Julien Brygo. — Avec ses neuf cents places de parking, l’Iowa 80 est connue pour être « la plus grande aire de repos du monde »
On embauche des opérateurs indépendants ! » Plantés à même le gazon, les écriteaux de l’entreprise XPO Logistics à Long Beach (Californie) évoquent ces restaurants routiers américains dont les entrées semblent toujours décorées de la même annonce : l’établissement « recherche du personnel ». Cette multinationale du transport de marchandises (qui a racheté en 2015 le groupe français Norbert Dentressangle pour plus de 3,5 milliards de dollars [1] peine à trouver des chauffeurs pour livrer les conteneurs aux groupes de la grande distribution comme Walmart ou Amazon. Comme la quasi-totalité des entreprises de transport routier du pays, elle s’alarme d’une pénurie de cinquante mille camionneurs.
Devant le portail, un cortège s’est formé pour préparer une grève, la sixième en quatre ans. En cet après-midi de mai 2018, avec ses camarades de l’International Brotherhood of Teamsters (IBT), l’un des plus gros syndicats des États-Unis (1,4 million de membres en 2018, dont 600 000 derrière un volant), M. Santos Castaneda tente de faire signer aux chauffeurs de XPO une pétition contre le recours au statut d’indépendant, qu’il considère comme du salariat déguisé. « Nous avons porté plainte cinq fois devant la Cour suprême de Californie, raconte-t-il. Nous avons fait des pétitions, entrepris desclass actions [recours collectifs]. Nous avons même lancé une grande campagne mondiale avec nos camarades syndicalistes européens, mais rien n’y fait : XPO refuse de reconnaître les chauffeurs comme des employés ! »
Dans ce dépôt, la plupart des cent cinquante chauffeurs ont acheté leur camion en crédit-bail à XPO. Une technique connue sous le nom de leasing, qui permet à l’entreprise de vendre à crédit l’outil de travail au camionneur, lequel deviendra, au bout de plusieurs années de remboursement mensualisé, et sauf accident, l’heureux propriétaire de son véhicule. Le patron de XPO, M. Bradley Jacobs (à la tête d’une fortune de 2,6 milliards de dollars en 2018), n’aime pas les syndicats. « Les Teamsters ne sont pas reconnus dans l’entreprise, explique M. Daniel Duarte, un chauffeur de bus venu prêter main-forte à ses confrères. Les dirigeants se servent d’ailleurs de notre histoire sous Jimmy Hoffa [2] pour nous décrédibiliser et nous décrire auprès des nouvelles recrues comme une mafia qui cherche à voler leur argent. Si les cadres vous assimilent au syndicat des Teamsters, ils ne vous donnent pas de travail. Les gars ont peur de faire valoir leurs droits. »
Il est 16 heures. M. Castaneda désigne la ligne blanche tracée devant le portail de l’entrepôt. « Si on dépasse cette ligne, ils appellent la police. Tiens, là devant, c’est un scab [briseur de grève]. » Un camion sans remorque Peterbilt franchit le tracé ; le conducteur freine et pointe un pistolet imaginaire en direction du cortège syndical, puis accélère, avant d’être avalé par le hangar. « Ces gars-là, les entreprises les adorent. Ce sont des antisyndicalistes primaires comme on en trouve beaucoup aux États-Unis. Ils touchent un bonus pour nous remplacer ! »
Des camionneurs en lutte, des briseurs de grève, une direction cachée derrière ses grilles d’acier... On se croirait au début de FIST,le film de Norman Jewison (1978) dans lequel, à Cleveland, en 1937, le jeune Sylvester Stallone, alias Johnny Kovak, monte grève sur grève pour contraindre les patrons à diminuer le temps de travail et à relever les salaires des forçats de la route [3]
. Les employés de XPO semblent se heurter au même mur que leurs collègues de l’époque, celui de la répression syndicale. Seulement, à lire les analyses des banques d’affaires et les communiqués des entreprises, un nouvel acteur va bientôt faire son entrée dans le scénario du transport routier aux États-Unis. C’est le camion dit « autonome », qui n’aura, comme son nom l’indique, nul besoin d’humain pour rouler...
Sur la liste des prochaines cibles de la Silicon Valley
Selon un rapport de Morgan Stanley paru en 2013 [4]
, les routiers qui travaillent dans les ports comme ceux de XPO Logistics seront les premiers à être remplacés par des camions sans chauffeur. Ensuite, « entre 2020 et 2025 », apparaîtront les camions autonomes de niveau 4, capables de se diriger seuls mais sur des tronçons préalablement cartographiés, et avec une personne présente à bord en cas de problème. Les véhicules totalement autonomes, ceux de niveau 5, sans humain en cabine, se généraliseront « aux alentours de 2030 ». « Les utilisations en circuit fermé, par exemple dans les ports, seront les premières, suivies par les trajets sur autoroute et, enfin, par les utilisations en zone mixte, urbaine et autoroutière »,prédisait Morgan Stanley, qui estimait à 168 milliards de dollars annuels les économies liées à l’automatisation du secteur : 70 milliards grâce à la suppression de main-d’œuvre, 36 milliards en frais d’accidents évités [5], 35 autres en économies de carburant et 27 petits derniers en « gains de productivité ». D’autres analystes financiers se montrent encore plus optimistes.
Le rapport de Morgan Stanley place les routiers en leasing, comme ceux de Long beach, en tête des victimes de la déréglementation du transport. « Ça ne se fera jamais, veut croire M. Andre Hart, qui conduit des camions de marchandises depuis dix-sept ans. C’est déjà tellement dangereux sur les routes... Les ordinateurs n’ont pas d’yeux. Avec les caméras, il y a des mauvaises surprises tous les jours. » Arrive M. Gerald Daniels, coiffure rasta jusqu’aux hanches et lunettes de soleil : « Bien sûr que ça se fera, lance-t-il. Au terminal à conteneurs de Long Beach, il n’y a déjà plus d’humains pour charger les camions. » À l’image de ces moissonneuses-batteuses guidées par GPS (global positioning system), de ces tondeuses connectées qui tournoient sur leur carré de pelouse ou encore de ces robots aspirateurs domestiques qui se déplacent seuls, les camions de demain seront « autonomes », promet la Silicon Valley.
Julien Brygo. —Devant XPO Logistics, à Long Beach, les Teamsters préparaient, en mai dernier, leur sixième grève en quatre ans
Aux États-Unis, trois millions et demi de personnes travaillent derrière un volant. Dans la majorité des cinquante États du pays, chauffeur de camion est le métier le plus courant, devant employé de services commerciaux, professeur et (en nette hausse) développeur informatique [6]. Plus de 1,8 million de camionneurs, dont 93% d’hommes, opèrent sur de longues distances, transportant environ 70% des biens de consommation — le reste est convoyé par le rail. En 2017, le salaire moyen d’un routier était de 42 480 dollars par an, selon le Bureau of Labor Statistics. Le taux de rotation du secteur est édifiant : presque tous les chauffeurs qui entrent dans une société de transport la quittent dans les six mois.
Le camionneur a longtemps été un personnage-clé du grand roman national. Il est celui qui tient la promesse de l’Amérique, berceau de la libre circulation des biens et des hommes. C’est « une grande figure de la culture populaire, célébrée à la fois comme cow-boy et comme renégat », résume Rich Cohen, un auteur du Midwest qui a « toujours rêvé de conduire un camion » [7]
. La musique mais aussi le cinéma — de FIST à Mad Max : Fury Road, en passant par Cours après moi shérif — ont façonné une image du routier à part dans l’imaginaire américain : celle d’un type rusé, flairant les bons coups, communiquant avec ses collègues dans un langage particulier et capable de mobiliser ses camarades pour faire pencher le rapport de forces en sa faveur. Dans Le Convoi, de Sam Peckinpah (1978), quand un journaliste l’interroge sur le but de son mouvement de résistance à la police, qu’ont rejoint des centaines d’autres camionneurs, Martin « Rubber Duck » Penwald — interprété par Kris Kristofferson — lui répond : « La raison d’être du convoi est de ne jamais s’arrêter. »
« Nous, les routiers, nous ne sommes pas des cow-boys des temps modernes ; plutôt des chats sauvages qui jamais ne se croisent, traçant chacun sa route », résume M. Andre Ribeiro, employé d’une société californienne. Il vient de s’arrêter dans une station-service du Minnesota semblable à des dizaines de milliers d’autres : des pompes à essence à paiement par carte bancaire ; une salariée précaire derrière le comptoir ; des saucisses tournant en permanence sur des barres chauffantes et des réservoirs de café que les routiers emportent dans des gobelets. « Le plus dur, c’est l’attente, la solitude, l’enfermement dans sa propre pensée. Et la fatigue. Tous les conducteurs vous le diront : on se sent dangereux, car on nous pousse dans nos derniers retranchements. Moi, je conduis onze heures tous les jours ! Onze heures assis sur mon siège ! On est dopés à la caféine, aux boissons énergisantes ; tout ce qui sort, on l’essaie. Et on s’endort avec des somnifères. »
Mille cinq cents kilomètres plus loin, M. Paul Scott, 72 ans, gare son camion noir à motifs jaunes à proximité d’une station-service du Nouveau-Mexique à l’atmosphère de western : le saloon, le cabinet médical, la prison... Il est chauffeur-livreur depuis cinquante ans pour United Parcel Service (UPS), la plus grande entreprise de livraison de colis du monde, avec 435 000 employés — mais aussi le symbole de la dernière victoire syndicale nationale aux États-Unis, au terme de la célèbre « grève d’UPS » [8].
En 1997, M. Scott faisait partie des 185 000 grévistes syndiqués aux Teamsters qui, en quinze jours de blocage, firent plier la direction d’UPS, redonnant du cœur à la classe ouvrière américaine, encore traumatisée par la décision de Ronald Reagan de licencier 11 359 contrôleurs aériens en grève, en 1981. « Grâce à la grève, on a obtenu de bonnes conditions de travail, de bons salaires, de bons uniformes aussi. Aujourd’hui, je n’échangerais ma place pour rien au monde : on a huit semaines de vacances annuelles, de très bonnes retraites, une assurance médicale et de bons salaires — jusqu’à 100 000 dollars par an. Comparé aux indépendants, qui gagnent tout juste 1 200 dollars par semaine pour plus de soixante heures, en payant tout eux-mêmes, on est très bien lotis. » M. Scott regrette surtout que l’entreprise ne décerne plus de récompenses à ses meilleurs chauffeurs, qui pouvaient autrefois repartir avec une machine à laver ou un barbecue (pour les trente ans de service). « Tout ça, c’est terminé », soupire-t-il, avant d’enchaîner : « Pas loin de chez moi, une femme a récemment été tuée par une voiture autonome d’Uber [9]
. Je n’aime pas cette idée de camions sans chauffeur. On aura toujours besoin de chauffeurs, non ? J’espère que Trump ne laissera pas faire ça. »
C’est pourtant un fait — auquel M. Donald Trump ne s’oppose en rien : aujourd’hui, le « cow-boy des temps modernes » apparaît en rouge sur les tableaux Excel des startupeurs créatifs de la Silicon Valley. Les camionneurs américains, avec leurs pauses, leurs huit heures de sommeil, leurs salaires et leurs menaces de convois de lutte, représentent jusqu’à 40% du coût du transport de marchandises. Par conséquent, après la libéralisation du secteur bancaire, du secteur postal, des télécommunications, du commerce, de l’industrie musicale, du journalisme ou du transport de personnes, la Silicon Valley les a inscrits sur la liste de ses prochaines cibles. En octobre 2016, la société Otto, rachetée par Uber, annonce avoir réussi la première livraison commerciale autonome (des caisses de bière Budweiser) sur un trajet de près de deux cents kilomètres. Depuis, tout s’accélère. À côté des Uber, Google et Tesla, cinq start-up rivalisent pour inventer le premier système fiable de camions sans chauffeur.
« Google a tué la solidarité entre camionneurs »
Dans ce club des cinq, M. Stefan Seltz-Axmacher, patron de Starsky Robotics (en référence à la série Starsky et Hutch), tient le rôle du Petit Poucet. Dans son bureau de San Francisco, ce jeune diplômé d’une école de commerce, barbe fine seulement sur le menton, visage joufflu et regard brillant, tient à préciser d’emblée qu’il n’a « jamais exercé la profession de chauffeur routier ». Il a levé 21,5 millions de dollars et embauché une petite trentaine d’ingénieurs depuis 2015 pour mettre au point un système de camions téléguidés qu’il imagine voguer entre les hangars d’Amazon et les terminaux à conteneurs. Pour transformer le pays en une gigantesque chaîne automatisée d’Amazon, nul besoin de graver des millions de codes-barres sur les panneaux de signalisation, ni même d’installer des puces électroniques sous l’asphalte. Bardés de caméras, de radars et de détecteurs de mouvement, les camions connectés seront d’abord guidés à distance par des opérateurs lorsqu’ils rouleront sur des routes « complexes », puis passeront en mode autonome sur autoroute. « Nous, techniquement, nous sommes quasi prêts, assure M. Seltz-Axmacher. Nous avons connu ces trois dernières années une ascension plutôt formidable. »
Ce fils d’un « ingénieur raté » et d’une journaliste de la presse managériale doit son idée à l’opération « Haymaker », lancée par l’armée américaine dans le nord-est de l’Afghanistan en 2012 : « En regardant à la télévision des drones attaquer l’Afghanistan, je me suis dit que, s’il était possible de guider des avions à distance, on devait pouvoir faire pareil avec des poids lourds. » Avec les ingénieurs et les opérateurs de Starsky Robotics, il s’apprête à procéder, d’ici à fin 2018, aux premiers tests grandeur nature en Floride. « Au début, il y aura de la méfiance, mais cela se transformera assez vite en une confiance aveugle. Les humains ne sont vraiment pas bons pour effectuer des tâches répétitives tout au long de la journée, comme conduire dix heures d’affilée sur une ligne droite. Les ordinateurs, eux, sont très bons pour ça. » Il pense donc avoir plus de succès que l’armée américaine en Afghanistan. « Les camionneurs dont vous me parlez, et qui croient encore que leur métier ne sera jamais automatisé, me rappellent les récolteurs de caoutchouc au Brésil dans les années 1980, persuadés qu’aucune machine ne pourrait les remplacer. »
Julien Brygo. — Sur le parking de l’Iowa 80, M. Felipe Ramirez, routier indépendant, fait une pause
Le 15 mai dernier s’est tenue à Las Vegas — une ville qui aurait été partiellement construite grâce au détournement des caisses de retraite des Teamsters par Jimmy Hoffa — une table ronde entre responsables syndicaux de l’IBT au sujet des camions autonomes. Une réunion à huis clos : l’affaire est « très sérieuse ». « C’était instructif, mais il faut qu’on se réunisse à nouveau, nous disait quelques jours plus tard M. Doug Bloch, directeur politique au conseil conjoint 7 du syndicat. Nous ne sommes pas contre la technologie, mais elle ne doit pas servir à détériorer les conditions de vie des routiers et à rendre leur métier encore plus pénible et dépourvu de sens, en les réduisant au rôle d’assistant de robot. Et puis, je vais vous dire : tous ceux qui, comme le patron de Starsky, affirment qu’ils sont “prêts” vous mentent. Les infrastructures ne sont pas prêtes, les ordinateurs ne sont pas prêts. Les Américains ne sont pas prêts. » Et les Teamsters non plus... « On est très loin du jour où les camions sans chauffeur rouleront en nombre sur les routes », assure M. Bloch.
Déjà, pourtant, le développement technologique a modifié la vie des travailleurs de l’asphalte. Dans les camions modernes, les smartphones ont souvent remplacé la CB (citizen band, bande de fréquences radio réservée aux communications publiques) ; les feuilles de route manuscrites ont cédé le pas à des mouchards électroniques ; les cartes ont disparu des cabines au profit des GPS ; et les muscles des jambes et des pieds ont été soulagés par le régulateur de vitesse (le niveau 1 des véhicules autonomes). « La solidarité entre camionneurs a commencé à disparaître avec l’arrivée de Google », se souvient M. Mike Davidson, un routier de l’Iowa aux doigts et aux bras tatoués de l’inscription « Nage ou coule ». « Quand j’ai démarré, on devait se servir de la CB pour demander aux autres chauffeurs l’état du trafic, ce genre de choses. On était obligés de se parler. Maintenant, on dit “Ok Google” et ça suffit. »
Avec ses neuf cents places de parking, son musée et son supermarché destinés aux camionneurs, l’Iowa 80, connue pour être « la plus grande aire de repos du monde », est une sorte de sweet home town (« bercail ») pour les chauffeurs. Les visiteurs sont accueillis par un camion sur pivot mécanique qui scintille de mille feux avec l’inscription : « If you bought it, a truck brought it » (« Si vous l’avez acheté, c’est qu’un camion l’a apporté »). Les routiers peuvent soulager leur dos chez le kinésithérapeute, soigner leurs caries chez le dentiste, faire une séance de gymnastique sur vélo elliptique, somnoler dans la salle de télévision ou encore tâter, dans les allées marchandes, les sandales en « véritable gazon de l’Iowa ». « Ici, ils ont les meilleures douches de toute l’Amérique, déclare Mme Tonya Brewer, casque audio sur une oreille. Le mythe voudrait que les camionneurs soient sales et méchants. Moi, je me lave tous les jours, ou au moins tous les deux jours. Et je n’emmerde personne sur la route ! » Mme Brewer est employée par Swift, l’une des plus grosses sociétés de transport routier aux États-Unis. « Je roule vingt-cinq jours par mois, onze heures par jour, pour environ 1 200 dollars par semaine, et je rentre chez moi quatre jours par mois. Mon mari et moi, on s’aime, mais quatre jours par mois, c’est suffisant. J’adore être seule. Pour moi, c’est la liberté. Bon, je dois filer ! »
Les camionneurs n’ont pas le temps. Surveillés par l’electronic logging device, la « feuille de route électronique », leurs temps de pause sont chronométrés — et ne sont pas payés. « Si je pouvais trouver le gars qui a inventé cette machine et le forcer à rester enfermé onze heures par jour sur sa chaise de bureau, en vérifiant chaque geste qu’il fait, en l’empêchant de dormir ou de se reposer quand il veut... On verrait comment il vit avec cette camisole ! »,lance M. Felipe Ramirez, Cubain de naissance et routier indépendant « depuis toujours ». Sur le parking de l’Iowa 80, cet homme qui affiche un million de miles (1,6 million de kilomètres) au compteur en vingt-quatre ans de conduite ajuste ses drapeaux rouges de sécurité à l’arrière de son chargement de tubes en plastique. Direction Reno, dans le Nevada. « Plus personne ne veut faire ce foutu métier, et je les comprends, les jeunes. Ce mode de vie, on l’aime, mais c’est beaucoup de sacrifices. Ma fille est à l’hôpital depuis trois jours pour une occlusion intestinale, elle est à Miami et moi je suis ici, sur la route. Voilà ma vie. »
Mug de café, lever de soleil et musique country
Derrière lui, le musée des camions accueille les visiteurs avec un modèle d’origine de la Grosse- Brute, un véhicule de General Motors datant de 1927. Au fond du bâtiment, un vidéoprojecteur diffuse en boucle un film de propagande. La liberté, la fierté, l’autonomie : l’image du routier, mug de café à la main alors que le soleil se lève sur les somptueuses montagnes Rocheuses. Sur fond de musique country, le message, porté par des travailleurs de toutes origines, se veut inspirant : « Nous sommes fiers d’être des camionneurs américains. »
Une chronologie retrace les grandes dates de l’histoire des remorqueurs. Elle démarre en 1750 avec les attelages de chevaux, se poursuit plus tard avec le premier quatre-roues de Ford en 1896, la naissance du syndicat des Teamsters en 1903, se prolonge jusqu’à la date-clé de 1980. Cette année-là, le Motor Carrier Act du président James Carter supprima la mainmise de l’État sur les tarifs et les licences et livra tout le secteur à la loi du marché. La frise se termine sur la photographie d’un bambin en contrebas de la porte d’un camion, avec cette question : « Que nous réserve l’avenir ? »
« Eh bien, répond Mme Sandra C., employée à l’accueil du musée, j’espère que cet avenir ne sera pas celui des camions sans camionneur. Leur vie est déjà suffisamment difficile comme cela. Beaucoup ne rentrent chez eux qu’une fois par mois et ils mangent tous très mal sur les routes. Regardez : aujourd’hui, c’est vide ; c’est toujours comme cela en semaine. Les camionneurs n’ont absolument pas le temps de venir ici, même si c’est, à ma connaissance, le seul musée qui leur soit consacré dans tout le pays. »
Julien Brygo
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