Il en va du crédit des gouvernants auprès des électeurs comme de la crédibilité des récits aux yeux des lecteurs. Leur confiance est une chose très fragile et le lien ténu qui les unit au récit peut se briser si la crédibilité du narrateur est compromise.
En 2005, lors du cyclone Katrina, ce n’est pas l’incompétence de son administration à organiser les secours qui avait jeté le discrédit sur la personne de G. W. Bush, c’est la lenteur de sa réaction : il avait mis trop de temps à se rendre sur place. Son indifférence, son manque d’empathie à l’égard des victimes réalisèrent en quelques heures ce que les mensonges proférés dans l’enceinte de l’ONU sur les armes de destruction massive en Irak n’avaient pas réussi à produire.
Son absence de réaction eut pour effet de saper la crédibilité du récit au nom duquel il avait été élu deux fois à la présidence des États-Unis, la fable du « conservatisme compassionnel ». Le discrédit n’était pas seulement politique ou moral : G. W. Bush était devenu en quelques heures ce que les théoriciens du récit appellent un « unreliable narrator », un narrateur peu fiable. Après Bush, le « moment Katrina » d’une présidence est devenu la métaphore du discrédit qui atteint un président en cours de mandat, ce moment où un président perd à la fois la confiance des électeurs et sa crédibilité en tant que narrateur politique. C’est ce qui arrive à Emmanuel Macron : le « moment Benalla » de sa présidence.
« Le problème avec Macron, me disait il y a quelques semaines Pouria Amirshahi, ancien député frondeur du PS qui dirige désormais l’hebdomadaire Politis, c’est qu’il ne ressemble pas à sa politique. Sarkozy ressemblait à sa politique. Hollande aussi d’une certaine façon. Mais Macron ne ressemble pas à sa politique qui est d’une grande dureté sur tous les plans. » Ce décalage entre l’image présidentielle et sa politique a permis pendant un an à Macron d’imposer ses réformes sans trop souffrir de ses effets dans l’opinion. Il a bénéficié de cette ambiguïté entre une bienveillance affichée et la brutalité de sa politique, alternant ses effets, jouant de séduction, mais n’hésitant pas à apparaître inflexible et laissant apparaître sous un visage affable un mépris affiché contre les plus pauvres, les chômeurs, les illettrés, « ceux qui ne sont rien » [1].
La « verticalité » recherchée par le président-philosophe allait de pair avec une certaine vulgarité plébéienne lorsque le président « allait au contact » des foules, sermonnant le bon peuple, chômeur, gréviste ou retraité ou arguant sur les réseaux sociaux [2] du « pognon de dingue » que coûtent les aides sociales [3]. Mais l’ambiguïté jouait en sa faveur. L’image du président, sa jeunesse, son énergie, et pour certains son charme servaient d’écran protecteur à sa politique. L’affaire Benalla vient de le pulvériser. Une illusion est tombée. La réalité a fini par déchirer le voile des apparences.
Emmanuel Macron peut toujours mobiliser ses relais médiatiques, afin de réécrire la séquence de toutes les manières possibles, envoyer son premier ministre au front des assemblées pour justifier l’injustifiable, jouer les matadors devant ses affidés, tenter de faire diversion, aller jusqu’à enrôler la Pasionaria des paparazzi [4] pour tenter de sauver le soldat Benalla, rien n’y fait. Car l’affaire Benalla n’est ni une bavure policière ni un simple dysfonctionnement administratif : elle jette un coup de projecteur sur les formes de gouvernance d’Emmanuel Macron et sur l’hubris qui l’anime.
Elle met à jour les coulisses du pouvoir, un réseau d’amitiés informelles, voire de complicités forgées au cours de la campagne électorale. Et ces coulisses, découvre-t-on, ne se situent pas à la marge de l’État, mais constituent un labyrinthe informel en son cœur, une sorte d’ombilic flottant au sommet de l’État, hors de tout contrôle. Ce n’est pas un État dans l’État, mais une « start-up team » dans l’État, escouade ou escadron de collaborateurs de l’ombre, affranchis des procédures administratives et des usages institutionnels, aux attributions floues, mais à la loyauté à toute épreuve…
À la lumière des événements de la Contrescarpe, et des multiples dysfonctionnements mis au jour par la presse et les commissions d’enquête parlementaires, en attendant que la justice fasse complètement la lumière, c’est un nouveau président qui est apparu. Fini, la figure imposée du souverain vertical. Benalla s’est chargé de ramener le président Macron à une position plus horizontale. Comme le manifestant de la place de la Contrescarpe, il l’a allongé d’un seul coup. En une seule prise. Il a plus fait en une journée (un 1er mai de surcroît) pour démystifier « le patron » que toutes les critiques adressées au président depuis un an. On pourrait presque l’en féliciter. Alexandre Benalla a tout fait foirer.
Celui qui s’est donné pour pseudo « Mars », le dieu de la guerre, usait de sa proximité avec le président. Beaucoup plus qu’un garde du corps, il était l’homme du président, celui qui apparaît sans cesse à ses côtés, sa doublure, « l’ombre du guerrier » comme dans le film de Kurosawa. Il en était parfaitement conscient, comme il l’a avoué lors d’un de ses entretiens. Son pouvoir n’était pas réglementaire. Benalla n’apparaissait pas sur les organigrammes de la présidence et sa nomination ne figurait pas au Journal officiel. Il n’appartenait à aucune chaîne de commandement.
Violence ostentatoire
Son autorité lui venait par translation de son rapport au président, documenté par des centaines de photos où il figurait à ses côtés. Il bénéficiait par contagion d’une sorte d’aura présidentielle, cette aura qu’il a précipitée dans une bataille de rue. Il a entraîné le président dans une rixe. Il est même allé jusqu’à l’épingler sur son profil Tinder, s’affichant à ses côtés, apprend-on dans Closer [5], précipitant la « sacralité » présidentielle dans la promiscuité d’un site de rencontres, et ravalant la fonction présidentielle au rang d’un simple instrument de drague. L’affaire relève tout autant de cet ordre juridico-politique sur lequel se sont penchés journalistes et députés que de l’ordre symbolique plus difficile à cerner, mais tout aussi dévastateur pour l’image présidentielle qu’Emmanuel Macron voulait restaurer. Benalla a fait descendre dans la rue, comme jadis la haute couture, la « haute culture » présidentielle.
L’affaire Benalla n’est pas un dérapage ou une diversion médiatique de nature à dissimuler les « vrais problèmes ». L’arbre Benalla ne cache pas la forêt des violences policières comme on a pu l’entendre, c’est tout le contraire. Benalla est l’exemple venu d’en haut pour montrer que la violence étatique se légitime d’elle-même, s’autorise du seul président. La violence gratuite du conseiller élyséen a valeur d’exemple. La gestuelle employée par Benalla et son comparse Vincent Crase, filmés en train de frapper des manifestants le 1er mai, ne relève pas du simple maintien de l’ordre, même si celui-ci est de plus en plus violent, mais d’une violence ostentatoire qui explique sans doute sa viralité sur les réseaux sociaux.
Les policiers présents ce jour-là ont affirmé que l’intervention de Benalla n’avait apporté aucune plus-value en termes opérationnels. Deux rapports de police remis au procureur de la République de Paris affirment, rapporte Le Monde [6], que le jeune couple était vierge d’antécédents judiciaires et n’avait pas provoqué de violences « graves » ni « répétées » contre les CRS massés sur la place de la Contrescarpe. Quelle était donc la logique de cette intervention, sinon d’intimider ? Elle manifestait aux yeux de tous qu’on « ne lâcherait pas » dans un combat qui ne se joue pas seulement dans la rue, mais sur les écrans et dans les esprits. Benalla est un garde du corps aguerri tout autant qu’un spectateur fasciné par le spectacle de la violence.
Les images de la Contrescarpe manifestent cette brutalité emphatique qui n’appartient pas au registre du maintien de l’ordre, mais à l’esthétique du catch. Benalla porte un coup violent à la nuque du manifestant, suivi d’une bascule en arrière pour déstabiliser le jeune homme qui, loin de résister, se laisse tomber à terre. Benalla l’achève en essuyant sa semelle cloutée sur sa poitrine, à la façon d’un catcheur. Une violence qui semble surjouée devant une audience imaginaire, exactement comme, si revêtu de l’uniforme et des accessoires du policier, Benalla jouait pour lui-même un rôle vu au cinéma ou à la télé.
Et cette scène à la fois réelle et imaginaire dévoile la violence à l’œuvre sous le visage affable du pouvoir. Les violences contre les migrants, les zadistes, les lycéens d’Arago prennent sens et trouvent leur cohérence dans une entreprise concertée d’intimidation – comme si l’État avait déclaré la guerre à toute la société. C’est en cela que l’affaire Benalla peut être qualifiée d’affaire d’État : parce qu’elle rend perceptible une certaine vérité de l’État et que cette vérité est « violence ».
Violence ciblée contre toute tentative d’opposition politique. Mais aussi violence suspendue au-dessus de la tête de tout citoyen, dans une sorte de couvre-feu général. Plus personne n’est à l’abri [7].
Si Benalla avait été un conseiller obscur, une sorte de gratte-papier sans visage, surpris en train de commettre un acte délictueux, une agression, un vol, il n’y aurait pas lieu d’en imputer la responsabilité au président, qui pourrait plaider le fait divers, la dérive personnelle, bref l’erreur humaine, comme dirait le premier ministre. Mais ce qui engage l’État et la présidence dans les actes de Benalla, c’est qu’il n’agit pas tout seul, dans l’obscurité d’un passage à l’acte. Il bénéficie de complicités dans l’appareil policier, il agit au grand jour, sous les yeux de sa hiérarchie, peut-être même est-il envoyé en mission, accédant à la salle de commandement de la préfecture de police après avoir mené ses opérations coup de poing dans Paris.
Le roi est nu
Comment imaginer qu’un collaborateur dont le président vante la loyauté et qui communique en direct avec son patron par messagerie secrète et hors de toute chaîne de commandement puisse passer à l’acte, avec armes et bagages si on peut dire, sans son consentement ? Benalla lui-même a laissé entendre qu’il n’avait pas agi de son propre chef. « Je ne suis pas fou », a-t-il affirmé au JDD [8]. En revanche, il semble tout à fait crédible que l’Élysée l’ait envoyé, ni vu ni connu, au cœur des manifestations pour être informé au plus près du climat et de la tournure des événements. Qu’il ait outrepassé sa mission d’observation et cédé à son envie d’en découdre, c’est probable, mais qui définit les contours d’une telle mission ? Est-elle d’observation ou d’observance ? Le président n’a-t-il pas vanté la loyauté, le dévouement de son protégé ?
La réponse apportée par Macron devant les députés de sa majorité était particulièrement maladroite : revendiquer la responsabilité de l’affaire – « le seul responsable c’est moi » [9] – et défier les critiques – « qu’ils viennent le chercher ! » – a pu paraître habile politiquement, en clouant le bec de ses opposants, mais c’était le meilleur moyen de lier Emmanuel Macron à son garde du corps, de faire corps avec lui. En cherchant à défocaliser les images de la place de la Contrescarpe, en mettant en circulation en toute illégalité des images de vidéosurveillance destinées à contredire les premières, les pompiers de l’Élysée n’ont pas seulement jeté de l’huile sur le feu et rajouté un délit à un délit, ils ont désigné le foyer de l’incendie.
Les dénégations du principal intéressé sur TF1 en ont apporté la preuve inversée [10]. Selon lui, aucune violence physique n’avait été commise. Aucune infraction à la loi ne pouvait lui être reprochée. Aucune implication présidentielle. Les dénégations se retournent comme des cartes. Oui il y avait eu violence physique, les vidéos le démontraient. Oui il y avait eu infraction à la loi, les réquisitions du parquet en témoignaient. Oui le président était concerné par l’affaire, puisqu’il affirmait lui-même qu’il était le seul responsable, revendiquant l’embauche de Benalla et justifiant implicitement les privilèges qu’il avait consentis à ce collaborateur de 26 ans. On pouvait même soupçonner que les penchants agressifs de celui qu’on surnommait Rambo étaient connus du président et qu’il les appréciait. Oui le roi avait confié à un garde du corps immature son image et sa sécurité. Et ce gamin qui avait guidé ses pas au soir de son couronnement devant la pyramide du Louvre l’entraînait désormais dans un scandale politico-médiatique aux conséquences imprévisibles…
Les images de la Contrescarpe ont resynchronisé l’image et la réalité du régime macronien. Docteur Jekyll est apparu au grand jour en M. Hyde. Voici celui qui se voulait omniscient contraint de se justifier d’avoir embauché à l’Élysée un jeune homme bagarreur. Plutôt qu’une « tempête dans un verre d’eau », comme l’a dit Macron [11], l’affaire a fait apparaître un président hésitant sur les sanctions à prendre, condamnant son collaborateur tout en organisant sa défense en sous-main, au point de s’embrouiller dans les métaphores en affirmant qu’on voulait fouler aux pieds un homme (Benalla) et avec lui la République en oubliant au passage que si un homme avait été foulé aux pieds, ce n’était nullement Benalla, mais sa victime sur la place de la Contrescarpe.
Voici que le gardien de la Constitution s’en prenait aux trois pouvoirs (médiatique, parlementaire et judiciaire), accusés de « sortir de leur lit » et de vouloir se muer en tribunal populaire, sans que l’on comprenne comment « une tempête dans un verre d’eau » pouvait faire sortir de leur lit les médias, la justice et le Parlement réunis. Et voici le monarque, déguisé en cow-boy, dans une posture « inutilement western » selon son allié François Bayrou, qui les mettait au défi : « Qu’ils viennent [me] chercher ! » Bref un président aux abois, d’une transparence de cristal. L’affaire tournait à l’humiliation : non pas une tempête dans un verre d’eau, mais un verre d’eau dans la tempête !
« Le roi est nu ! » : l’expression fait florès chaque fois qu’un président de la République se trouve en difficulté. Dans le cas d’Emmanuel Macron, qui a recours très souvent à la symbolique de la monarchie, elle revêt un sens particulier. La formule vient du célèbre conte de Hans Christian Andersen, Les Habits neufs de l’empereur. Rappelons-en l’anecdote.
Il y est question d’un empereur qui aimait les beaux habits et en changeait fréquemment. On dirait aujourd’hui un fashion addict. Informés de ce goût immodéré pour les apparences, deux escrocs décident de piéger le souverain. Ils se présentent à la cour et proposent à l’empereur de tisser pour lui une étoffe magique. Cette étoffe cousue de fil d’or n’est pas seulement belle, elle a la propriété de demeurer invisible aux yeux de ses subordonnés qui ne possèdent pas les qualités morales exigées par leur fonction. Le roi commande aussitôt un nouvel habit dans ce tissu. Ce fashion addict a pour une fois une excuse : le vêtement précieux va lui permettre de faire le tri parmi ses collaborateurs entre les compétents et les incompétents ! Un « smart textile » avant la lettre, qui aurait la capacité de détecter les collaborateurs incompétents !
Une aubaine pour Emmanuel Macron qui aurait pu, s’il avait possédé un tel habit, démasquer l’hubris d’Alexandre Benalla avant qu’il ne soit trop tard. Mais c’est le contraire qui s’est produit et c’est Benalla qui a démasqué le président.
Dans le conte d’Andersen, les deux escrocs installent deux métiers à tisser et se mettent au travail ; ils gardent pour eux la soie la plus fine et le fil d’or le plus précieux qu’ils ont commandés. Impatient et désireux de savoir comment le travail avance, l’empereur dépêche plusieurs de ses ministres dans l’atelier des tisserands. L’un après l’autre, chacun doit bien constater qu’il n’y a pas le moindre bout d’étoffe dans les métiers à tisser, mais de crainte de passer pour des incompétents, ils se gardent bien de le dire. Enfin arrive le jour où l’empereur doit revêtir ses habits neufs pour une grande cérémonie devant la cour et le peuple rassemblé. L’Empereur s’étonne de ne rien voir de cette étoffe magique, mais préfère lui aussi s’extasier devant cet habit plutôt que de passer pour incompétent. Il ne peut se dérober et doit revêtir le « splendide » vêtement. Les deux escrocs l’aident à s’habiller tout en lui vantant la qualité et la beauté de l’étoffe, d’une telle légèreté qu’on la sent à peine peser sur soi… Tout nu, l’empereur prend la tête de la procession, suivi de ses chambellans qui font semblant de porter la traîne de son manteau.
Une Ve République monarchique et machiste
La légende de l’habit magique l’a précédé dans son royaume. Aussi, lorsqu’il paraît à poil devant ses sujets, personne n’ose reconnaître l’évidence : l’empereur est nu. La mystification continue de fonctionner, chacun craignant de passer pour un idiot jusqu’à ce qu’un enfant, ignorant, rompe l’envoûtement en s’écriant : « Mais le roi est nu ! », et la terrible évidence se répand aussitôt dans la foule, tirée de sa stupéfaction, chacun se mettant à murmurer à son voisin les mots de l’enfant. Tous se rendent à l’évidence : l’empereur parade devant ses sujets dans le plus simple appareil.
Les Habits neufs de l’empereur peut être lu aujourd’hui comme une allégorie des pièges et des limites de la communication. Au centre du conte, il y a ce roi qui confie à deux escrocs la gestion de son image publique comme n’importe quel chef d’État aujourd’hui fait appel à des communicants. Les escrocs d’Andersen, à l’instar de nos spin doctors, sont convaincus que seule la perception compte et qu’ils ont le pouvoir de l’influencer grâce au fil d’or des éléments de langage, au tissu des stories et à la soie des sondages.
Depuis son élection, Macron ne ménage pas ses efforts pour retrouver, sous l’étoffe présidentielle un peu froissée que lui a laissée François Hollande, ce deuxième corps du roi sans lequel il n’y a pas d’autorité réelle. Désormais c’est chose faite. Les images de la Contrescarpe l’ont révélé au grand jour. Ce deuxième corps du roi dont Macron évoque sans cesse depuis un an l’importance symbolique, c’est Benalla. Et il n’a rien de divin. C’est un homme à tout faire. L’homme de l’ombre et des basses besognes. Et Dieu sait jusqu’où ce rôle l’aurait conduit si la révélation de l’affaire par la presse n’y avait mis un terme.
Rogue ! Le mot est lâché par The Economist, un hebdomadaire pas franchement hostile à Emmanuel Macron. Voyou ! Il désigne le comportement d’Alexandre Benalla, décrit comme « le garde du corps » du président français [12]. Mais il évoque aussi de manière subliminale l’expression « rogue state », « État voyou », apparue sous la présidence de Bush père au moment de l’opération Tempête du désert contre l’Irak, lorsque la fin de la guerre froide ouvre la voie au nouvel ordre mondial, considéré par l’administration Bush comme l’avènement d’un monde où une communauté internationale délivrée de la guerre froide n’aura plus d’autres ennemis que les « États voyous », appelés ainsi parce qu’ils ne respectent pas le droit international.
Reprise sous Bill Clinton, puis sous G. W. Bush dans sa guerre contre Saddam Hussein, avant d’être abandonnée sous Obama, l’expression « rogue state » connaît une seconde vie avec Donald Trump, qui l’a ressortie du placard à l’occasion de son discours du 19 septembre 2017 devant l’assemblée générale de l’Organisation des nations unies (ONU) pour l’appliquer à la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie et le Venezuela. Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale de Bill Clinton, définissait en 1994 les États voyous comme « ceux qui manifestent une incapacité chronique à traiter avec le monde extérieur ». C’est une définition qu’on peut appliquer au régime d’Emmanuel Macron, dont l’envoyée spéciale du New Yorker à Paris constatait le défaut d’« empathie » [13], qui pourrait bien être le ver dans le fruit de ce quinquennat.
Noam Chomsky et Jacques Derrida ont retourné l’expression « État voyou » contre leur inventeur, les États-Unis, Derrida allant même jusqu’à affirmer avec Voyous [14], l’un de ses derniers livres, que d’une certaine manière, en puissance ou en acte, « il n’y a que des États voyous », la « logique » de la souveraineté étant de régner sans partage même « si elle n’y arrive jamais que de façon critique, précaire, instable ».
Dans un essai à paraître en septembre, Défaire le demos [15], la philosophe américaine Wendy Brown, qui ne reprend pas l’expression « rogue state », analyse la tendance actuelle du « néolibéralisme » à « désactiver » le projet politique même de la démocratie libérale comme forme sociale et historique autonome. Une tendance qu’on retrouve à l’œuvre dans l’administration Trump, où la méfiance à l’égard de « l’État profond » a contribué à défaire, déconstruire, les procédures et les instances de contrôle du système démocratique américain… C’est aussi la manière dont les politiques néolibérales s’imposent partout dans le monde en soumettant tout le champ social au calcul économique et en faisant accepter l’idée que la souveraineté populaire doit lui être soumise à tout prix.
Si l’incendie déclenché au cœur de l’été par l’affaire Benalla est si difficile à éteindre, c’est qu’il prend naissance dans cette zone grise, juridico-politique, mais surtout symbolique, à la croisée de ces deux termes voyou/État voyou, et qu’il se nourrit de cette ambiguïté sémantique qui fait osciller le cœur de cette affaire entre fait divers et affaire d’État, violence privée et privatisation de la violence d’État, dysfonctionnement et fonctionnement de l’État de droit. L’affaire Benalla met à jour cette tendance à la déconstruction démocratique qui vise à débrancher les médiations politiques et les procédures de contrôle, en détruisant les « checks and balances », et en s’attaquant aux contre-pouvoirs…
Les institutions de la Ve République reproduisent un rapport au pouvoir archaïque, au sens propre : monarchique et machiste. Elles reproduisent un « habitus » qui associe le pouvoir et la virilité. C’est pourquoi les femmes politiques y sont soumises à une violence symbolique permanente. Mais c’est en réalité toute la société qui est exclue. Avec l’affaire Benalla, on a atteint un point de tension maximal entre la société d’hypercommunication et la monarchie de droit divin. Plus l’exercice du pouvoir se révèle difficile dans le contexte de la crise de la souveraineté des États, plus les caractéristiques que l’on attend d’un responsable politique se durcissent, se virilisent : mâchoire carrée, menton en avant, discours martial. C’est le spectacle que donne le régime macronien.
Car il est dans l’essence du pouvoir machiste que de s’étaler, de s’afficher bruyamment. Les postures martiales cherchent à combler une demande d’autorité, à satisfaire un désir de protection qui est l’autre face de la souveraineté perdue. Elles théâtralisent l’insouveraineté par une personnalisation et une « virilisation » des gouvernants. Triomphe des postures martiales à la limite du catch. On croyait l’exercice réservé à Manuel Valls. Emmanuel Macron, après s’en être distingué, est retombé dans le même travers. Pour lui, la société est quelque chose qu’il faut forcer à tout prix, par tous les moyens, tout en donnant à voir le spectacle de ce forçage pour que le peuple y prenne goût. C’est le secret éventé du macronisme.
CHRISTIAN SALMON