Depuis 21 ans, on ne devait – parait-il – plus dire « colonie » mais « département d’outre-mer ». Après tout, lorsque l’Assemblée nationale (française) prit cette décision, le 19 mars 1946, on disait – et dira encore durant plus de 15 ans – qu’en Algérie il s’agissait de départements, même pas d’outre-mer ! Au-delà des termes, en 1946 comme avant, en 1967 comme après, c’est d’une situation coloniale dont il s’agit. Et cela fait partie de notre histoire…
Ici aussi : mars avant mai
Le 20 mars 1967, Srnsky, un européen, propriétaire d’un grand magasin de chaussures à Basse-Terre (Guadeloupe), voulant interdire à Raphaël Balzinc, un vieux guadeloupéen infirme, cordonnier ambulant, de passer sur le trottoir qui borde sa devanture, lâche sur lui son berger allemand. Srnsky excite le chien en s’écriant : « Dis bonjour au nègre ! » Balzinc, renversé et mordu, est secouru par la foule, tandis que Srnsky, du haut de son balcon, nargue et invective à qui mieux-mieux les passants et même les policiers guadeloupéens qui sont accourus. Il s’ensuit une colère qui aboutit au saccage du magasin. Srnsky, dont la grosse voiture est jetée à la mer, réussit à s’enfuir à temps. Le préfet de la Guadeloupe, Pierre Bolotte, ancien directeur de cabinet du préfet d’Alger (après la fameuse bataille d’Alger qui a donné lieu à la pratique systématique de la torture et des exécutions sommaires) feint de condamner l’acte raciste de Srnsky, mais veut profiter des événements pour démanteler le mouvement autonomiste né de la déception des Guadeloupéens et Guadeloupéennes. Malgré la départementalisation de 1946, ils et elles ont conscience, du fait du racisme et des incroyables injustices sociales qui les frappent, de n’être pas assimilés et d’être traités en indigènes. La seule réponse qui a été donnée à leurs problèmes, c’est l’exil. Des scènes d’émeutes ont lieu à Basse-Terre puis à Pointe-à-Pitre. La répression policière est violente : une cinquantaine de blessés. Le 23 mars, le magasin du frère de Srnsky est dynamité à Pointe à Pitre.
Quand les nègres auront faim, ils reprendront bien le travail
Le 24 mai, les ouvriers du bâtiment se sont mis en grève, réclamant 2 % d’augmentation et l’alignement des droits sociaux sur ceux de la métropole. Le 25 mai, l’importance de la mobilisation et la tension régnant sur les piquets poussent le patronat à convoquer des négociations à Pointe-à-Pitre. Elles sont de pure forme. Le chef de la délégation patronale, Brizzard, déclare : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront bien le travail ».
Le 26 mai, tôt le matin, la mobilisation des ouvriers à la Pointe Jarry donne lieu à une « répression énergique » (selon les propres mots du commissaire Canales) : bastonnades, coups de crosse, tirs tendus sur les ouvriers. Dans la matinée, de nombreux ouvriers se rassemblent devant et aux alentours de la Chambre de commerce. A 12 heures 45, les négociations, qui étaient sur le point d’aboutir, sont ajournées par la délégation patronale. Vers 14 heures 30, des renforts de CRS sont déployés sur la Place de la Victoire et devant la Chambre de commerce ; les affrontements débutent. Les CRS lancent des grenades lacrymogènes et chargent à coups de matraques, à coups de crosses et à coups de pied, ceux qui tombent, glissent ou traînent.
Affiche du GONG
Les manifestant .es, renforcés par des jeunes, répliquent par des jets de pierres, de conques de lambi, de bouteilles. A 15 heures 15, le préfet Bolotte, en repli à la sous-préfecture en compagnie des chefs militaires et du sous-préfet Petit, donne alors l’ordre de tirer, « en faisant usage de toutes les armes ». Il sait la portée de son ordre. L’homme a effectué deux séjours en Indochine (en 1950, au cabinet du maréchal de Lattre de Tassigny ; en 1953, au cabinet du ministre des Relations avec les Etats associés) et a passé 3 années en Algérie, entre 1955 et 1958, sous-préfet à Miliana, puis directeur de cabinet du préfet d’Alger. C’est un familier des tueries françaises en terres coloniales.
Vers 15 heures 35, le commissaire Canales désigne un manifestant du doigt. Rafales de fusils automatiques. Sur la Place de la Victoire, non loin du monument aux morts, un homme tombe, atteint de deux balles dans le ventre. Très vite, il est ramassé, emporté et conduit à l’hôpital général. Il y décède peu après. Il s’agit de Jacques Nestor, 26 ans, militant du GONG (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe, indépendantiste). Vers 15 heures 40, autour de la Place, dans la foule des badauds, un guadeloupéen est atteint d’une balle en pleine tête. Puis c’est au tour du jeune Pincemaille de s’effondrer, la tête elle aussi déchiquetée par une balle meurtrière. C’est le signal de début d’un long massacre…
Nettoyer la ville…
Dans la ville, la sauvagerie de la répression et l’annonce de ces trois exécutions déclenchent une vague de colère. Les armureries Petreluzzi-Questel et Boyer sont prises d’assaut : des armes et des munitions sont emportées. Contre la barbarie militaire, un mouvement de résistance populaire s’organise. Les affrontements redoublent d’intensité : plusieurs groupes de civils armés s’opposent aux forces de répression ; ailleurs, des cars de CRS et de gendarmes déboulent en trombe, avec pour consigne de « nettoyer la ville ».
Le maire de la ville, Henri Bangou, dénonce « les agitateurs professionnels » qu’il désigne comme autant de coupables à châtier ! A 18 heures, une pluie incessante de rafales d’armes automatiques a déjà fauché des dizaines de guadeloupéens : on signale déjà 4 tués et plus de 30 blessés civils. De nouvelles troupes de parachutistes, arrivées en renfort des gendarmes et des CRS, font leur apparition et commencent à prendre position.
L’émeute populaire redouble alors d’intensité : les magasins Unimag et Prisunic, les immeubles d’Air France et de France Antilles, ainsi que le dépôt de la Banque de la Guadeloupe sont attaqués et incendiés… Les képis rouges (gendarmes mobiles) investissent la ville, aidés dans leurs repérages, leurs déplacements et leurs interpellations par des policiers guadeloupéens et par d’autres indicateurs qui s’étaient glissés parmi les manifestants. C’est le couvre-feu, alors que la radio d’Etat annonce que le calme est revenu.
Tirer sur tout ce qui bouge, qui est noir ou qui tire ses origines de cette couleur
A 20 heures, la décision est prise d’envoyer les « pots de fleurs », des jeeps militaires équipées d’une mitrailleuse. Cette décision se double d’un ordre clair : « tirer sur tout ce qui bouge, qui est noir ou qui tire ses origines de cette couleur ». Pointe à Pitre est en état de siège.
Le massacre va alors virer à la boucherie. Les artères de la ville sont dégagées ; plus aucun regroupement n’est admis ; badauds, passants, riverains essuient les rafales meurtrières. Des centaines de guadeloupéens sont pris pour cible, mis en joue, blessés, mutilés, fauchés. Le jeune Camille Taret qui rentre du travail est abattu à deux pas du domicile de ses parents. Dans la nuit, la patrouille repasse alors que les parents et proches organisent la veillée : nouvelle rafale. Gildas Landre ne se relèvera pas.
A minuit, un avion militaire en provenance de Martinique vomit d’autres assassins ; une nouvelle meute de militaires parachutistes français, chargée celle-ci de « finir le travail ». A 2 heures du matin, le silence se fait. Les rues sont vides, nettoyées de toute présence guadeloupéenne, exception faite des quelques policiers et indics servant de guides aux chiens.
Dès l’aube du 27, passant sous silence le nombre réel de victimes guadeloupéennes, la radio d’Etat annonce 27 CRS et 6 ou 7 gendarmes blessés. Au matin, la population découvre une ville assiégée, transformée en camp militaire. Dans les rues de Pointe-à-Pitre, la France mène une guerre contre des civils désarmés. On murmure des noms : ceux de guadeloupéens assassinés par les képis rouges, ceux des blessés. Toujours à voix basse, on s’interroge sur le nombre de victimes et les véritables raisons d’un tel massacre. A 8h, au lycée de Baimbridge, les jeunes s’apprêtent à manifester pour dénoncer les massacres et la sauvage répression de la veille. En route, ils seront rejoints par d’autres. Vers 10 heures, le millier de jeunes s’arrête face à la sous préfecture, et après une prise de parole, commence à scander les noms des bourreaux. Les cordons de képis rouges et de CRS postés sur place les encerclent, puis commencent à frapper. Plusieurs jeunes sont interpellés. Cette nouvelle agression ravive la braise : des affrontements sporadiques continuent d’opposer des groupes de guadeloupéens aux CRS et aux képis rouges. Le rapport de force est par trop déséquilibré (pierres et bouteilles contre fusils automatiques et mitraillettes). Tout au long de la journée, assassinats, mutilations et arrestations se poursuivent. Des corps sans vie sont furtivement récupérés par leurs proches.
A 17 heures, des dizaines de guadeloupéens, bravant la politique de Terreur, accompagnent le corps de leur camarade Jacques Nestor au cimetière de Mortenol. D’autres victimes sont enterrées au même moment. Assoiffés de sang guadeloupéen, les chiens déployés par centaines et postés sur tout le parcours, veillent. Leurs griffes enserrent soigneusement les armes de guerre pointées en direction des cortèges funéraires. En plus des centaines d’arrestations arbitraires en « flagrant délit », la chasse est lancée contre les « agitateurs, meneurs ». La ville s’endort pour la deuxième fois en baignant dans une odeur de mort et de poudre.
Le 30 mai, le patronat sera contraint d’accorder une augmentation de 25 % des salaires à des ouvriers qui ne demandaient que 2 %. 25 fois plus que la proposition maximale faite par Brizzard lors de la « négociation » du 26.
Des centaines de guadeloupéens ont été arrêtés. 10 seront immédiatement condamnés à des peines de prison ferme. 70 autres feront l’objet de poursuites. En outre, 19 guadeloupéens, liés au GONG et accusés d’avoir organisé la sédition, sont déportés en France et déférés devant la Cour de sûreté de l’État. 13 des accusés seront acquittés, les 6 autres condamnés avec sursis.
8, 87, 100 morts…
Le bilan officiel de ces journées est de 8 morts. En 1985, un ministre socialiste de l’Outre-mer, Georges Lemoine, lâche le chiffre de 87 morts. Christiane Taubira, devenue depuis Garde des Sceaux, a pour sa part évoqué 100 morts. Certains parlent du double. Le caractère imprécis de ce bilan, dans un département français, en dit long sur la situation qui pouvait y régner à cette époque.
Quant aux responsables de cette tragédie, sont cités les noms du commissaire Canalès, du préfet Bolotte, de Pierre Billotte, ministre de l’Outre-Mer, de Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur, de Pierre Messmer, ministre des Armées, et surtout de Jacques Foccart, alors secrétaire de l’Élysée aux Affaires africaines et malgaches. Foccart était le fils d’une béké [1] guadeloupéenne de Gourbeyre (Elmire de Courtemanche de La Clémandière) et d’un planteur de bananes d’origine alsacienne (Guillaume Koch-Foccart), maire de cette même ville de Gourbeyre. Mais personne n’a jamais osé accuser le premier ministre, Georges Pompidou, ni le général de Gaulle, alors Chef de l’État, qui certainement, a dû être informé de ce qui se passait en Guadeloupe et probablement consulté sur les mesures à prendre.
Secret Défense
Curieusement, les archives relatives au massacre – ou ce qu’il en reste -ont été classées Secret Défense jusqu’en mai 2017, ce qui pourrait être le signe que des hommes des forces spéciales ont pu être utilisés sous l’uniforme des forces de l’ordre classique, comme cela se fait parfois, quand la République se sent menacée.
Pierre Bolotte, le préfet, a été prudemment rapatrié le 12 juillet 1967 et affecté, le temps que les esprits se calment, à un poste discret. Après avoir poursuivi sa carrière de préfet territorial en métropole, il a été nommé à la Cour des Comptes en 1982, tout en menant une carrière politique dans le 16e arrondissement de Paris, dont il a été maire-adjoint RPR. Srnsky, aidé par les autorités, a disparu de la Guadeloupe sans laisser de traces.
Les séquelles de ces événements sanglants, dans la mémoire collective guadeloupéenne, sont d’autant plus vivaces que le massacre de mai 1967 a toujours été minimisé, sinon occulté dans l’histoire de la Cinquième République. Pire encore que d’autres massacres comparables en termes de victimes, comme celui du 17 octobre 1961…
Christian Mahieux