement accédé au gouvernement, il a aussi pu remplacer l’armée somoziste par une nouvelle armée qu’il a mise au service du peuple
Au cours des deux premières années suivant le triomphe de la révolution, d’importants bouleversements ont eu lieu qui diffèrent d’autres expériences où la gauche est arrivée au gouvernement par les élections – comme au Chili en 1970, au Venezuela en 1998-1999, au Brésil en 2002-2003, en Bolivie en 2005-2006, en Équateur en 2006-2007. En effet, vu la destruction de l’armée somoziste et la fuite du dictateur, le FSLN n’a pas seulement accédé au gouvernement (ce que les autres ont fait via les urnes), il a aussi pu remplacer l’armée somoziste par une nouvelle armée qu’il a mise au service du peuple, prendre entièrement le contrôle des banques et décréter le monopole public sur le commerce extérieur. Des armes ont été distribuées à la population afin qu’elle puisse s’auto-défendre face aux risques d’agression extérieure et de tentative de coup de force de la droite. Ce sont des changements fondamentaux qui n’ont pas eu lieu dans les pays mentionnés plus haut et qui, par contre, avaient eu lieu à Cuba entre 1959 et 1961, pour s’approfondir au cours des années 1960.
Dans les années 1980, des progrès sociaux très importants ont été accomplis au niveau de la santé, de l’éducation, de l’amélioration des conditions de logement (même si c’est resté rudimentaire), de l’augmentation des droits d’organisation et de protestation, de l’accès au crédit pour les petits producteurs grâce à la nationalisation du système bancaire, etc. Ces progrès étaient indéniables.
Plusieurs questions se posent. Est-ce que le FSLN n’a pas été trop loin dans les changements opérés dans la société ? A-t-il pris une mauvaise orientation ? Ou bien l’évolution décevante par la suite, n’est-elle due qu’à l’agression de l’impérialisme nord-américain et de ses alliés – au Nicaragua et dans la région ?
La direction du FSLN n’est pas allée assez loin dans la radicalisation en faveur du peuple
La direction du FSLN a fait trop de concessions aux capitalistes agraires et urbains
Mes réponses en quelques lignes : 1. La direction du FSLN n’est pas allée assez loin dans la radicalisation des mesures en faveur des secteurs les plus exploités et les plus opprimés de la population (en tout premier lieu, la population rurale pauvre mais aussi les travailleurs d’usine, les travailleurs de la santé et de l’éducation qui étaient généralement sous-payés). Il a fait trop de concessions aux capitalistes agraires et urbains. Cela a affaibli la révolution face à l’agression de Washington combinée à l’action de la Contra que les États-Unis finançaient.
2. La direction du FSLN, avec sa consigne « Direction : Ordonne », n’a pas soutenu suffisamment l’auto-organisation et le contrôle ouvrier. Elle y a fixé des limites qui ont été très préjudiciables au processus révolutionnaire.
Changer la société sans prendre le pouvoir ?
Dans les années 1990, sur la base des espoirs déçus, certains ont affirmé qu’il fallait essayer de changer la société sans prendre le pouvoir. Un aspect de leur approche était tout à fait pertinent : il est absolument vital de favoriser les processus de changements qui se réalisent à la base de la société (sans mettre aucune notion péjorative au terme « base ») et qui supposent l’auto-organisation des citoyens et des citoyennes, leur liberté d’expression, de manifestation et d’organisation. Mais l’idée selon laquelle il ne faut pas prendre le pouvoir n’est pas justifiée car il n’est pas possible de changer réellement la société si le peuple ne prend pas le pouvoir au niveau de l’État. La question est plutôt : comment construire une authentique démocratie au sens originel du mot – le pouvoir exercé directement par le peuple au bénéfice de son émancipation. En d’autres mots, le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.
La victoire de juillet 1979 reste un triomphe populaire à célébrer
Comme d’autres, je pense qu’il était nécessaire de renverser la dictature somoziste via l’action conjointe d’un soulèvement populaire et d’une intervention d’une organisation politico-militaire. Et à ce titre, la victoire de juillet 1979 reste un triomphe populaire à célébrer. Il faut souligner que, sans l’ingéniosité et la ténacité du peuple dans la lutte, le FSLN ne serait pas arrivé à porter le coup décisif à la dictature de Somoza.
Les erreurs
Quelles ont été les erreurs ? Cela mérite de longs développements mais je m’en tiendrai à une présentation tout à fait synthétique.
La question agraire n’a pas été correctement prise en compte
- La question agraire n’a pas été correctement prise en compte. La réforme agraire a été gravement insuffisante et la contra a su en profiter à fond. Il aurait fallu distribuer aux familles rurales beaucoup plus de terres (avec des titres de propriété) car il y avait une attente énorme du côté d’une grande partie de la population qui avait besoin de celles-ci et luttait pour que les terres arables des grandes propriétés privées, dont celles du clan Somoza (mais pas seulement), soient réparties au bénéfice de ceux et celles qui voulaient y travailler. L’orientation qui a prévalu dans la direction sandiniste a consisté à cibler les grandes propriétés de Somoza en laissant à l’abri les intérêts de grands groupes capitalistes et des grandes familles que certains dirigeants sandinistes voulaient transformer en alliés ou en compagnons de route.
– Une autre erreur a été commise : le FSLN a voulu créer rapidement un secteur agraire étatique et des coopératives en lieu et place des grandes propriétés somozistes, ce qui ne correspondait pas à l’état d’esprit des populations rurales. Il aurait fallu donner la priorité aux petites (et moyennes) exploitations paysannes privées en distribuant des titres de propriété et en apportant une aide matérielle et technique aux familles paysannes devenues propriétaires. Il aurait également fallu soutenir en priorité la production pour le marché intérieur (qui était déjà importante mais pouvait être améliorée et augmentée) ou régional, et ce en faisant appel au maximum aux méthodes de l’agriculture biologique.
– En résumé, la direction du FSLN a additionné deux erreurs graves : d’une part, elle a fait trop de concessions aux bourgeois considérés comme des alliés du changement en cours et d’autre part, elle a mis en œuvre trop d’étatisme ou de coopérativisme artificiel.
– Le résultat ne s’est pas fait attendre : une partie de la population, déçue par les décisions du gouvernement sandiniste, a été attirée par la contra. Celle-ci a eu l’intelligence d’adopter un discours dirigé vers les paysans déçus en leur disant qu’en les aidant à renverser le FSLN, une véritable distribution des terres aurait lieu et une véritable réforme agraire serait réalisée. C’était de la propagande mensongère mais elle a reçu un écho.
Cela est corroboré par une série d’études de terrain auxquelles j’ai eu accès à partir de 1986-1987, après plusieurs séjours au Nicaragua, notamment dans des régions rurales où la contra avait gagné un soutien populaire (la région de Juigalpa au centre du pays – voir la carte) [31] . Ce sont des organismes sandinistes qui eux-mêmes procédaient à des enquêtes très sérieuses de terrain et alertaient la direction sandiniste sur ce qui était en train de se passer. Il s’agit notamment des travaux coordonnés par Orlando Nuñez [32]. D’autres organismes indépendants du gouvernement, liés aux secteurs de la théologie de la libération, réalisaient des travaux arrivant aux mêmes constatations. De même, une série d’organisations rurales liées au sandinisme (UNAG, ATC, etc.) mettaient le doigt sur les problèmes même s’ils s’autocensuraient. Il y avait également des experts internationalistes spécialistes du monde rural qui tiraient la sonnette d’alarme.
Concernant l’auto-organisation et le contrôle ouvrier, le FSLN a hérité de la tradition cubaine qui fait la promotion de l’organisation populaire mais dans un cadre très contrôlé et limité. Cuba, qui a connu au début des années 1960 un grand mouvement d’auto-organisation, a progressivement évolué vers un modèle beaucoup plus contrôlé d’en haut, surtout à partir de l’augmentation de l’influence soviétique à la fin des années 1960-1970 [33]. Or, une partie des dirigeants du FSLN, dont Daniel Ortega, a été formée à Cuba à cette époque. La décennie 1970 a été définie comme la « période grise » par toute une génération de marxistes cubains. Ceci dit, même le Che, lorsqu’il était ministre de l’industrie à Cuba (1961-1965), était réticent au développement du contrôle ouvrier (on trouve une confirmation très claire de cela dans un des ouvrages posthumes qui contient les conversations réalisées au ministère de l’industrie entre le Che et son équipe de conseillers). Bref, la direction sandiniste a hérité d’une tradition fortement influencée par la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique et par son impact néfaste sur une grande partie de la gauche au niveau international, dont Cuba.
Dans un précédent article [34], j’ai également mentionné parmi les problèmes importants de la politique du gouvernement sandiniste, d’autres fautes graves telles que la manière de conduire la guerre contre la contra et l’agression extérieure en privilégiant une armée classique avec de l’équipement lourd. Il faut ajouter que le recours à la conscription militaire obligatoire a réduit l’enthousiasme en faveur de la révolution et a renforcé l’attraction exercée par la contra sur un secteur de la paysannerie.
La responsabilité du déclenchement de la guerre incombe exclusivement aux ennemis du gouvernement sandiniste
Bien sûr, la responsabilité du déclenchement de la guerre incombe exclusivement aux ennemis du gouvernement sandiniste et celui-ci devait affronter l’agression, mais il n’empêche que les erreurs dans la manière de conduire la guerre, combinées aux erreurs commises dans la réforme agraire, ont eu des conséquences néfastes.
Dans une interview récente, Henry Ruiz, un des neuf membres de la direction nationale des années 1980, le souligne dans ces termes : « Par exemple, une chose que nous n’avons pas faite c’est la réforme agraire. (…) Ce fut un des vices, et je l’ai critiqué à l’époque au sein du FSLN. Les paysans n’ont pas été favorisés, au contraire ils ont été affectés par la guerre. La guerre menée par la contra et la guerre menée par nous. » [35].
De même, l’application à partir de 1988, d’un programme d’ajustement structurel ressemblant fortement aux programmes dictés à d’autres pays par le FMI et la Banque mondiale est une erreur d’orientation du gouvernement sandiniste. Sur cette question, des militants sandinistes ont présenté une critique très claire de l’orientation qui était suivie par la direction [36]. Ils ont exprimé en interne et publiquement leur point de vue et cela n’a malheureusement pas été suivi d’une correction des erreurs. Le gouvernement a approfondi une politique qui menait le processus droit à l’impasse et allait provoquer un vote populaire de rejet et la victoire de la droite aux élections de février 1990.
En somme, le gouvernement a maintenu une orientation économique compatible avec les intérêts de la grande bourgeoisie nicaraguayenne et des grandes entreprises privées étrangères, c’est-à-dire une économie tournée vers l’exportation et basée sur des bas salaires afin de rester compétitive sur le marché mondial.
Première conclusion
Ce n’est pas une trop forte radicalité qui a affaibli la révolution sandiniste
La conclusion est très importante : ce n’est pas une trop forte radicalité qui a affaibli la révolution sandiniste. Ce qui n’a pas permis d’avancer suffisamment avec le soutien d’une majorité de la population, c’est une orientation qui n’a pas mis le peuple au cœur du processus pour engager la transition après le renversement de la dictature de Somoza. Le gouvernement aurait dû en pratique mieux prendre en compte les besoins et les aspirations du peuple tant à la campagne qu’en zone urbaine. Il aurait dû redistribuer les terres en faveur des paysans et en développant/renforçant la petite propriété privée et, dans la mesure du possible, des formes de coopération volontaire. Le gouvernement aurait dû favoriser l’augmentation des salaires des travailleurs tant dans le secteur privé que public.
Il aurait dû mettre progressivement en place de manière plus importante des politiques favorisant le marché intérieur et les producteurs pour ce marché.
Il fallait, à tous les niveaux, favoriser l’auto-organisation des citoyens et des citoyennes et leur permettre de contrôler l’administration publique tout comme les comptes des entreprises privées. Il fallait refuser de s’allier avec un secteur du grand capital local perçu à tort comme patriotique et allié du peuple.
À chaque étape importante, des voix critiques à l’intérieur du FSLN se sont fait entendre mais elles n’ont pas été prises réellement en compte par la direction de plus en plus dominée par Daniel Ortega, son frère, Humberto, Victor Tirado Lopez, tous les trois de la tendance dite « tercerista », ralliés par Tomas Borge et Bayardo Arce provenant de la tendance « Guerre populaire prolongée », et sans que les quatre autres membres de la direction nationale ne constituent un bloc pour faire obstacle à l’approfondissement des erreurs.
Il est très important de souligner que des propositions de politiques alternatives ont été formulées tant à l’intérieur du FSLN qu’à l’extérieur parmi des forces politiques qui souhaitaient approfondir le processus révolutionnaire en cours.
Les voix critiques constructives n’ont pas attendu l’échec électoral de février 1990 pour proposer un cours nouveau, mais elles n’ont reçu qu’une faible audience et elles sont restées relativement isolées.
La dette illégitime et odieuse
La direction du FSLN aurait dû également remettre en cause le paiement de la dette publique héritée du régime de Somoza et rompre avec la Banque mondiale et avec le FMI. Elle aurait dû réaliser un audit de la dette avec une large participation citoyenne. C’est un point fondamental. Le fait que le gouvernement sandiniste a accepté de poursuivre le paiement de la dette allait de pair avec le respect des intérêts d’une partie de la bourgeoisie nicaraguayenne qui avait investi dans la dette émise par Somoza. Il s’agissait également pour le gouvernement sandiniste de garantir les emprunts que les entreprises privées de la grande bourgeoisie avaient effectués auprès des banques étrangères, principalement des États-Unis. Enfin, pour le gouvernement sandiniste, il s’agissait d’éviter un affrontement avec la Banque mondiale et avec le FMI qui avaient pourtant financé la dictature. Malgré cette volonté du gouvernement de maintenir la collaboration avec la Banque mondiale et le FMI, ces deux institutions ont décidé de suspendre les relations financières avec les nouvelles autorités nicaraguayennes [37]. Ce qui montre qu’il était vain de leur faire des concessions.
Si on ne dénonce pas les chaînes de la dette illégitime, on condamne le peuple à les supporter
Certes, il n’était pas facile pour le gouvernement d’un pays comme le Nicaragua d’affronter seul ses créanciers, mais il aurait pu commencer par la remise en cause de la légitimité des dettes que réclamaient la Banque mondiale, le FMI, les États et les banques privées qui avaient financé la dictature. Le gouvernement aurait pu lancer un audit de celles-ci en faisant appel à la participation citoyenne, il aurait pu obtenir du large mouvement international de soutien au peuple nicaraguayen qu’il avance la revendication de l’annulation de la dette.
On ne dira jamais assez que le refus de faire face aux créanciers quand ceux-ci réclament une dette illégitime constitue généralement le début de l’abandon du programme de changement. Si on ne dénonce pas les chaînes de la dette illégitime, on condamne le peuple à les supporter.
En 1979, deux mois après le renversement de Somoza, Fidel Castro déclarait devant l’assemblée générale des Nations unies : « La dette des pays en voie de développement atteint déjà 335 milliards de dollars. On calcule que le montant total du service de leur dette extérieure s’élève à plus de 40 milliards par an, ce qui représente plus de 20 % de leurs exportations annuelles. Par ailleurs, le revenu moyen par habitant des pays développés est maintenant quatorze fois supérieur à celui des pays sous-développés. Cette situation est devenue intenable. » Il affirmait dans son exposé : « Les dettes des pays moins développés relativement et dans une situation désavantageuse sont insupportables et sans issue. Elles doivent être annulées ! » [38].
Six ans plus tard, alors qu’il avait lancé une grande campagne internationale pour l’abolition des dettes illégitimes, Fidel Castro avançait une série d’arguments tout à fait applicables au cas du Nicaragua.
Fidel Castro déclarait qu’à toutes les raisons morales, politiques et économiques qui justifiaient le refus de payer la dette, « il faut encore ajouter une série de raisons juridiques : qui a passé le contrat ? Qui jouit de la souveraineté ? En vertu de quel principe peut-on affirmer que le peuple s’est engagé à payer, qu’il a reçu ou concerté ces crédits ? La majorité de ces crédits ont été concertés avec les dictatures militaires, avec les régimes répressifs, sans jamais consulter les couches populaires. Pourquoi les dettes contractées par les oppresseurs des peuples, les engagements qu’ils prennent devraient-ils être honorés par les opprimés ? Quel est le fondement philosophique, le fondement moral de cette conception, de cette idée ? Les parlements n’ont pas été consultés, le principe de la souveraineté a été violé, quels parlements ont été consultés à l’heure de contracter la dette, ou en ont simplement été informés ? » [39]
Je souligne avec force la question de la dette illégitime car, en cas de renversement du régime oppresseur de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, il serait fondamental pour un gouvernement populaire de remettre en cause le paiement de la dette réclamée au Nicaragua. Si c’est la droite qui prend le leadership du renversement du régime, on peut être sûr qu’elle ne remettra pas en cause la dette réclamée au Nicaragua.
Après la défaite électorale de février 1990, Daniel Ortega approfondit une orientation de collaboration de classes
J’ai expliqué dans un article précédent qu’après la défaite électorale de février 1990, Daniel Ortega avait adopté une attitude qui avait oscillé entre le co-gouvernement de fait et l’affrontement. Globalement, malgré une tendance à la radicalisation, qui a duré environ deux ans, sous la pression des organisations populaires sandinistes subissant directement et brutalement les effets des mesures prises par le gouvernement de droite, Daniel Ortega a développé une orientation qui ne proposait pas véritablement un cours alternatif à celui suivi par le gouvernement de Violetta Chamorro. J’en ai été clairement le témoin en 1992 en marge du 3e Forum de Sao Paulo.
En 1992, les errements politiques de Daniel Ortega et de Victor Tirado Lopez
En 1992, j’ai accompagné, à Managua, Ernest Mandel, un dirigeant de la Quatrième internationale, qui était invité à donner la conférence inaugurale de la 3e réunion du Forum de Sao Paulo. Ce Forum, lancé en 1990 par le PT présidé par Lula, regroupait un large éventail de la gauche latino-américaine, allant du PC cubain au Frente Amplio d’Uruguay en passant par des organisations de guérilla comme le FMLN du Salvador.
Ernest Mandel a intitulé sa conférence : « Faire renaître l’espoir ». Partant d’un constat sur les conditions très difficiles dans lesquelles se trouvaient les forces de gauche radicale au niveau mondial, il affirmait qu’il fallait se donner comme priorité de mettre en avant des revendications visant à satisfaire les droits humains fondamentaux tout en pointant la perspective du socialisme. Dans sa conclusion, il soulignait que « Ce socialisme doit être autogestionnaire, féministe, écologiste, radical-pacifiste et pluraliste ; il doit étendre la démocratie directe de façon qualitative, et être internationaliste et multipartiste. (…) la libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Elle ne peut pas être l’œuvre des États, des gouvernements, des partis ou des dirigeants supposément infaillibles, ni d’experts d’aucune sorte. » [40]
En marge de ce Forum, Victor Tirado Lopez, un des commandants les plus liés à Daniel Ortega à cette époque-là, a souhaité avoir une réunion en tête-à-tête avec Ernest Mandel qui m’a demandé de l’accompagner. Victor Tirado Lopez a commencé par dire qu’il avait beaucoup d’admiration pour les travaux d’Ernest Mandel et notamment son traité d’économie marxiste [41]. Ensuite, ce commandant a exposé son analyse de la situation internationale : selon lui, le système capitaliste était arrivé à maturité et ne connaîtrait plus de crises, il mènerait au socialisme sans que de nouvelles révolutions soient nécessaire. C’était parfaitement absurde et Ernest Mandel le lui a dit très nettement en s’échauffant. Quand Mandel a ensuite répliqué que les crises allaient se poursuivre et que dans certaines parties de l’Amérique latine, comme le Nord-Est brésilien, les conditions de vie des plus exploités s’aggravaient très nettement, Tirado Lopez a répondu que ces régions n’avaient pas encore été atteintes par la civilisation amenée cinq siècles plus tôt par Christophe Colomb. Avec Mandel, nous avons alors mis fin de manière abrupte à cette conversation délirante.
L’évolution ultérieure de Daniel Ortega était déjà largement perceptible au début des années 1990
Le lendemain, Daniel Ortega a souhaité présenter en privé à Mandel le projet de programme alternatif qu’il voulait défendre publiquement en tant que FSLN face au gouvernement de droite de Violetta Chamorro. Après lecture, nous nous sommes rendu compte que ce programme ne remplissait pas les conditions minimales pour constituer une alternative. Pour le dire simplement, il était compatible avec les réformes entreprises par le gouvernement de droite et ne permettrait pas de reprendre l’offensive face à la droite. Mandel l’a dit très clairement à Daniel Ortega qui n’a pas du tout apprécié.
Je mentionne ces deux discussions car cela indique à quel point la dérive politique de certains dirigeants du FSLN était profonde.
Seconde conclusion : L’évolution ultérieure de Daniel Ortega, de ceux et celles qui l’ont accompagné sur les chemins du retour au pouvoir, était déjà largement perceptible au début des années 1990.
La consolidation du pouvoir de Daniel Ortega dans le FSLN
Une partie importante des militants et des militantes sandinistes de la période révolutionnaire a refusé cette orientation dans les années qui ont suivi. Cela a pris du temps et ce retard à prendre conscience du danger a été mis à profit par Daniel Ortega pour consolider son influence au sein du FSLN et marginaliser ou exclure ceux et celles qui défendaient une orientation différente. Simultanément Daniel Ortega a réussi à maintenir une relation privilégiée avec toute une série de dirigeants et dirigeantes des organisations populaires sandinistes qui l’ont considéré, faute de mieux, comme le dirigeant le plus apte à défendre une série de conquêtes des années 1980. Cela explique en partie pourquoi, en 2018, le régime de Daniel Ortega conserve un appui dans une partie de la population et du mouvement populaire malgré le recours à des méthodes répressives extrêmement brutales.
PARTIE IV : Brève histoire des relations de la Banque mondiale, du FMI et du gouvernement des États-Unis avec le Nicaragua
L’Amérique centrale est considérée par le gouvernement des États-Unis comme une partie de sa zone d’influence exclusive. La politique adoptée par la Banque mondiale en termes de prêts à l’égard des pays de la région est directement influencée par les choix politiques du gouvernement des États-Unis. Le cas du Nicaragua et du Guatemala au cours des années 1950 est tout à fait clair.
« Un des principaux pays emprunteurs [auprès de la Banque mondiale] du point de vue du nombre de prêts était le Nicaragua, un pays d’un million d’habitants contrôlé par la famille Somoza. ‘Washington et les Somoza considéraient leur relation mutuelle comme profitable. Les États-Unis soutenaient les Somoza et les Somoza soutenaient les États-Unis lors des votes aux Nations unies ou dans les organismes régionaux. Somoza a offert le territoire nicaraguayen comme base d’entraînement et de départ des forces cubaines en exil qui ont abouti à un désastre à la Baie des Cochons en 1961’ (Anthony Lake, Somoza Falling, Houghton Mifflin, 1989, p. 18). Entre 1951 et 1956, le Nicaragua a reçu neuf prêts de la Banque mondiale et un en 1960. Une base militaire américaine a été établie en 1953 d’où a été lancée l’opération de la Central Intelligence Agency (CIA) qui a permis le renversement du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui avait légalisé le Parti communiste et qui menaçait d’exproprier les avoirs de la United Fruit Company. Le Guatemala lui-même, qui avait une population trois fois supérieure à celle du Nicaragua, et bien qu’il ait été un des premiers pays à recevoir une mission d’études de la Banque (publiée en 1951), a dû attendre 1955 pour recevoir son premier prêt après le renversement de son régime ‘communiste’ » [42].
Le 12 avril 1961, alors que cinq jours plus tard, les Etats-Unis allaient lancer une expédition militaire contre Cuba à partir du territoire nicaraguayen [43], la direction de la Banque décide d’octroyer un prêt au Nicaragua en sachant parfaitement que l’argent servira à renforcer la puissance économique du dictateur. Cela fait partie du prix à payer pour son soutien à l’agression contre Cuba. Ci-dessous un extrait du compte-rendu officiel interne de la discussion entre dirigeants de la Banque, ce 12 avril 19613 :
M. [Aron] Broches. J’apprends que la famille Somoza est partout et qu’il serait difficile de trouver quoi que ce soit au Nicaragua sans tomber sur eux. M. [Robert] Cavanaugh. Je ne voudrais pas avoir l’air de promouvoir un accord qui demanderait au peuple de vendre des terres convoitées par le président. M. [Simon] Cargill. Si le projet en lui-même est satisfaisant, je ne pense pas que l’intérêt du président pose un problème tel qu’il faille l’abandonner. M. Rucinski. Je suis d’accord qu’il est trop tard pour faire marche arrière. M. Aldewereld. Le problème de la propriété des terres et de la famille Somoza est malencontreux mais nous le savions depuis le début et il est trop tard pour en discuter maintenant. |
Concernant l’attitude de la Banque à l’égard du régime sandiniste au cours des années 1980 et l’influence qu’a exercée sur elle le gouvernement des États-Unis, nous citons ici un extrait de l’étude de Catherine Gwin : « Le Nicaragua des années 1980 constitue un exemple plus récent démontrant que le refus de prêter de la Banque coïncide clairement avec la politique des États-Unis. La raison invoquée pour la suspension des prêts était l’accumulation d’arriérés. Néanmoins, en septembre 1984, le gouvernement nicaraguayen a formellement proposé une solution au problème des arriérés » [44]. Catherine Gwin détaille les propositions concrètes formulées par le Nicaragua et elle explique que bien que ces propositions soient recevables, la Banque ne fait aucun effort pour aider le régime sandiniste. Elle indique que cela contraste avec la souplesse adoptée par la Banque à l’égard d’autres régimes qui, eux, étaient les alliés des États-Unis.
Petit rappel : Alors que le clan des Somoza est au pouvoir au Nicaragua depuis les années 1930 grâce à une intervention militaire des États-Unis, un puissant mouvement populaire triomphe de la dictature le 19 juillet 1979 et provoque la fuite du dictateur Anastasio Somoza. Les Somoza, détestés du peuple, ont accaparé une très grande partie des richesses du pays et ont favorisé l’implantation de grandes entreprises étrangères, surtout états-uniennes. La dictature d’Anastasio Somoza a bénéficié de nombreux prêts de la Banque mondiale. À partir de la chute de la dictature se met en place un gouvernement d’alliance regroupant l’opposition démocratique traditionnelle (représentant la fraction « libérale » de la bourgeoisie et dirigée par des chefs d’entreprise) et les révolutionnaires sandinistes qui ne cachent ni leur sympathie pour Cuba ni leur disposition à entreprendre certaines réformes progressistes (réforme agraire, nationalisation de certaines entreprises étrangères, confiscation des terres appartenant au clan des Somoza, programme d’alphabétisation…).
Washington, qui a soutenu Anastasio Somoza jusqu’au bout, considère que ce nouveau gouvernement fait peser une menace de contagion communiste en Amérique centrale. L’administration du président Carter, en poste au moment du renversement de la dictature, n’adopte pourtant pas immédiatement une attitude agressive. Mais les choses changent immédiatement quand Ronald Reagan entre à la Maison blanche. Dès 1981, il annonce sa volonté de faire tomber les sandinistes et soutient financièrement et militairement une rébellion composée des anciens membres de la garde nationale (« Contrarevolucionarios » ou « Contras »). L’aviation des États-Unis mine plusieurs ports nicaraguayens (voir encadré sur la condamnation des États-Unis par la Cour internationale de justice de La Haye). Face à cette hostilité, la politique du gouvernement à majorité sandiniste se radicalise. Lors des élections de 1984 qui se déroulent de manière démocratique pour la première fois depuis un demi-siècle, le sandiniste Daniel Ortega est élu président avec 67 % des suffrages. L’année suivante, les États-Unis décrètent un embargo commercial contre le Nicaragua, qui isole le pays par rapport aux investisseurs étrangers. La Banque mondiale, quant à elle, stoppe ses prêts à partir de la victoire sandiniste aux élections présidentielles. Les Sandinistes tentent alors activement de convaincre la Banque mondiale de reprendre les prêts. Ils sont même disposés à appliquer un plan d’ajustement structurel draconien, ce qu’ils font à partir de 1988. La Banque décide cependant de ne pas donner suite et ne reprend les prêts qu’après la défaite électorale des sandinistes aux élections de février 1990 qui voient la victoire de Violeta Barrios de Chamorro, candidate conservatrice soutenue par les États-Unis.
La condamnation des États-Unis par la Cour internationale de justice de La Haye L’agression du Nicaragua par le gouvernement des États-Unis qui tentait par différents moyens politiques, économiques et militaires de déstabiliser puis renverser le nouveau régime sandiniste a fait l’objet d’un recours contre les États-Unis devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. Celle-ci a rendu un jugement en 1986 par lequel elle condamne les États-Unis pour la violation des obligations imposées par le droit international, en particulier l’interdiction de l’utilisation de la force (article 2 § 4 de la Charte des Nations unies) et l’interdiction d’attenter à la souveraineté d’un autre État [45]. Cela vaut la peine de reproduire le résumé officiel de l’affaire tel qu’il est publié sur le site de la CIJ : « Le 27 juin 1986, la Cour a rendu son arrêt sur le fond. Entre autres décisions, elle a rejeté la justification de légitime défense collective avancée par les Etats-Unis relativement aux activités militaires ou paramilitaires au Nicaragua ou contre celui-ci, et dit que les Etats-Unis avaient violé les obligations imposées par le droit international coutumier de ne pas intervenir dans les affaires d’un autre Etat, de ne pas recourir à la force contre un autre Etat, de ne pas porter atteinte à la souveraineté d’un autre Etat, et de ne pas interrompre le commerce maritime pacifique. La Cour a en outre dit que les Etats-Unis avaient violé certaines obligations d’un traité bilatéral d’amitié, de commerce et de navigation de 1956 et commis des actes de nature à priver celui-ci de son but et de son objet. Elle a décidé que les Etats-Unis étaient tenus de mettre immédiatement fin et de renoncer à tout acte constituant une violation de leurs obligations juridiques, et qu’ils devaient réparer tout préjudice causé au Nicaragua par les violations constatées du droit international coutumier et du traité de 1956, la fixation du montant devant faire l’objet d’une autre procédure si les Parties ne pouvaient se mettre d’accord. La Cour a ensuite fixé par ordonnance les délais pour le dépôt de pièces de procédure par les Parties sur les formes et le montant de la réparation, et le mémoire y afférent du Nicaragua a été déposé le 29 mars 1988, les Etats-Unis maintenant leur refus de participer à la procédure. En septembre 1991, le Nicaragua a fait connaître à la Cour, notamment, qu’il ne souhaitait pas poursuivre la procédure. Après que les Etats-Unis eurent informé la Cour qu’ils se félicitaient de la demande en désistement du Nicaragua, l’affaire a été rayée du rôle par ordonnance du président du 26 septembre 1991. » Comme on le voit, en 1991, le gouvernement de Violetta Chamorro élu en 1990, a mis fin à la procédure et a renoncé à demander des réparations au gouvernement de Washington. |
Lorsque Daniel Ortega est élu président du Nicaragua en 2006 et rentre en fonction début 2007, l’attitude de la Banque mondiale et du FMI contraste fondamentalement par rapport aux années 1980, de même que l’attitude des autorités de Washington. Le régime de Daniel Ortega est considéré comme fréquentable. Les accords passés entre les gouvernements de droite pendant la période 1990-2006 et les deux institutions financières de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI, sont renouvelés. Le gouvernement d’Ortega reçoit des crédits tandis qu’il poursuit les réformes néolibérales engagées par les gouvernements précédents. En février 2018, le FMI a félicité le gouvernement de Daniel Ortega [46]. Celui-ci a ensuite décidé d’appliquer une contre-réforme du système des retraites et de la sécurité sociale qui a provoqué les premières grandes manifestations d’avril 2018 très fortement réprimées. Ortega a retiré ces mesures pour essayer de mettre fin aux manifestations mais vu la répression qui a provoqué de nombreux morts parmi les manifestants, le mouvement de protestation s’est poursuivi. De son côté, la Banque mondiale, alors que le gouvernement venait d’annoncer les mesures néolibérales concernant la sécurité sociale, félicitait en avril 2018 le sérieux des politiques économiques suivies par Ortega [47]. Il faudra être attentif à ce qui se passera à l’avenir.
Eric Toussaint